À en croire l’expression sur le visage de son adversaire, celui-ci venait de marcher dans une crotte de chien à pieds nus. Verus profita pleinement des dix secondes jubilatoires et muettes qui suivirent…
« Mort, reprit-il alors d’un ton insistant. Votre père mange les pissenlits par la racine, Hadrien… ou peut-être devrais-je dire : monsieur Nabor ? Félicitations. Vous voilà pater familias ! Décidément, vous gravissez beaucoup d’échelons ces derniers temps…
— Mort, ânonna le fils de Plinius d’une voix abrutie. Où… quand ?
— Mais je vous l’ai dit, Monsieur : sur le siège des latrines.
— Le rampagne, s’étrangla Hadrien dans un éclair de compréhension. Vous l’avez empoisonné ?
— Exigez les enquêtes que vous voudrez, interrogez les goûteurs… Analysez le fond des verres par un expert, si ça vous chante ! Quand les légistes ouvriront la panse de votre père, on n’y trouvera pas une trace d’arsenic, l’avertit Verus avec bienveillance. Tout ce que j’avais mis dans la bouteille, c’était un laxatif léger… probablement intraçable. Une vilaine farce, je l’admets… Mais rien d’illégal. Ça ne suffira pas pour me remettre sous les verrous. »
Appuyé sur sa canne, il mit sa main libre sur sa hanche et attendit. Hadrien s’était voûté. Ses mains tremblantes touchaient ses dents. Ses yeux voulaient partir vers la porte secrète, mais il n’osait pas tourner le dos à Verus. L’homme bredouilla :
« Je ne tolèrerai pas ç-ça. Je s-saisirai la jus-stice.
— Pourquoi pas, opina Verus comme s’il lui avait suggéré un cabaret où dîner. Pour cela, il faudrait encore que vous m’accusiez d'homicide… Mais je ne pense pas que vous le ferez. Vous y perdriez gros !
— Pourquoi donc ?
— Parce que votre père s’est fait dessus en mourant, monsieur Nabor. Il nage dans sa merde. Je m’en suis assuré… L’odeur d’un cadavre en décomposition n’est jamais agréable… mais lorsqu’elle est mêlée à des excréments, c’est insoutenable ! »
Il ne poussa pas le bouchon jusqu’à expliquer les détails du meurtre : les magiciennes ne révélaient jamais leurs secrets… Cômilde Sceau pouvait être fière de son cadeau : le papier-toilette empoisonné au curare, c’était une méthode d’assassinat inédite mais évidente. Les muqueuses de la raie culière, particulièrement spongieuses, avaient absorbé une quantité ahurissante de poison paralytique tandis que Plinius s’essuyait… Aucun médecin-légiste n’oserait inspecter le corps de ce côté-là : le sénateur inspirait trop de respect.
« Je peux en témoigner, Monsieur Nabor : dans mon humble jeunesse, j’ai vu certains bébés mourir d’une simple diarrhée, faute de médicaments adéquats… Leurs mères les jetaient dans le caniveau. Ah là là, quelle triste fin pour une si illustre carrière… Si cela se savait, votre famille deviendrait la risée d’Arapède ! »
Hadrien, livide, agita un doigt vers la figure du député-au-mal :
« Vous ne vous en tirerez pas comme ça.
— Bien sûr que si, s’amusa Verus d’un œil carnassier. En fait, je dirais même que vous avez grand besoin de moi. Surtout en ce moment. Vous croyez vraiment qu’Arapède va porter à la magistrature suprême le fils du sénateur qui s’est très littéralement chié à en mourir ? Ce n’est pas digne de la Cité, monsieur Nabor. Ni de votre honorable lignée. L’État doit inspirer le respect. Je sais bien que les généraux pluves vous aiment bien, mais il y a des limites… Même eux conviendront que vous n’avez pas l’étoffe d’un Doge. Un peu de classe, tudieu !
— Mon dieu, glapit le sénateur aux ébénistes en se prenant la tête dans les mains. Oh, mon dieu… Oh, mon dieu !
— Il n’est pas trop tard pour étouffer tout cela, lui susurra Verus avec gouaille. Peu de gens sont au courant du scandale… Je devrais pouvoir vous en dresser une liste. Les amis de mes amis sont leurs amis, monsieur Nabor. Si je le leur demandais gentiment, ils pourraient peut-être taire la fin malheureuse de votre père… Il faudrait corrompre pas mal de gens, mais ça me paraît envisageable. Nous pourrions donc, officiellement, déclarer à la presse que votre Papa a subi une attaque cardiaque avant la séance… sans entrer dans les détails. De votre côté, bien sûr, il faudrait aussi vous assurer que l’affaire soit réglée promptement. Nous comptons sur vous pour ne pas lancer de poursuites, et enterrer votre père avec la dignité qu’il mérite. »
Hadrien Nabor, terrassé, poussa un cri perçant. Tandis que ses jambes l’abandonnaient, il s’écroula contre le mur de brique et y glissa. Cette fois-ci, c’était lui qui se retrouvait aux pieds de Verus. Ce dernier ne ressentait pas la moindre pitié à l’égard du richissime gamin… mais plus aucune haine non plus, étonnamment. Maintenant que son vieil ami Plinius l’avait quitté, Verus sentait naître en lui une responsabilité nouvelle à l’égard de son fils.
« Vous lui deviez tout, lâcha ce dernier dans un ultime témoignage d’horreur.
— Et il me le rappelait dès que possible, opina Verus qui retrouva dans sa bouche une pointe d’amertume. C’est drôle… Aujourd’hui seulement, je me rends compte à quel point il dépendait réellement de moi. Savez-vous pourquoi la charge de sénateur-au-mal a été créée, monsieur Nabor ? »
Verus Prétextat s’approcha de la meurtrière. Par l’interstice, il apercevait l’Allée des Crucifiés… même si aucun des braves citoyens de l’autre côté ne le voyait. L’artère grouillait de monde : les gens commençaient à sortir du travail pour se restaurer. Même à cette distance, il devinait le ballet des mouches et des corbeaux qui se disputaient la chair des condamnés à mort. Plus loin, la rue disparaissait vers une masse d’habitations aux toits plus crasseux, plus fragiles : ceux des faubourgs et des bas-fonds. C’était le nerf qui reliait le haut et le bas d’Arapède, sa ligne de cœur. Devant la ville qui l’avait vu naître, Verus philosophait :
« Certains croient que l’argent est l’essence même de la politique… mais c’est faux. La réputation, voilà la seule vraie monnaie qui compte dans notre milieu ! Aussi, le poste d’un député pour les criminels prend tout son sens. Il faut bien un homme, dans l’envers du décor, pour incarner le vice… et faire briller les notables en comparaison. Grâce à mes relations, tous les horribles petits secrets des grandes familles sont passés sous silence, protégés de la vindicte de l’Histoire. Ce qui se produit aujourd’hui, Hadrien, c’est le sens même de ma charge. Si je disparaissais… Si les malfrats que je fréquentais déliaient leur langue… qui sait ce qu’il adviendrait de vous tous ? Je préfère ne pas le savoir. J’ai sans doute le cœur trop sensible. »
C’était bien assez dit : le soleil, dans le ciel de la Cité, approchait du zénith. Verus se retourna vers Hadrien et lui fit signe de se relever. Chancelant, le sénateur aux ébénistes eut du mal à appliquer sa consigne : sous l’émotion, sa légère ébriété se révélait. Sans le ménager pour autant, Verus lui offrit cette dernière consigne :
« Dites-leur que votre respectable père a changé d’avis, Nabor.
— Quoi, s’étonna Hadrien. Mais s’il est… absent…
— Vous n’avez qu’à leur dire qu’il est indisposé, s’énervait Verus. En plus, c’est un peu vrai. On a le quorum pour voter, même s’il n’a pas fait de procuration : une voix en moins, ça ne changera pas grand-chose au résultat sur mille et un votes…
— Je proteste ! Mon père… »
Cette fois, ça commençait à bien faire.
Verus, appuyé sur sa canne, agrippa Hadrien par la gorge.
D’un seul bras, il le plaqua au mur.
Le sénateur aux ébénistes, qui ne s’était sans doute jamais fait molester de la sorte, paniqua aussitôt. Ses bras agrippèrent Verus pour le repousser, ses jambes se raidirent. Un faible râle s’échappa de sa bouche. Ses yeux se révulsèrent. Cependant son adversaire tenait bon : d’une poigne assurée, Verus compressait les cordes vocales du fils de Plinius, y enfonçait ses ongles… Ce manège dura suffisamment longtemps pour remettre un peu de couleur sur le visage d’Hadrien : rouge, puis bleu. Lorsqu’il commença à tirer la langue, Verus rabaissa son visage vers l’avant pour le replacer exactement au niveau du sien. Tout en fixant le blanc de ses yeux, il lui éructa :
« Vote. Ma. PUTAIN. De motion. »
Puis il le relâcha.
Hadrien, soumis, hocha la tête à toute vitesse en ahanant tout ce qu’il pouvait. Les larmes coulaient sur ses joues glabres.
« Plus rien du tout », conclut en son for intérieur Verus.
Tout en fermant les yeux, il remua ses doigts chauds et vigoureux. Son pouls semblait stable… C’était peut-être l’excitation de l’affrontement, mais il ne ressentait aucune fatigue. Son médecin avait raison : ces promenades quotidiennes le long de l’Allée des Crucifiés lui faisaient le plus grand bien. Ragaillardi, il rouvrit alors la porte cachée du cagibi. Sa voix de stentor égaya la Chambre d’Onyx :
« Hilarion, ma chère ! Sont-ce vos délicieux toasts au saumon que je sens ? »
L’hémicycle, ce midi-là, fit salle comble : il n’y manquait que la figure de Plinius Nabor. Son fils, exténué et tendu, restait prostré à son pupitre dans l’extrémité orientale de la salle. Les sénateurs concordistes, tout autour d’Hadrien, tiraient des mines de six pieds de long dans leurs toges blanches… Visiblement, les nouvelles consignes de leur supérieur n’étaient pas bien passées. Le calme et l’ordre semblaient néanmoins régner dans leurs rangs : après tout, le père Nabor avait largement abusé de sa position dans cette histoire. Exiger un vote blanc moins de vingt-quatre heures avant une séance, trahir la promesse solennelle de voter cette motion, c’était sans doute pousser le bouchon un peu loin… Les cadres du Parti ne voulaient pas non plus passer pour des girouettes. Parmi eux, Domitia Hilarion était bien la seule élue à rayonner. Dans un moment d’imprudence, on l’avait même surprise à adresser un sourire de l’autre côté du demi-cercle… Celui des mauvaises gens.
À l’extrême-ouest, précisément, Verus Prétextat et Cômilde Sceau se partageaient un paquet de bonbons contre la toux. La vieille péripatéticienne feignait l’assurance et la sérénité ; mais ses plaques d’urticaire la trahissaient, et elle grattait ses boutons sans discontinuer. Verus n’était pas en reste. On s’attendrait à ce qu’il prononçât un discours quel que fût l’issue du vote… comme s’il n’était pas déjà ratiboisé !
Quelques minutes avant le vote, alors que chacun se redressait sur sa chaise, ce beau parleur de Rufus Curio se fraya un chemin à travers les sièges de sa rangée pour claudiquer jusqu’à Verus. Celui-ci en baillait d’avance. D’une voix atone, le jeune lion lui murmura :
« Monsieur Prétextat… Un des balayeurs du bâtiment vient de m’annoncer une chose terrible… Il y a un cadavre dans les latrines.
— De quoi vous plaignez-vous ? Un étron à cet endroit-là, c’est parfaitement normal, s’irrita Verus sur le même volume. Nettoyez, Monsieur Curio, nettoyez ! C’était votre premier emploi, vous avez de l’expérience… Celui d'élu n’est guère différent. »
Le jeune sénateur se mordit la joue, inquiet. Mais il ne protesta pas, probablement parce que la nouvelle ne l’avait étonné qu’à moitié. Les bras croisés, il se contenta de demander :
« Dois-je en avertir l’hémicycle, Monsieur ?
— Pas tout de suite, lui indiqua Verus d’un ton plus amène. Plinius Nabor a toujours montré au Parti Concordiste le chemin de la décence, de la retenue… Ce serait mal l’honorer que d’étaler cette mauvaise nouvelle au grand jour. Laissons son fils se charger de ça.
— Parfait », adjugea Curio en s’éloignant.
Verus en resta comme deux ronds-de-flancs. Le bellâtre, maintenant qu’il s’était trouvé une utilité, se montrait direct et concis dans ses discours. Pour un peu, on l’aurait presque supporté !
Vint le moment du vote. Le cœur de Verus s’arrêta un instant lors du décompte des voix… Une ultime hésitation avait retenu, quelques secondes, la main d’Hadrien Nabor. Mais il finit par la lever, tristement, et les cadres du Parti Concordiste le suivirent dans ce mouvement.
Le président de l’assemblée, très vite, annonça le décompte des voix : cinq-cent-trente-trois « pour », quatre-cent-soixante « contre », sept votes blancs… et un absent.
De tous côtés, applaudissements et cris d’orfraie retentirent.
« Malmort, s’exclama Cômilde Sceau au milieu de ce vacarme. J'y croyais plus. V'l'avez fait, Prétextat… V'l’avez vraiment fait !
— Oui, lâcha Verus Prétextat les larmes aux yeux. Maintenant, je crois que je peux mourir. »
Ses mains se crispèrent sur les accoudoirs… Il n’avait plus la force de se lever de son fauteuil. Alors ses yeux se perdirent dans les verrières de l’immense coupole au-dessus d’eux… vers le ciel. Il faisait un temps magnifique.
Le rapporteur du Sénat, Longinus Félix, décocha un regard noir à Rufus Curio tandis qu’il remontait au perchoir de l’assemblée. Le représentant des balayeurs lui adressa une moue désolée… qui ne lui fut pas rendue. Son confrère et amant, en sa qualité de députés aux postiers, se fit violence pour lire et acter le compte-rendu de la séance. Sa voix, péremptoire, s’éleva dans l’hémicycle alors qu’il frappait du marteau pour réclamer le calme :
« Sénateurs, nous avons une majorité absolue. En vertu des termes définis pour la présente session, l’hémicycle d’Arapède valide et entérine la Motion B-76 du 19 vendémiaire de l’An 379. Comme le précisent ses amendements, son application sera immédiate. Celle-ci vaudra également comme réforme officielle de toutes les autres motions précédemment votées à ce sujet, et sera dès ce soir soumise en récépissé à l’Exécutif. »
Vivats et huées reprirent aussitôt : dans cette cacophonie, on les confondait. Malgré la pagaille, le sénateur Félix s’acquitta de son travail. Il conclut la séance sur ces mots historiques :
« Messieurs les sénateurs, nous venons d’approuver la Loi Prétextat. Par ce vote, la Cité-État d’Arapède promulgue l’abolition de la peine de mort. »
FIN