Peine perdue (nouvelle, partie 3/4)

Les yeux de Verus faillirent chuter de leurs orbites. Certes, Arapède dépendait du soutien de l’armée pluve, de son aide alimentaire… Mais de là à laisser ces militaires étrangers désigner le Doge ! Qui plus est Hadrien, cet alcoolique fin-de-race… On l’imaginait mal à la tête des armées de la Cité. Bien sûr, c’était lui aussi un sénateur ; son père lui avait assuré, en arrosant la moitié du Colisée, une charge de députation au sein de la corporation des ébénistes. « Touche du bois mais avance la monnaie », telle était la devise apocryphe de la famille Nabor. Verus, perdu, s’exclama :

« Eh bien c’est une bonne nouvelle, ça ! Qu’est-ce que la Motion 76-B fiche là-dedans ?

— Je ne suis plus dans l’opposition, supposa Plinius Nabor qui semblait avoir du mal à s’y faire. En tous les cas… plus pour longtemps. Mon parti ne peut plus se permettre de soutenir tes projets de réformes sociales… fort intéressants, certes, mais polémiques. Je ne donnerai plus de consignes de votes collectives. Pas ouvertement.

— Quoi, nos alliés d’outremer ont quelque chose contre moi ?

— Tu représentes les criminels… Ce qui inclut, malheureusement, les sorciers. Tu sais à quel point la Pluvède a horreur des magiciens ! Cette Loi que tu défends si ardemment n’arrange rien. Les généraux pluves craignent que notre pays devienne un havre pour les sorciers, une espèce d’asile politique. Je t’ai suivi dans bien des aventures, Verus, mais cette initiative est… beaucoup trop controversée pour un parti de gouvernement. Déjà qu’elle n’était pas gagnée ! Bon sang, ces excités en uniforme ne veulent déjà plus du gouvernement en place… S’ils écartent aussi le Parti Concordiste, avec qui travailleront-ils ? Personne !

— Tu rigoles ? L’alliance pluvarapèdoise ne va quand même pas sombrer à cause d’une seule séance parlementaire…

— Tu prendrais ce risque, toi ? Je suis dans l’Exécutif, désormais… Je dois préserver la sécurité de l’État. Ménager ses alliés. »

Plinius Nabor avait baissé les yeux. Le regard de Verus, malgré toute cette mise en contexte, n’avait pas faibli. Avec dureté, il martela :

« Nous avions un accord, Plinius. Quels étaient tes mots, à l’époque ? Ah, oui : “ton succès suivra toujours le mien… et vice-versa.” Ce n’est pas parce que ton fils s’élève au sommet que je dois me sacrifier…

— Mais je ne t’abandonne pas, s’indigna Nabor. Au contraire, Hadrien te récompensera sitôt qu’on gouvernera… Je te veux comme haut-commissaire à la justice, et lui aussi. Un ancien bagnard repenti… ça fera un beau symbole. Tu démissionneras de tes fonctions de député-au-mal. Tout ce que je te demande, c’est de laisser tomber cette Loi. Ce n’est pas la première qu’on échoue à faire passer… Tu ne vas pas chipoter pour une rature ! »

C’était historique, et absurde. Aucun député-au-mal ne s’était jamais vu accorder un tel honneur. Un instant, Verus considéra ce que signifiait cette offre : un trait sur sa vie passée. Abandonner son poste, c’était renoncer au monde qu’il l’avait vu naître. Le souffle court, il implora Plinius Nabor :

« Tu as une idée de ce que la Motion 76-B représente… pour ceux que je représente ?

— Je ne les fréquente pas, marmonna le député aux papetiers.

— Tu détruis la confiance qu’ils ont placé en moi.

— Ils n’oseront rien tenter contre toi, décréta Nabor. Après tout ce que tu as fait pour eux, ils peuvent bien supporter un petit impair ! De toute façon, tu auras bientôt de nouveaux amis plus reluisants. Alors, pour ton bien, tu devrais faire le ménage dans tes relations. Dès maintenant. Ou je serais contraint de t’écarter de mon cabinet ministériel, enfin… de celui d’Hadrien. »

Sa physionomie s’était modifiée d’un coup : la raideur de ses épaules, c’était celle du chef de parti… du pater familias. Nabor avait tracé une voie pour son fils comme pour son protégé, et il s’attendait à ce qu’ils la suivissent.

« Tu veux m’inféoder, comprit Verus.

— T’élever, le corrigea Nabor.

— D’un coup de baguette magique, en me forçant à renoncer à tout ce que je défends depuis vingt ans ? Tu crois vraiment que je vais me compromettre, ma parole… Tu me prends pour un lâche ?

— Bien sûr que non. J’ai toujours respecté ta personne.

— Mais pas ma fonction ?

— C’est la honte de notre pays, asséna le patriarche. Ce statut de député-au-mal ! On la supprima tôt ou tard, ta charge… Ce reliquat archaïque de nos heures les plus sombres ! Tu n’as jamais rien eu en commun avec ces mafieux détraqués, Verus, et tu le sais. Tu n’es retrouvé avec eux que par un hasard malheureux. Il est temps que tu rejoignes tes égaux. »

Anxieux, Verus soutint le regard acéré du vieil élu tout en faisant tournoyer sa flute à rampagne. Après s’être mordu la langue, il finit par admettre :

« Ça n’enlève pas l’affection que j’ai pour eux… J’ai peur de décevoir beaucoup de gens. D’affronter leurs regards…

— C’est ton travail, le sermonna Nabor. La réalité est toujours moins ragoutante que le rêve. Faire campagne et gouverner, ce sont deux choses différentes. C’est à nous, les hommes d’État, de forcer les gens à redescendre sur Terre.

— Tout comme tu viens de m’y forcer.

— Tu peux toujours refuser ma proposition… Mais à quoi cela t’avancerait-il ? Le Parti Concordiste ne soutiendra pas la Motion 76-B pour autant. »

Verus se passa la langue sur les lèvres, et finit par formuler une requête :

« Disons que ça me rassurerait si ton fils pouvait me promettre explicitement ce poste de ministre dans la Chambre d’Onyx… devant les autres députés du parti. Avant midi.

— Entendu, consentit Nabor d’un hochement de tête. D’ailleurs, ce serait plus correct que le Parti Concordiste t’annonce son intention de voter blanc avant la séance… Faisons les choses dans les formes. »

Après une interminable attente, Verus finit par lever son verre, en signe d’acceptation… ou de défaite, c’était à voir. Nabor l’entrechoqua contre le sien. Ils burent leur vin pétillant d’une traite… puis entamèrent leurs ris-de-vaux, débâtirent des ministres d’ouverture à nommer au gouvernement concordiste qui s’annonçait.

« Plus que deux », compta Verus tristement.

Nabor transmit à ses séides quelques ordres puis prît congé. Sur l’étagère où il l’avait posé, Verus reprit le coffret de Cômilde Sceau.

Pour son soulagement, la prochaine étape lui prit moins de temps : la bibliothèque qu’il cherchait ne se trouvait pas loin.

Verus colla l’oreille à sa porte : derrière elle, on entendait des ahanements bestiaux… Comme un groupe de déménageurs en plein travail. Petrus lui avait fait part de ces drôles de sons, qui se reproduisaient chaque fois qu’il travaillait seul dans l’aile ouest. Autour de lui, les gens ne se gênaient pas pour faire du bruit.

La poignée poussée, Verus découvrit le sénateur Rufus Curio dans l’exacte position besogneuse qu’il s’était imaginé : à califourchon sur un journaliste.

Le chef suprême des ramasse-crottes de la ville poussa alors un juron paniqué. Entre ses jambes, le rapporteur Longinus Félix dégringola contre l’échelle pliante de l’étagère. Ce fourreau écarté, Curio réattacha à grand peine son pantalon.

« Monsieur P-Prétextat, b-bégaya-t-il. Vous nous prenez au dép-pourvu…

— Ne vous dérangez pas pour moi, fit mine de le rassurer Verus qui tenait toujours son coffret sous le bras. Je vois bien que vous êtes en plein ébat… pardon, débat. Bon sang, que c’est paisible, ici ! Je n’entends rien de l’agitation du Sénat… Vous faites bien de vous réserver cette salle de réunion, elle pourrait attirer du monde ! Surtout avec ces transactions en… liquide ?

— Ah oui, heu, c’est… p-pépère. Je discutais avec Longinus… pardon, je discutais avec monsieur le sénateur Félix de…

— Gardez vos discours pour vos électeurs. Serait-ce trop demander à votre… “ami” de nous laisser ? Moi aussi, je tiens à mon intimité. »

Curio jeta au postier-en-chef un regard inquiet et urgent. Longinus Félix, qui se relevait le cul en l’air, renoua sa ceinture et se recoiffa d’une main. Le député-aux-balayeurs et son confrère journaliste échangèrent quelques mots d’oiseaux : visiblement, Longinus n’appréciait guère qu’on le chassât. Il décocha même une gifle à son amant… puis bouscula Verus Prétextat, tout en déguerpissant.

Deux hommes demeuraient dans cette bibliothèque : ce qui allait s’y dérouler n’avait rien d’émoustillant. Débraillé, chemise et braguette grandes ouvertes, Rufus Curio n’avait plus l’air d’un ambitieux sénateur. Plutôt d’un adolescent pris en faute…

« Vous avez une jolie voix, le félicita Verus. Je me demande quels cris elle poussera lorsque le Ministre des Bonnes Mœurs exigera votre démission. Si toutefois un de mes associés ne vous a pas déjà châtré…

— Non, s’exclama Curio. Pas ça, pitié ! Mais qu’est-ce que je vous ai fait ?

— Rien, avoua Verus. Je me demandais, c’est tout… Je n’ai jamais pu vous saquer, en avez-vous seulement conscience ? »

Les deux hommes s’entreregardèrent, peut-être pour la première fois. À en juger l’expression tout à fait différente sur le visage de son interlocuteur, Verus comprit que la détestation avait toujours été réciproque. Rufus Curio n’était pas le même homme au Colisée que dans les lupanars des bas-fonds… Cômilde Sceau, qui fréquentait ces établissements, le savait de longue date. Verus avait conservé cet atout dans sa manche pendant très longtemps ; le moment était venu de le jouer. Il leva sa canne vers Curio, pour poser une question fatidique :

« Vous aimez ce boulot ?

— Pardon ?

— Beaucoup de jeunes sénateurs sont déçus, à leur première élection. On ne peut pas savoir si on est fait pour la politique… tant qu’on n’a pas réellement connu ce milieu. Ça vous dirait d’être réélu à vie ?

— Personne n’en a le pouvoir, glapit le sénateur d’un ton ahuri.

— Vraiment ? L’influence, ce n’est qu’une plante qu’on cultive… La vôtre n’est pas encore plantée, voilà tout. Je serais très mécontent si vous n’étiez pas reconduit à votre siège de sénateur, Curio. Par principe. Et par conséquent, la pègre aussi. Ça vous dirait que je le fasse savoir aux membres-électeurs de votre guilde ? »

Curio hésita un quart de seconde environ.

« Oui, lâcha-t-il d’un œil vif.

— Alors contactez vos amis balayeurs, et installez-moi ça en bas. »

Verus Prétextat lui tendit son coffret. Dans son enthousiasme effréné, Curio faillit le lui arracher des mains… Il l’ouvrit aussitôt, découvrit le rouleau de buvard à l’intérieur et l’inspecta. Là encore, son hésitation ne fut que passagère : ses lèvres esquissèrent un « après tout, peu importe » à peine audible… avant de demander, d’une voix assurée :

« Quelle cabine ? Bien sûr, elles ne sont pas attribuées officiellement… mais vous savez comment sont les élus. Tellement territoriaux ! À quelle coalition parlementaire comptez-vous… faire ce présent ? »

Verus grimaça. Ce type avait l’esprit un peu trop vif ; il faudrait le surveiller de près… ou lui confier d’autres missions. Dans tous les cas, lui et l’insupportable Curio se fréquenteraient encore davantage.

« Plus qu’un », songea-t-il en se focalisant sur le positif.

L’ultime rendez-vous de sa matinée eut lieu dans la Chambre d’Onyx. Cent cinquante députés bavardaient à l’intérieur, assis sur leurs fauteuils ou debout, pour les plus tardifs d’entre eux… comme des élèves qui attendaient leur professeur. Domitia Hilarion avait fait de son mieux pour les garder à l’œil. Lorsque Verus débarqua dans la salle, elle courut vers lui pour le railler avec véhémence :

« Ah, bravo, c’était bien la peine de les convier ici ! Je les ai suppliés de tout mon cœur, mais ils n’ont aucune intention d’approuver la motion ! Les consignes de leur chef sont formelles, ils vont voter blanc. Vous savez la loyauté qu’ils éprouvent envers Plinius Nabor… Sans lui, on n’avancera pas !

— Amenez-moi son fils, la calma Verus. Le jeune Hadrien va le remplacer… J’ai juste un dernier point à vérifier avec lui, en privé.

— Monsieur Prétextat, rendez-vous à la raison… On vote dans quarante minutes !

— Il ne m’en faudra que cinq pour changer la donne. Goinfrez-les avec vos amuse-bouche au saumon de la dernière fois, c’est la dernière ligne droite ! »

Au final, le devenir de la Motion 76-B et l’avenir d’Arapède se joueraient dans un cellier. Les serveurs de la Chambre d’Onyx y rangeaient provisions, linge de table et produits ménagers ; on y accédait par une porte quasiment invisible, cachée derrière un panneau en marquèterie qui s’escamotait du mur. L’endroit sentait bon le renfermé et la chaux, odeurs que Verus associait à son quartier natal. Il n’eut pas à y attendre longtemps. Hadrien Nabor, l’humeur massacrante, fit à son tour pivoter la porte secrète.

Comme toujours lors de ces réunions concordistes, il avait son verre d’anisette à la main. En refermant derrière lui, il abandonna ses confrères du Parti Concordiste au luxe et à la voix doucereuse de Domitia Hilarion. La meurtrière au mur, unique ouverture du cagibi vers l’extérieur, sectionnait l’homme d’un rai de lumière rachitique. Péniblement, Verus s’appuya sur sa canne et commença à s’agenouiller… L’obésité dont il souffrait et ses os usés ne lui facilitèrent pas la tâche, mais c’était la tradition. Aucun sénateur n’y échappait.

« Votre Altesse Sérénissime, sourit-t-il une fois à terre entre deux grincements de dents. Permettez-moi… par avance… de vous féliciter… pour votre ascension…

— Cessez vos flagorneries, riposta aussitôt Hadrien avec sa morgue coutumière. Sachez, Verus, que ce n’est que par amour pour mon vénérable père que je consens à cet entretien.

— Et aussi par ambition, répliqua tout aussi sèchement l’intéressé dont les bajoues s’abaissaient. Mais c’est un peu la même chose dans votre famille, si j’ai bien compris…

— Vos insultes glissent sur moi. Je ne me soucie que de l’opinion d’un nombre fort réduit de gens… Vous n’en ferez jamais partie. »

Verus grimaça de dépit. C’était bien la peine de se casser les reins avec ces courbettes !

Il lui fallut un temps interminable pour se redresser, le temps de défier Hadrien Nabor du regard. C’était un véritable colosse. Il n’avait jamais fait l’armée… mais au moins, il avait la carrure de l’emploi. Avec ses gros bras, on l’imaginait tout à fait tordre le bras de ses petits camarades dans la cour des pensionnats privés où il avait grandi. Le sénateur aux ébénistes avait vraiment tout pour lui : richesse, beauté, santé. Seul son teint, un peu rougi, trahissait ses excès de boisson. Quant aux méninges, les gens de sa classe n’en avaient guère besoin. Ils avaient pour cela des conseillers… des individus comme Verus. Tandis que ce dernier reprenait son souffle, le rupin s’inspectait les ongles. Tout en reprenant une gorgée de liqueur, il pesta :

« Avez-vous croisé mon père ? Je me vois mal commencer cette réunion sans lui ! Nous l’attendons de pied ferme, où est-il passé ?

— Il est parti aux latrines un peu après notre déjeuner, se plaignit Verus en s’épongeant le front d’un mouchoir. J’ai bien peur de lui avoir servi un peu de rampagne avec le ris-de-veau et la salade… Vous savez à quel point il est constipé !

— Pouah ! Ce que vous pouvez être vulgaire… Vous le faites exprès ? »

Son faciès de putois effarouché avait quelque chose d’incongru. Le fils de Plinius Nabor, tout décadent qu’il était, pouvait se montrer à l’occasion aussi pudibond qu’une duègne. Tandis que Verus s’époussetait, Hadrien finit par admettre :

« Mais effectivement, le connaissant, cela risque de durer un moment.

— Et en plus, il est mort. Ça aussi, ça peut jouer. »

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