Parfois, j’ai l’impression que ces souvenirs viennent d’un autre temps. Est-ce que ceux qui n’ont pas grandi dans les Cévennes pourront le comprendre ?
Tous les automnes de mon enfance, entre la fin d’octobre et le début de novembre commençait une saison que tous aimaient. Par tous les temps nous adorions les Cévennes, les balades en montagnes, les randonnées et les explorations dans la bruyère, mais cette saison-là rendait tout plus exceptionnel. C’était la période des châtaignes.
La châtaigne était le fruit symbolique de la région, on la retrouvait partout. Tous les villages organisaient des fêtes en son honneur pour en vendre et faire des concours sur la plus grosse trouvée. À l’école, nous allions voir des musées racontant l’ancienne vie des Cévenols, profondément liée à la soie et à la châtaigne, nous apprenions des poèmes sur les arbres et leurs bogues. Et à la maison, on les mangeait. Mon père profitait aussi de ces promenades pour récupérer des arbouses, des fruits dont la rondeur et la couleur vive rappelaient que Noël arrivait bientôt. Il y avait tant de bonnes choses dans les forêts du coin.
Tous les ans, nous partions dans certains endroits précis des bois, tous équipés de grosses chaussures et de sac en plastique. Il n’y avait pas besoin d’aller bien loin pour repérer des châtaigniers, il suffisait de quitter la route une fois sorti de la maison. Commençait alors la fouille ; avec mon frère et ma sœur, nous marchions en fixant le sol. On n’hésitait pas à se mettre dans les fossés pour dénicher celles que les autres n’osaient pas aller chercher. Parfois, les bogues s’ouvraient en chutant, ce qui rendait les fruits plus faciles à récupérer. Mais elles étaient souvent piégées, trouvées avant nous par les oiseaux ou les vers. Ainsi, on se servait de nos grosses chaussures pour ouvrir les bogues encore vertes. On secouait aussi les arbres en se protégeant la tête de nos capuches pour en faire tomber de nouvelles. Pas une seule fois nous ne sommes revenus bredouilles ; au contraire, nos sacs étaient tellement remplis qu’ils se trouaient fréquemment avant d’arriver à la maison.
Une fois rentrés, commençait la préparation. Mon père allumait la cheminée alors que ma mère et nous coupions les châtaignes dans le sens de la longueur. Puis, il suffisait de les enfourner sur une grosse poêle que l’on mettait dans le feu en attendant que ça chauffe et en priant pour qu’aucune n’explose. Mes parents avaient instauré une habitude pour nous faire patienter. Que ce soit une rediffusion de concert ou la lecture l’un de leurs nombreux albums, la règle était simple : un repas de châtaigne nécessitait l’écoute des Chansons plus Bifluoré. C’était un groupe du coin, et très potentiellement celui qu’on aimait le plus quand nous étions enfants. Basé sur le pastiche, la parodie et l’humour, même si l’on ne comprenait pas certaines chansons, on les adorait pour tout. Ils installaient dans la maison une bonne humeur, en plus d’avoir une justesse de chant et des voix exceptionnelles. Et ce que préférait écouter mon père durant la dégustation des châtaignes, c’était la chanson « Marions les filles » et le sketch qui la précédait, « Peler les noix ».
« Vous savez qu’avant, dans les Cévennes, à Grenoble… Quoi ? On avait une coutume là-bas, on pelait les noix ! » Il y avait quelques blagues qui nous échappaient et que nos parents nous expliquaient. Mais pour la plupart, on riait ensemble. Je me suis toujours demandé pourquoi ils avaient décidé de parler de noix et non de châtaigne. Et alors que la voix de Sylvain récitait, chantait, exposait le dulcimer, les châtaignes cuisaient dans le feu crépitant, et venait le moment de les dépiauter sans se brûler les doigts. On retrouvait la fameuse pellicule insupportable évoquée au début de son sketch, et très souvent je me débrouillais pour que ma sœur épluche les fruits à ma place. La chanson était à ritournelle, comme un véritable air traditionnel. Mais il ne fallait pas beaucoup de temps avant de comprendre que c’était n’importe quoi. Malgré tout le stupide et le grivois, les trois voix des chanteurs se mêlaient avec brio, rendant la mélodie belle si l’on omettait les paroles. Leur enthousiasme convainquait le public qui les écoutait et nous donnait envie de chanter. Le soleil d’automne s’échappait sous les montagnes, mais la lumière dans notre maison demeurait. Les châtaignes noires illuminées par le feu et ses braises me laissait penser que je ne pouvais espérer une meilleure vie.
Peut-être que ces souvenirs peuvent ressembler à ces veillées d’antan qui m’étaient tant racontées à l’école. Ou peut-être pas. Peut-être que personne d’autre que nous n’aurait pris le temps de toujours écouter Chanson plus Bifluoré en mangeant des châtaignes. Mais maintenant que les arbres s’abîment, empoisonnés par les espèces invasives, et que leurs fruits se font de plus en plus rares, « Marions les filles » prend un éclat très différent à mes yeux. Les collines des Cévennes, leur faune et leur flore, se meurent lentement par la bêtise des hommes et rien ne semble pouvoir redonner la splendeur qu’elles avaient durant mon enfance. Peut-être que ces éclats de rire au coin du feu bientôt seront les derniers souvenirs de ces montagnes qui ont tant apporté.