J’avais 20 ans. J’avais claqué la porte du conservatoire de Nîmes après avoir obtenu mon diplôme de fin d’études. J’avais passé un concours d’entrée pour celui d’Aix-en-Provence, parce que mon père le souhaitait un peu. Je crois que j’ai fait exprès de le rater, je n’en suis pas très sûr. De toute manière, il n’y avait aucune place disponible. Fut pris celui qui venait du conservatoire de Paris, au niveau monstrueux. Il n’y avait pas de place pour moi.
Je m’étais inscrit à l’université, section « langue, littérature et culture japonaise ». C’était un rêve d’enfance, une option que je m’étais laissée sous le coude depuis mes seize ans, quand on nous demandait de regarder nos études post-bac. À l’époque, ma mère l’avait jetée en me soulignant que j’avais déjà bien d’assez mauvaises notes en anglais et en allemand pour que mener à bien des études basées sur des langues me soit possible. Mais elle n’avait plus le choix, désormais. J’avais obtenu une place dans une école de journalisme, je la rejetai aux plus offrants pour me lancer enfin dans une filière qui, je l’espérai, me plairait.
Je compris très vite que les rêves ne suffisaient pas pour réussir. J’étais quelqu’un de sérieux, pourtant. Mais j’étais seul, isolé dans l’immensité de la fac. Une personne avec qui j’avais sympathisé se réorienta au bout de quelques semaines. J’avais du mal à tout retenir ; je n’étais pas mauvais dans la lecture, mais l’écriture était difficile, la prise de parole à l’orale m’était impossible et les dates en histoire japonaise me faisaient tourner la tête. Je comprenais ce que l’on pouvait me dire, à force d’entendre du japonais depuis mes onze dans les divers animés et musiques que je dévorais, je m’étais développé une facilité. Mais c’était bien la seule. Très vite, quelque chose me frappa : je n’avais aucun projet d’avenir avec le japonais. Je rêvais d’aller là-bas pour quelques mois, pour des vacances, peut-être. C’était tout. Je tentai de me persuader que j’allais pouvoir travailler dans l’édition, l’écriture, la traduction. Pas la peine de se mentir, je savais que ça ne me plaisait pas. J’avais envie d’apprendre l’histoire japonaise, la langue japonaise, je ne voulais pas en faire mon métier. Dès lors, mon sérieux tomba avec mes rêves. J’étais trop fragile.
J’avais pu garder la tête plus ou moins hors de l’eau tout le premier semestre. Puis, lors d’un cours de pratique orale, alors que j’avais le casque sur les oreilles pour écouter le son des voyelles japonaises, ma sœur fit une tentative de suicide. Je sortis de la pièce en panique, priant à la professeure de me pardonner de partir en trombe pour une urgence. Je courus dans les couloirs en essayant de l’appeler. Elle était dans une autre ville que la mienne. Je contactais tout le monde, amis, pompiers, passants. Il fallait qu’elle reste là. Je pris ma voiture et m’enfuis pour la retrouver. Puis, quand la crise se résorba, je rentrai chez moi. Dès lors, je n’ai pu retourner à l’université.
J’avais un studio de dix-neuf mètres carrés à Aix-en-Provence, dans une résidence étudiante toute neuve. Je ne la quittais plus. L’idée de sortir me terrorisait. Je poussais les rideaux pour ne plus voir la rue. Je n’enlevai plus mon casque. Je ne lâchais plus mon ordinateur des yeux.
J’ai toujours écrit quand ça n’allait pas. J’avais toujours eu du mal à m’exprimer de vive voix, c’était comme la suite logique des choses. Je rédigeais sur tout et sur rien. Sur un récit, ou bien sur ce que j’éprouvais. De toutes les manières que ce fut, en passant par la fiction ou me rapprochant du réel, j’évacuais le trop-plein d’émotions que je pouvais ressentir. C’était instinctif. C’était un besoin. Alors, j’ai écrit. En regardant le soleil que je masquais de mes rideaux, je trouvai une histoire sur laquelle j’avais envie de poser mes mots, une histoire à base de fraternité, de handicap et de choix sur l’avenir. Je m’étais dit que ce serait quelque chose de court, alors j’écrivis, un premier jour, puis un deuxième. Pendant deux semaines, écrire fut tout ce que je fis. « Les fleurs du soleil » était le premier gros projet de rédaction de ma vie, et il avait débarqué à l’improviste, un jour où j’avais besoin de lui.
Pour écrire, j’ai toujours mis de la musique dans mes oreilles. Le silence me déconcentre. Les chansons me créent un cadre, me plongent dans des émotions nécessaires pour des scènes, des bouts d’histoire. Quand je m’en lasse ou que je cherche un autre sentiment, je change. Cela arrive assez rarement. Cette musique-là résonna dans mon appartement pendant quinze jours avec pour seule interruption les quelques moments de sommeil. « Saezuri », de Mafumafu était tout ce dont j’avais besoin.
Je ne l’avais jamais écoutée auparavant. Elle m’avait été proposée par hasard, alors que l’algorithme de YouTube avait bien compris ce que je voulais. Dès la première écoute, je la fis tourner en boucle avant de commencer à écrire. J’étais incapable de m’en lasser. Au bout de plusieurs jours, elle s’ancrait tant en moi que je chantai sans même le réaliser. J’avais appris assez de japonais pour en saisir les phrases les plus simples. Mafumafu parlait d’une perte, d’une tristesse incurable, d’un deuil. Il se rapprochait de moi, d’une certaine manière.
« Ce n’est pas grave si je ne ris pas, hein ? Ce n’est pas grave si je pleure, hein ? » Même si la chanson était mélancolique, elle était douce. La guitare électrique avait un timbre étouffé, comme pour protéger le sommeil de quelqu’un. La voix de Mafumafu contenait du souffle, comme s’il murmurait. Comme s’il souffrait aussi, un peu. C’était également la seule composition que je lui connaissais où il allait dans des graves que je ne pouvais pas atteindre moi-même. Même si sa voix s’élevait dans un pivot à la fin de la musique, criant que son animal perdu lui revienne, lui suppliant de ne pas partir, j’avais l’impression d’être enveloppé dans une grande couverture, préservé du monde par des sons mélodieux, tentant d’être réconfortant et d’accepter la douleur.
Sans Saezuri, très certainement que mon texte serait très différent. C’est son ambiance constante dans mon écriture qui m’a permis de capter les subtilités émotives que je voulais transmettre. Je ne saurais dire si c’est bien ou mal écrit. Tout ce que j’en sais, c’est que même en l’ayant rédigé en deux semaines, j’y ai placé l’intégralité de ma vie à l’intérieur. À tel point que je perdis quelques larmes en tapant les derniers mots. Non pas parce que j’étais triste de mon histoire, mais parce que j’avais peur. Peur de ne plus rien avoir à écrire après elle. Peur de devoir rester silencieux après ça.
Je ne me suis pas présenté à mes partiels, même en sachant que je risquais d’avoir de gros problèmes financiers. J’avais essayé, mais je fis une crise d’angoisse dans la rue, incapable de supporter le monde autour de moi. Je suis allé voir une assistante sociale, je lui ai alors tout raconté de ce que j’avais pu vivre. Elle me sauva. Tout fut réglé sans même que j’eus besoin de me le demander. Dans le même temps, ma mère me contacta pour me proposer une formation professionnalisante basée sur la musique. Elle m’avait promis que ce n’était pas comme le conservatoire ; elle avait déjà rencontré l’un des professeurs et m’assurait qu’il venait du monde de la musique traditionnelle, qu’ils seraient donc compréhensifs et avenants de mes goûts et de ma façon d’être. Que la pédagogie serait différente de ce que j’avais pu connaître jusqu’alors. J’avais toujours rêvé de travailler dans la musique. Je me suis laissé séduire. Je réussis l’examen d’entrée, je sympathisais dès le premier jour avec les camarades de ma promotion. Même quand j’allais mal, même quand je retrouvais de la joie, le soleil continuait de vivre. Et Saezuri se cristallisa comme un court moment de repos, détaché du monde, mais nécessaire pour pouvoir un jour se réveiller comme si de rien n’était.