Philomène Tournemine

- La torche Gripin ! ordonna le maréchal tandis qu'il maintenait prudemment le jeune gendarme derrière lui. Grispin lui tendit une lampe-torche orange qui éclairait les lieux d'un faisseau jaune en grésillant.

L'atmosphère était sombre et saturée d'une poussière qui continuait à tomber du plafond. La pièce était encombrée d'outils de menuiserie et de copeaux de bois. Sur la gauche, l'unique fenêtre éclairait un secrétaire étroit et étrangement surélevé. Il était doté de multiples tiroirs aux poignées de porcelaine bigarrées. Le mur adjascent était recouvert de tiroirs semblables qui s'empilaient sur près de deux mètres de haut. Une couche de cuir vert matelassait le plan de travail du secrétaire sur lequel de minuscules écrous et boulons brillaient sous le regard d'une loupe articulée. En face, une sorte de fauteuil de barbier à manivelle était fixé au sol.

Gustave balaya la pièce de sa lampe torche. C'était un véritable hôpital à horloges. Les neuves étaient alignés sur le mur du fond attendant leur visage et leur cœur de métal. Des cadrans de toutes tailles, certains allongés comme des œufs d'oie, d'autres ronds comme une pièce d'1 Franc, gros comme une tête ou petits comme un œil de chat étaient suspendus au plafond. Les plus anciennes étaient allongées sur des tréteaux, le coeur ouvert sur leurs vieux rouages endommagés. Mais surtout, tous les cadrans, absolument toutes les horloges, pendules et montres, anciennes ou neuves étaient ouvertes ou éventrées comme si elles avaient explosé de l'intérieur.

Certaines, comme endormies, étaient cérémonieusement recouvertes d'un drap. Cette vision macabre fit tressaillir Grispin.

- Allons mon garçon, c'est une horlogerie, pas un cimetière !, gromela Boissec à voix basse, comme s'il craignait lui-même de troubler le repos de ces étranges convalescentes de bois, Il a dû monter par ici ! déclara-t-il alors que la lumière de la lampe léchait les pieds d'une échelle., J'y vais, ne montez que lorsque je vous en donnerai le signal, Grispin.

L'échelle donnait sur une pièce aux fils à linge tendus dans tous les sens. Sur les plus élevés étaient suspendus de longues chaussettes à pois, à rayures et à motifs farfelus, des pantalons de velours, des chemises aux boutons déparaillés et des bretelles à pinces. Les fils les plus bas arrivaient à hauteur de ceinture, elles étaient garnies de chaussettes blanches, de culottes courtes à bretelles et de petites chemises rayées. La pièce sentait bon le savon de marseille. En écartant le linge, Boissec découvrit un poêle sur lequel dormait une théière en fonte et une belle baignoire à pieds de lion que longeait une ouverture aux vitraux colorés. En face de la baignoire, un vieux vaissellier rassemblait pèle-mèle couverts en argent, porcelaines et plantes vertes. A côté, un range-parapluie contenait un parapluie bleu aux bords couverts de pinces à linge. Cette pièce ne menait nulle-part. Où avait bien pu passer Léon Tournemine ? Grispin risqua son long nez de musaraigne au sommet de l'échelle.

- Tout va bien monsieur ? 

- Oui, oui, montez.

Grispin qui avançait à l'aveuglette, trébucha contre un fil à linge et tenta lamentablement de se rattraper à une paire de chaussettes vertes à pommes rouges avant de s'étaler face la première sur le sol.

- Je vais bien ! couina-t-il en se redressant comme un ressort, l'air ahuri et couvert de poussière.

Un bruit de poulies traversa les murs et de la poussière tomba sur le képi du maréchal.

- Qu'avez-vous fait Grispin ?

- Je...Je suis désolé monsieur j'ai trébuché et... 

- Chut !

Grispin déglutit tout en tâchant maladroitement de rattacher les chaussettes qui lui étaient restées entre les mains. Un nouveau cran mécanique sembla sauter de l'autre côté du mur.

- Tirez dessus mon garçon ! 

- Quoi ?

- Le fil à linge, tirez dessus !

Le jeune homme regarda son adjudent comme s'il s'inquiétait pour sa santé mentale mais préféra s'exécuter illico-presto.

Une longue trape rectangulaire s'ouvrit du plafond et bascula jusqu'au sol, dévoilant un escalier coulissant.

- Nom d'une cornemuse ! bredouilla le jeune homme toujours accroché au fil.

Boissec n'était pas certain que sa nouvelle recrue sache bien ce qu'était une cornemuse. Il soupçonnait que l'imagination de Grispin en ait fait un curieux oiseau de nuit ou n'importe quelle autre créature merveilleuse et à vrai dire, il avait préféré ne pas vérifier. Le maréchal grimpa les marches d'une seule volée.

- Faites vite Gripin !

Eberlué, le jeune homme bondit à sa suite. La trape se referma derrière eux et les marches se replièrent pour s'aligner avec les lames de parquet du deuxième étage. Des figurines de bois étaient éparpillées au sol, un cheval à bascule et un petit bureau couvert de livres ornaient la pièce. Un grand oiseau de bois suspendu au plafond agitait les ailes avec lenteur, comme ces grands goelands du bord de mer. C'était une chambre d'enfant. Une épaisse fumée bleue s'était répandue dans la pièce comme l'encre dans un verre d'eau. Il y avait une curieuse odeur de métal et de surchauffe, un peu comme sous le capot d'une Ford mais aussi, diffus, un curieux parfum de printemps.

A mesure qu'il s'habituait à la pénombre, Gustave reconnut la silhouette du vieux Léon agenouillée au pied de ce qui semblait être une barque, au centre de la pièce. Face à Léon, un grand gars taillé comme un fil de fer, aux lunettes rondes, opaques de poussières et aux cheveux ébourrifés tirant sur le roux se penchait sur l'embarcation. C'était Philomène.

Gustave fronça des sourcils et Grispin tendit le cou pour tenter d'y voir plus clair. Le nuage bleu s'était condensé autour des deux hommes et de la barque. La fumée stagna un instant, sembla vaguement tournoyer sur elle-même avant de s'écharper vers les hauteurs, glissant telle une ombres repoussée par la lumière. La barque était en fait un lit, un lit d'enfant, et c'était bien une petite main blanche que Léon serrait entre ses doigts noueux. C'était sur la joue d'un petit garçon que tombaient à grosses gouttes les larmes qui dévalaient le nez pointu de Philomène.

Gustave enjamba une épée de bois et s'avança prudemment, retirant son képi pour aller s'agenouiller au pied de l'étrange radeau où rayonnait cet enfant blond comme le soleil.

- Philo...Sami, il est...

Philomène se mordit la lèvre et secoua la tête. Gustave coula un regard vers la couverture qui suivait les mouvement paisibles du souffle de l'enfant.

- Il respire ! Que s'est-il passé ? Le petit est blessé ? 

- Non...Non, mais il ne se réveille pas.

Le père de l'enfant tourna vers Gustave une mine dévastée, complètement hagare.

- Quelle heure est-il ? demanda-t-il brusquement.

Gustave jeta un coup d'oeil vers Léon qui lui rendit son regard interloqué. Philo était probablement sous le choc. Une lueur étrange dansait dans ses yeux. C'est vrai qu'il avait toujours été un peu bizarre mais il n'avait jamais semblé, comment dire..."dangereux".

- Quelle heure est-il ? insista-t-il avec empressement, sortant de sa poche une montre à gousset dont les ressorts avaient explosé le cadran.

- Il est 10h17, répondit Grispin en consultant sa montre bracelet.

- D'accord. D'accord !

Philomène se redressa et commença à faire les cent pas en agitant ses longues mains, il semblait réfléchir à toute allure en marmonnant des choses incompréhensibles. Il se couvrit la bouche d'une main et fixa le plafond, puis Sami, son fils, d'un air halluciné.

- Il faut attendre 12h ! lança-t-il.

- Bon sang Philo, mais qu'est-ce que tu racontes ?! grogna Léon, entre impatience et inquiétude.

Gustave se tourna vers son officier et murmura aussi discrètement que possible :

- Grispin, descendez Chez Marius et demandez-lui le téléphone pour appeler le docteur, dites-lui que c'est urgent.

Le novice opina et voulut s'exécuter mais se retrouva bêtement coincé devant la trape.

- Il faut taper deux fois du pied sur la première marche, déclara Philomène.

Grispin frappa deux fois du pied sur la lame du parquet par laquelle il était entré puis disparut dans l'escalier. Les trois hommes se retrouvèrent seuls. Gustave choisit sa voix la plus grave et douce, comme le font certaines personnes pour apaiser les chevaux.

- Philo, veux-tu m'expliquer ce qu'il s'est passé ?

L'horloger continuait à tourner dans la pièce de ce pas vif et nerveux qui lui donnait des airs d'écureuil. Il ralentit le pas jusqu'à se planter devant son père et Boissec qui le fixaient d'un air soucieux. Son regard passa de l'un à l'autre par-dessus ses lunettes sales. Il soupira, empoigna sa tignasse de ses deux mains puis tira à lui une grosse buche polie qui faisait office de tabouret.

- Très bien.

 

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Aliam JCR
Posté le 25/12/2021
Bonjour 😊

Je suis déjà là pour lire la suite ! C'est pour dire à quel point j'ai apprécié la lecture de ton premier chapitre !

Je suis toujours autant dans ton histoire, les dialogues sont bien réalisés ! Continue comme ça !
Albiréo
Posté le 27/12/2021
Merci beaucoup, les dialogues ne sont pas mon point fort donc ton commentaire me fait particulièrement plaisir =D
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