— Comment va votre dilemmite, aujourd'hui ?
— J'ai connu mieux et en même temps, j'ai aussi connu pire...
— Pourriez-vous être plus précis, s'il vous plaît ?
— Mais bien sûr, madame.
— Allez-y, Adrien ! Je vous écoute.
— Ce matin, j'ai bu un café avec Jane et...
— Arf, Jane... Je l'avais oubliée celle-là...
— Vous avez toujours de l'urticaire dès que je prononce son prénom ?
— On ne peut rien vous cacher...
— Vous voulez quand même que je vous raconte pour la dilemmite ou on arrête là notre séance ?
— Je suis une professionnelle. Je ne mets pas les gens à la porte parce qu'ils prononcent le nom d'une patiente insupportable.
— Vous trouvez Jane insupportable ?
— Et encore, je suis gentille.
— Je vois...
— Donc, votre histoire de dilemmite ?
— Oui... Donc, comme je disais, j'étais avec... euh... vous-savez-qui... et j'ai pris un café. Mais le choix a été très difficile, au point d'en faire une crise de spasmophilie. Heureusement, c'est vite passé...
— Une raison à cela ?
— A quoi ?
— Eh bien, à la fin de votre crise de spasmophilie !
— Elle a sûrement décidé d'aller voir ailleurs après m'avoir bien enquiquiné.
— Oh...
— Vous semblez déçue, non ?
— C'est que je m'attendais à une meilleure chute pour cette histoire mais c'est pas grave.
— Vous vous attendiez à quel genre de chute au juste ?
— Un remède-miracle contre la dilemmite, par exemple.
— Oh ! Mais détrompez-vous ! J'en ai trouvé un.
— Et ça fonctionne ?
— Parfaitement jusque là, à quelques détails près.
— C'est-à-dire ?
— C'est J... euh... vous-savez-qui... qui m'a suggéré une petite astuce en cas de méchant dilemme.
— Décidément, nous-savons-qui est partout dans vos récits...
— Vous ne voulez pas savoir de quelle astuce il s'agit ?
— Bien sûr que si, poursuivez !
— Une pièce de monnaie !
— Une pièce de monnaie ?
— Une pièce de monnaie, oui.
— Laquelle ?
— Jan... euh... vous-savez-qui, m'en a donné une pour m'éviter de prendre cent ans pour choisir.
— Évidemment que nous-savons-qui a sauvé la situation, j'aurais dû m'en douter...
— Je sais que vous n'aimez pas entendre ça mais sans elle, je sais maintenant que je suis fichu...
— Vous vous sous-estimez, Adrien, et vous la surestimez au passage.
— Sinon, je peux continuer mon récit ?
— Continuez, je vous prie.
— Depuis que j'ai cette pièce de monnaie, tout se passe au mieux. Je ne m'étais jamais senti aussi bien depuis très longtemps, à vrai dire. Les choix ne sont plus des choix, la vie est plus légère... Moins de responsabilités, aussi.
— Ravie de l'entendre.
— Vous n'avez pas l'air si ravie que ça...
— C'est que, si tout va si bien, je me demande à quoi je sers.
— Mon récit n'est pas fini. Je vous trouve un peu grincheuse, dites donc...
— Mon chat fait une dépression chronique depuis que je lui ai coupé les moustaches. Il faut m'excuser...
— Oh ! Je vois...
— Et donc, parlez-moi des bienfaits de cette pièce de monnaie !
— Eh bien, sachez que grâce à elle, je m'habille bien plus rapidement. Avant, il fallait que je vide tous mes placards, que je pèse le pour et le contre de chaque vêtement... Vous imaginez bien que je me levais aux aurores pour l'occasion. Maintenant, je passe plus de temps avec Morphée et c'est merveilleux !
— Il y a au moins quelqu'un dans cette pièce qui arrive à dormir...
— Et le soir, je passe moins de temps à choisir mon programme à la télévision, la pièce décide de suite de la bonne position pour s'endormir. Elle décide aussi de tous mes repas, à condition qu'il ne me reste que deux choix dans mon hésitation. Et des fois, se limiter à deux choix, c'est pas si évident...
— La pièce de monnaie est donc défaillante ?
— Absolument pas. Elle me permet de guérir progressivement. Les dilemmes à double choix sont plus faciles à gérer que les dilemmes à choix multiples. J'ai foi qu'un beau jour, j'en arrive au stade du choix unique.
— L'espoir fait vivre, comme on dit.
— Et votre chat ? Son état n'est pas trop critique au moins ?
— Mon chat ?
— Le dépressif chronique.
— Oh ! Il cherche à se suicider à tout prix en se servant de ses moustaches. J'ai réglé le problème de façon radicale à coups de paire de ciseaux. Ce chat va vivre et il doit s'y faire, c'est tout.
— Si c'est une dépression passagère, tout va bien alors.
— Mais je vous cache pas que c'est pas facile de rentrer d'une longue journée de travail et de se retrouver en tête-à-tête avec un chat qui envisage de se pendre à une pelote de laine...
— Vous pensez qu'il pourrait en arriver là ?
— Il y a de fortes chances... J'ai un mauvais pressentiment sur ce coup-là.
— Vous voulez que je demande à la pièce de monnaie si votre chat va vivre ou mourir ?
— Attendez une seconde... Vous croyez que la pièce décide du destin des gens ?
— Bien évidemment. Pourquoi je m'amuserais à la lancer une bonne centaine de fois par jour, autrement ?
— En effet, j'aurais dû m'en douter...
— Quelque chose ne va pas ?
— La pièce est un objet de transition. Elle est là pour vous dédouaner de toute responsabilité mais cette responsabilité, au fond, elle vous appartient toujours. La pièce est juste là pour vous leurrer.
— On vous a déjà dit que vous étiez réconfortante ? Je comprends mieux votre chat...
— La pièce ne décide de rien, elle n'a pas de conscience. Chacun est maître de son destin, ni plus ni moins.
— Vous êtes en train de dire que je suis forcé de décider de tout sans aucune échappatoire ?
— Plus ou moins, oui. Même s'il existe des exceptions...
— Des exceptions ?
— Votre mari vous quittant pour élever des chèvres birmanes, par exemple.
— Ça ne m'arrivera pas, je n'ai rien à craindre.
— Détrompez-vous, Adrien. Les exceptions sont partout et savent se cacher...
— Dites, ça ne vous a pas suffit de rendre votre chat dépressif et votre mari éleveur de chèvres ? Parce que, vraiment, on n'a pas l'air de finir sain d'esprit en vous côtoyant et je suis moyennement rassuré de vous avoir comme psy, tout à coup...