Pleurer sur soi, pleurer les morts

Notes de l’auteur : Le boulot, se sont aussi des drames qui vous secouent. Pour ne pas oublier

Un samedi matin. Il fait froid. Le soleil est éclatant, comme on dit, et le ciel parfaitement bleu.

L'air a l'intensité brillante d'une lame ou d'un prisme.

Je roule, trop vite, sur une route départementale. Je ne veux pas être en retard. Je le serai. En décalage.

 

La musique est très forte dans l'habitacle de la voiture. De la New Wave bien carrée, élégante, bien élevée, un peu rebelle. De celle que tu aimais, que tu aimes. Je ne sais pas comment on dit. Un truc qui te ressemble en tout cas.

La musique est très forte parce que je ne m'entends plus penser à partir d'un certain niveau de décibels, et que je ne veux plus penser. Entre nous, c'était légèrement rédhibitoire cette oblitération sonore de mes neurones pour draguer dans les boums, teufs et concerts. Ça te gênait toi ?

 

Ton regard m'obsède. Celui du vendredi matin.

 

La journée au boulot allait être du genre dense et festive. Des trucs en retard comme tous les vendredis, des trucs pas réglés, des trucs chiants ou pas, des trucs pour éviter, tels des Sysiphe moyens, que notre rocher de travail ne dévale la pente encore une fois.

Et puis un pot d'anniversaire aussi. La seule chose qui marche en « team building » (avec la machine à café) mais qu'on n'apprend jamais en formation managériale (ça tuerait le business des formations). C'est bien ces pots. Tu es d'accord ?

Même si j'ai toujours l'impression d'y être un poisson rouge hors de son bocal, j'aime bien, je regarde. Tu parlais, toi. Animé, chaleureux. Je te trouvais ample, gourmand souvent, en général. Je ne me souviens plus ce vendredi. Je me souviens t'avoir regardé. Je ne t'ai pas parlé.

 

Une journée dense, mais qui commençait comme les autres. Traverser la ville à pied. Humer l'air. Prendre peut-être une photo puis l'ascenseur. Taper le code de la porte.

Laver ses mains avec le gel hydroalcoolique. Inscrire son nom sur le registre. Un commencement de journée covidée.

 

Tu étais dans le premier bureau à droite. Le premier du tour de salutations matinales.

J'étais pressé, en retard comme un foutu lapin blanc à la Lewis Caroll.

Alors j'ai seulement passé la tête dans ton bureau avec un bonjour rapide. Je ne sais plus ce que tu as répondu. Bonjour, sans doute. Je ne me souviens plus.

Je me souviens seulement de ton regard. Je le vois encore verrouiller le mien comme un avion de chasse sa cible.

Sur le coup, ça m'a fait vaciller à l'intérieur, comme un étourdissement passager. Ton regard. Intense et doux. Je ne sais plus vraiment. Implorant ?

Mais les lapins à la Lewis Caroll ça ne s'arrête pas. Alors j'ai poursuivi mon tour, continué la journée.

Je ne t'ai pas parlé.

 

C'était un vendredi. A partir du lundi nous ne t'avons plus jamais revu.

 

C'est pour ça que je roule trop vite sur la route départementale avec de la New Wave très fort. Un groupe que je ne connaissais pas, qui t'aurait plu, que tu connaissais sans doute, écumeur de la Coopérative de Mai.

 

Je suis arrivé dans le village. Une place exiguë trouvée à quelques pas de l'église. Je marche vite.

« en retard, toujours en retard »

J'ai oublié mon masque, noir, de cette période virussée. Demi-tour. Une nouvelle fois je prends la direction de l'église. Moins vite.

Deux hommes affables habillés de noir me saluent à l'entrée de l'Eglise.

Gel hydroalcoolique.

 

L'église est pleine. Je reste au fond, au milieu, contre un pilier. Je vois de dos des collègues sur une rangée. Ils sont bien nos collègues. Je devine ton cercueil au loin.

J'ai raté le début avec la musique qu'ils ont mis, que tu aimes. Que j'aurais aimé aussi. Bien sûr.

 

Le rituel catholique a commencé. L'église est très lumineuse, à la décoration pas trop chargée.

Et puis le prêtre s'est installé. Il a commencé son homélie.

Et à un moment il a dit cette chose, tu sais, ce genre de choses qui expliquent ce qui te semble confus, que tu as au bout du cerveau mais qui ne sort pas.

Je ne me souviens plus précisément de ses mots. Il nous a dit d'une voix douce et calme que si nous pleurions aux enterrements c'était pour le mort, sur le mort, mais aussi sur nous-même, et que ce n'était pas égoïste, que ce n'était pas grave, que c'était bien.

 

Autant te dire que toutes mes vannes se sont ouvertes, je me suis appuyé contre le pilier, mon corps vibrait, les larmes sortaient en vagues irrépressibles. Longtemps. C'était comme un chapelet d'orgasmes vitaux.

 

Ses mots, ton regard ont tourné la clef, ouvert la porte sur ses morts, proches, que j'ai si mal pleuré.

Décalé, en retard, absent pour être là lorsque la vie vibrait en eux.

Décalé, en retard, absent lorsque la mort a voulu danser avec eux.

Décalé, en retard, absent pour la vie en général.

 

La cérémonie s'est terminée. Tous ceux à qui tu tiens, qui tiennent à toi sont passés devant moi.

Nous sommes restés quelque temps devant l'église.

Je suis retourné à ma voiture. Je suis resté assis de longues minutes.

 

Le moteur a démarré. Il faisait beau.

Il faisait froid. Le soleil était éclatant, comme on dit, et le ciel parfaitement bleu.

L'air avait l'intensité brillante d'une lame ou d'un prisme.

J'ai roulé moins vite.

 

Merci JB

 

Son : The Smiths - « There Is a Light That Never Goes Out »

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