Point de rupture

Pourtant cette question diabolique me trottait dans le crâne, et chacun de ses pas résonnaient à mes oreilles comme un échec de plus. L’horloge se faisait d’ailleurs complice de son manège et rythmait la marche, lui donnant une cadence militaire :

tic-tac, tic-tac…

 

Mon reflet me souriait, moqueur. Je le voyais aux petits plis, juste au bord de ses yeux. C’est dingue ! Comment ces deux yeux bleus, comment ces deux saphirs magnifiques, pouvaient-ils me narguer de la sorte ? Je tournais et retournais la question dans ma tête, encore et encore et encore, avec cette impression de ne pouvoir jamais en connaître la réponse. 

 

Mais je te vois encore. Oui. Non. Non ? Ton regard me fuit, mais je te regarde. «En es-tu sûr ? » me crient tes yeux bleus. De dos, de face, devant et derrière. Oui! Je te vois ! Nous voici dévoilés cher reflet ! Je fuis vers le coin et tu fuis vers moi, irrésistiblement attiré. Voyons, la lutte est bien trop inégale, abandonne. Jamais ? Tu préfères mourir ? Mais qui sommes-nous ?… Peux-tu mourir s’il-te-plait, afin de faire taire ta sale voix qui nasille dans ma tête ! Oui, ta petite voix suraiguë qui se heurte à chaque recoin de mon esprit... Je pourrais te tuer. J’ai peur. Je m’abyme et je danse sur tes yeux, tu couvres les miens. Quel silence. Parle ! Mais parle donc ! Non. Parle ! Et tu me regardes encore de ce regard qui est presque mien. Mais tes yeux sont plus beaux, plus fous, plus profonds. Je pourrais me noyer au fond de leur reflet, au fond de moi. Mais qui es-tu ? Vas-tu me répondre ? Allons, je vois tes lèvres danser et aucun sons n’en sortir, fais un effort, tire sur la corde vocale, tu verras, c’est facile. Non ?

 

D’un coup de poing rageur je brise la glace. Des morceaux volent de toutes parts : c’est beau. Une explosion de teintes. Un bal de printemps. Les couleurs brillent au fond de la carcasse du miroir. Des millions de petites pièces jonchent le sol. Je n’ose pas bouger et regarde les murs. Blancs. 

 

La fenêtre est restée entrouverte, témoin silencieux de tout ce chaos. Je m’accroupis, et finis par m’allonger sur le sol. Quelques morceaux me coupent le dos, mais je n’y prête pas attention. Je colle mon oreille au plancher et écoute : des pas. Le pied gauche, et le droit, toujours dans le même ordre et avec le même rythme : le son qu’ils produisent est étouffé par la mousse sous leurs pantoufles. Je connais déjà la suite. Les infirmiers arrivent, ils me prennent, me couchent, m’offrent une pilule magique et me souhaitent bonne nuit. J’ai jeté l’éponge, il ne sert à rien de se battre contre des gens qui sont convaincus de votre folie. Je n’essayerai même pas de leur expliquer la cause de tout ce massacre. Ils ne comprendraient pas. 

 

Une clé tourne dans la porte, on s’active autour de moi. Puis viennent les bruits de voix, diffus, comme si j’avais de la ouate dans les oreilles. Que disent-ils ? Je ne sais pas. J’en ai cure.

 

Sa voix a enfin cessé de souffler dans mes oreilles et seul le silence me répond. Je n’ai pas eu le choix, c’était lui ou moi. Je regarde une dernière fois les morceaux de ma vie au sol. Mon image se reflète presque, difforme. Je l’ai tué. Je suis mort aussi.

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