Pour le pire - Orelsan

Par Pouiny
Notes de l’auteur : TW - La chanson comme la musique capsule parle de sujets adultes et sensibles qui peuvent heurter certains lecteurs ( violence sexiste / violence de couple). Je vous conseille de ne pas lire cette capsule et de ne pas écouter cette capsule si ces sujets vous touche.


https://youtu.be/grTW43kTg2o

J’avais 16 ans. Le début de l’année s’installait, accompagné de quelques flocons de neige et les lueurs du givre. J’évoluais à pas lourd dans un lycée à la porte vitrée, isolé en campagne, posé à côté des vignes. Par le cadre rural, nous étions tous assez loin des clichés des banlieusards de la capitale ou même des grandes villes, traînant tard le soir en zone à la recherche de boites et d’alcool. Tout ce qu’il y avait à proximité de ce lycée était un vieux restaurant au jeu de mots boiteux, où les jeunes allaient pour jouer au babyfoot. Mais quand même, j’écoutais du rap.

 

La violence des textes, la colère qui se dégageait du ton, tout ceci faisait que la musique m’attirait irrésistiblement. Je n’allais pas en profondeur, le peu que je connaissais, les quelques textes vraiment amers que j’écoutais me suffisaient. Mais quand j’écoutais Orelsan, la satisfaction se mélangeait à un autre sentiment. Une sorte de peur, que quelqu’un entende les paroles derrière mon masque, des mots que jamais je n’aurai assumés moi-même. Personne ne devait savoir que j’aimais ce type de propos qui avaient pu mener quelqu’un jusqu’au tribunal.

 

À l’époque, il n’avait sorti que deux albums en solo. Je les avais téléchargés et progressivement, je les écoutais en entier. Mon casque sur les oreilles, la tête baissée, les pas lourds, j’étais invisible. Une raison de plus pour découvrir l’intégralité de sa discographie, allant contre mes sentiments de peur et de culpabilité. C’est ainsi, en pleine pause de midi, que j’ai trouvé « Pour le pire ».

 

Je n’étais pas seul, ce jour-là. J’avais pris l’habitude de manger avec ma sœur et deux de nos amis. Nous allions à la cantine avant de nous diriger dans une petite salle VIP, d’ordinaire réservée à l’informaticien du lycée. Mais un des amis étant proche de celui-ci, il l’avait convaincu de lui prêter les clés pour créer le tout premier club d’informatique du lycée. En soit, nous étions quatre, et il était sûrement le seul à savoir coder ne serait-ce que les mots « hello world », mais on était sympathique et sage, alors il avait accepté. Ainsi, nous avions accès à notre propre serveur, un ordinateur qui n’était pas sous le proxy de l’établissement limitant les accès aux sites de divertissement et surtout une place où personne ne pouvait venir me harceler. De toutes les journées que j’avais pu passer dans ce lycée, cette pause de midi a été le moment le plus salvateur pour moi. J’étais protégé par des amis qui acceptaient que, de temps à autre, j’aie besoin de dormir près de la fenêtre ou de me caler dans un coin pour écouter ma musique. Ils ne posaient pas vraiment de questions. À y réfléchir, parfois, ils auraient peut-être dû.

 

J’avais ressenti un profond malaise dès la première phrase de la chanson. L’instrumentale dansante tranchait totalement avec le fond abject du personnage se présentant comme l’un des pires mecs possibles. Difficile de déterminer à quel point Orelsan était sérieux quand il insistait sur des comparaisons animales irrespectueuses. Il était dans le principe de l’antihéros ; plus il parlait, plus il inspirait le dégoût.

 

« J’vais pas te mentir, j’suis pas vraiment ton prince charmant. Si tu veux bien sortir avec moi, c’est pour le pire, j’ai rien à t’offrir à part des mauvais souvenirs ». À cet instant s’est créée une scission étrange pour moi. Alors que je remuai instinctivement la tête sur le rythme bien marqué, je comprenais bien que le personnage était fait pour être détestable. Mais il m’évoquait quand même quelque chose, ou plus précisément quelqu’un. Quelqu’un de bien réel, quelqu’un qui ne se rapprochait pas de la parodie. Quelqu’un comme cet homme, qui faisait de ma vie un enfer depuis que j’avais eu la malchance de tomber sous son charme, puis son emprise.

 

Cet homme, qui m’avait fait culpabiliser de ne pas porter un de ses cadeaux, un collier qui était bien trop lourd pour moi et qui m’irritait la gorge. Cet homme qui, par la suite, m’avait affirmé qu’il ne m’offrirait plus jamais rien. Cet homme qui n’avait pas accepté que je refuse ses avances et qui avait décidé de se faire plaisir, au-delà de mon consentement de jeune adolescent. Cet homme qui m’avait soutenu que j’étais un monstre de ne pas apprécier ce qu’il faisait pour moi. Cet homme qui, plusieurs fois par semaine, me hurlait dessus depuis la caméra de mon ordinateur, me montrant un fusil de chasse qu’il me disait capable d’utiliser si jamais une situation lui devenait insupportable. Cet homme qui, pour s’amuser, évoquait l’idée de me tabasser avec une matraque télescopique. Cet homme qui se servait de son traitement antidépressif pour justifier les pires crises de colère, les pires chantages, les pires demandes. Cet homme qui m’avait tant parlé de ses anciennes compagnes comme de personnes horribles qui l’avaient fait souffrir, se soustrayant de lui, à tel point que je m’étais interdit de le quitter avant la première année de relation juste pour être quelqu’un d’autre à ses yeux. Cet homme qui me comparait physiquement à une ancienne compagne décédée. Cet homme qui insistait pour que je vive chez lui, quitte à couper les ponts avec mes parents qu’il trouvait toxiques, et qui me demandait d’arrêter ma musique, car il refusait de me partager avec ma passion. Cet homme qui avait transformé bien vite mon amour en prison. Cet homme qui, en quelques mois, avait détruit ma vie et mon être, sans que personne ne s’en aperçoive. Tout le monde, autour de moi, pensait que j’avais une relation normale.

 

Et sur cette vie un peu pathétique, Orelsan était arrivé. Il avait mis des mots sur un comportement qui m’était familier, le tournant au ridicule. C’était comme s’il était le seul au courant de mon secret. Par curiosité, je fis écouter « Pour le pire » à une des personnes enfermées avec moi dans la petite pièce d’informatique. Elle grimaça immédiatement pour toute réponse. Je laissais alors la musique tourner que pour moi. Tout n’était pas identique, mais tout s’y ressemblait à s’y méprendre. Il était la seule personne à mes yeux à avoir osé s’attaquer à cet homme en le traitant de pauvre type égocentrique au fil d’une rime.

 

Quand cet homme me quitta par message en m’affirmant avoir trouvé quelqu’un qui ne se refusait pas à ses avances charnelles et qui donc l’aimait vraiment, je n’y ai entendu qu’une des lignes de « Pour le pire ». Je mangeai à la cantine, avec ma sœur et mes deux autres amis, et c’est avec un grand sourire que je leur annonçais que j’étais célibataire. Ils furent étonnés de m’en voir aussi heureux ; même moi, je ne m’attendais pas à ressentir un tel soulagement. Comme si cette histoire pouvait s’arrêter là.

 

Évidemment, il n’allait pas me laisser partir ainsi. Ce fut qu’à peine quelques jours plus tard qu’il m’avoua que c’était un mensonge pour me faire réagir, et qu’il pensait que je lui aurais couru après à ces mots. Voyant que je ne reviendrai pas aussi facilement, commença alors un tout autre jeu, celui de la manipulation, du chantage, des menaces et du mensonge pour une meilleure destruction mentale. Et toujours, dans les pires moments de ma nuit, j’écoutais «Pour le pire», avec un sentiment amer dans la bouche que j’avais envie de cracher. J’étais coincé dans la pire blague d’une chanson de rap. Je n’avais qu’un seul souhait, passer à une autre chose pour « Finir mal ».

 

Ce ne fut qu’en explosant que j’entrouvris une brèche. Ce ne fut pas sans séquelles, ni pour moi ni pour tous ceux qui en étaient proches. Mais désormais, quelques bouts de porcelaine ont été recollés et il est facile de dire que cette histoire est loin derrière moi. Pourtant, il me suffit d’une chanson pour comprendre que tout est encore très actuel à mes yeux, que le traumatisme de l’explosion a créé un monstre aux crocs de lion qui continue toujours de me hanter par sa présence. Cela fait bien longtemps que j’ai fui de l’oreille « Pour le pire ». Parce que quand je l’écoute, je sais que me revient immédiatement le portrait de cet homme. Un portrait qui m’a fait beaucoup de bien et m’a fait réaliser tant de choses injustes et qui n’allaient pas dans cette relation monstrueuse, mais qui désormais ne me laisse qu’un profond sentiment de malaise, à l’égard du jeune adolescent que j’étais et qui s’est fait avoir comme un bleu sur des techniques de manipulation minables. L’homme de « Pour le pire » avait au moins la décence de se présenter tel qu’il était à la fille, la mettant en garde de son comportement dans une absurdité qui crée l’humour de la chanson. Mais il est facile d’oublier que dans la vraie vie, personne ne se présente comme tel. Et que les véritables coupables ne sont que rarement traînés jusqu’au tribunal.

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