Hurt - Johnny Cash

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/8AHCfZTRGiI

J’avais 17 ans. J’avais changé de maison, changé de lycée, changé de vie. Mais comme les années précédentes, comme si l’histoire se répétait, je n’avais qu’un seul temps de répit dans mon quotidien infernal. Il suffisait d’une petite salle, détachée du reste du lycée, caché aux yeux du monde, pour pouvoir me reposer dans un coin, allongé sur une table. Le club de jeux de rôle de mon nouveau lycée n’était pas ressemblant au club informatique de l’ancien ; nous étions une vingtaine au lieu de quatre, bien que la pièce faisait les mêmes dimensions. En cela, elle convenait parfaitement. Parfois, je m’isolais avec mon casque sur une table près du radiateur. D’autres fois, je m’amusais et riais avec des enfants de mon âge, réunis par le jeu et des passions communes. J’y ai découvert, à l’intérieur, les personnes les plus importantes de ma vie d’adulte, même si je n’ai pas eu la chance de garder le contact avec toutes.

 

Il fait partie de ceux que j’ai perdus en cours de route. Il était un musicien que j’admirais et appréciais beaucoup. Il aimait la musique, ça se lisait dans ses yeux. Il aimait le calme, ça transparaissait dans son attitude. Il conjuguait les deux en grattant doucement sa guitare aux cordes métalliques. Je crois qu’elle était toujours avec lui, que ce soit sur son dos ou dans ses mains. Je pense qu’il lui aurait été difficile de vivre sans un instrument près de lui.

 

Je ne me souviens plus vraiment de son niveau. À l’époque, je ne savais pas du tout jouer de guitare, je n’aurais jamais pu l’évaluer. Les quelques accords qu’il grattait me donnait seulement envie d’essayer. Il avait conscience de ça, alors quand je le regardais, il me montrait des positions simples pour m’encourager. « Tu vois, c’est pas bien dur! Toi aussi, tu peux le faire! » Et dans toutes ces musiques faciles à l’accompagnement évident, il en avait choisi une qu’il faisait tourner en boucle dès qu’il le pouvait. Une chanson étrange, que je n’aurais soupçonnée pour personne. Une chanson que je ne connaissais pas, venant d’un artiste loin des stars adulées des lycéens ordinaires. Hurt, de Johnny Cash.

 

J’aimais beaucoup Johnny Cash. Mais je ne connaissais de lui que ce que ma mère, violoniste dans un groupe de country amateur, en jouait ; pour ainsi dire, ses anciens classiques. Hurt était d’une tout autre époque, d’une tout autre envergure. Elle était l’une des dernières du chanteur, signant la fin de sa carrière avec tristesse et amertume. Ses accords simples avaient un sens, comme si tout ce qu’il avait fait jusque-là était facile, comme à regret. Il n’y avait pas besoin d’accords étudiés pour sa voix ; son ton tremblant de vieil homme fatigué était tout le message de la musique, sa seule nécessité.

 

Mais quand cet ami l’interprétait, cela devenait l’inverse. Il n’osait pas chanter quand nous étions serrés les uns contre les autres dans une salle minuscule. Alors, il ne faisait que jouer les accords, les laissait tourner en murmurant les paroles pour ne pas perdre le fil. Il ne m’en fallait pas plus pour comprendre que la chanson me plaisait. Pendant qu’il grattait les cordes, je lui posais des questions, sur la chanson, sur Johnny Cash, sur sa guitare. Ça l’arrangeait : il n’avait plus besoin de se concentrer sur les paroles pour jouer.

 

Il m’avait avoué qu’il aimait bien Johnny Cash, même sans trop connaître : mais que très probablement, cette chanson était sa préférée. Et pourtant, qu’est-ce qu’on en comprenait, à l’époque ? Est-ce que nous en saisissions le sens ?

 

« I hurt myself today, to see if I still feel. I focus on the pain, the only thing that’s real…»

J’avais écouté la chanson de mon côté pour pouvoir aider sa voix timide lorsque je reconnaissais ses accords. Cela arrivait assez souvent pour que je retienne bien la moitié de la chanson sans me forcer. Je trouvais dans « Hurt » un écho à mes propres doutes, peurs et souffrances. Depuis des années, je faisais la même chose que ce qu’évoquait le chanteur, sans vraiment en comprendre les raisons. Je ne découvrais pas vraiment une explication avec Johnny Cash, mais un soutien, de savoir qu’au fond, même en étant une star mondiale, avec plus de soixante ans d’écart, on n’était pas si différent.

 

Puis j’ai quitté le lycée, et j’ai perdu de vue ses accords et le guitariste que j’admirai tant. J’ai alors gravé, dans un soir de malheur, les premiers vers de la chanson dans du sable. Je les ai pris en photo, pour que jamais cet instant ne disparaisse. Comme un espoir vain de retenir le vent dans un moulin.

 

Quand je me suis remis de mes blessures, que j’ai pensais enfin avoir trouvé la voie qui me plaisait vraiment, j’ai dû apprendre à jouer de la guitare, pour de vrai cette fois-ci. Mon professeur me laissa la liberté de choisir la première chanson sur laquelle je voulais travailler. Il n’est pas difficile de comprendre laquelle j’ai choisie. Est revenu alors pour moi cette amitié fugace qui n’avait pas pour destinée de durer, mais qui malgré tout gardait de son importance et de son influence malgré les années. Et j’ai chéri, ma guitare entre mes mains, ses souvenirs portés par trois accords tout bêtes, qui pourtant reflétaient tant de temps passé.

 

« If I could start again a million miles away, I would keep myself. I would find a way… »

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