Pourquoi tant de haine ? (1re partie)

Nabots, Oreilles-pointues, gnomes,

la cause de notre pauvreté !

Fléaux de l’humanité !

Camarades, à vos fourches !

 

Légende d'un pamphlet dablhani,

accompagné d'un dessin caricatural 

 

 

À partir de l’auberge des Deux Renards, la Grand-Route conduisait vers le nord. Elle traversait une portion du bois de Sarrin et débouchait sur une grande plaine, où trônait la cité autonome de Dablhan. Bâtie à flanc de montagne, la cité était réputée imprenable, s’étendant sur la vaste plaine qui se prolonge vers l’ouest. La ville en elle-même faisait l'objet d'une querelle qui divisait les habitants de la région. Bien qu’autonome en matière de gouvernement municipal, les trésors de Dablhan étaient soumis à une taxe annuelle proportionnelle aux revenus générés par les transactions commerciales et les foires, laquelle taxe revenait à la région de laquelle dépendait la cité. Le cœur du problème résidait dans la position géographique de la cité : la montagne sur laquelle reposait la cité de Dablhan avait été choisie comme repère lors de la création des unités administratives régionales par la principauté de Khel, de part et d’autre des rives de la Mojenna. Dablhan se situait ainsi sur la frontière – entendons par là l'exacte limite administrative – des régions de Basse et de Haute-Mojenna. Les cercles dirigeants des deux régions se trouvaient alors en bisbille sur la question et n’avaient de cesse de se tirer dans les pattes sur la question de l'appartenance de la ville et plus précisément à qui doit revenir l'oseille. Célèbre pour ses foires et ses marchés ainsi que pour ses ateliers de tissage, la cité autonome jouissait d'une renommée s’étendant à de larges horizons. Dablhan était la pierre angulaire du commerce dans la partie occidentale de la principauté : réputée pour ses spécialités culinaires à base de porc et ses saucisses de foie de volaille, les artisanes dablhanis étaient elles aussi passées maîtresses dans la confection de draperies de soie et de toiles en lin de grande qualité, nouant des contacts mercantiles via des réseaux par-delà les mers.

Bérengère arriva à l’ombre des remparts lorsque l’astre diurne atteignit son zénith et pénétra par la porte occidentale. Une fois à l’intérieur, elle jeta un coup d'œil aux fortifications. En dépit des étendards de gueules au cabri d'argent assi, lampassé et couronné d'azur qui claquaient au vent hors des murs, les fortifications paraissaient vieillissantes de l’intérieur. La pierre était lézardée ci et là tandis que le bois des tours de garde qui surplombaient les contreforts était vermoulu. Quelle ruine, ma parole, fit-elle pour elle-même. La bretteuse progressa ensuite vers le cœur de la cité tout en prenant garde à dissimuler son arme lorsque passaient des patrouilles, détournant le regard et feignant de chercher quelque chose à sa ceinture. « Éviter les ennuis, c’est rester en vie », répéta‑t‑elle à voix basse à plusieurs reprises. La ville avait beau avoir un cadre architectural impressionnant et monumental, ce sont surtout les multiples odeurs qui attiraient l’attention du nez et de l’estomac, et qui parfois les repoussaient, lorsqu’elle croisa à plusieurs reprises des équarisseurs. À mesure qu’elle progressait le long des artères de la cité, le brouhaha des activités s’intensifiait : le son des pédales et des manivelles actionnant les rouets à la seule force humaine, l’impact du marteau contre l’enclume des forgerons et des maréchaux-ferrants, l’odeur des pâtisseries et des pains tout juste sortis du four des artisans boulangers, la puissante voix du crieur public, le verbe acéré des commerçants et commerçantes qui alpaguaient quiconque passait à proximité.

Alors qu’elle admirait le détail d'une tenture retraçant les évènements marquants de la fondation de la cité, allant du long périple de Thémistion hors de sa terre natale jusqu’à l’acte de fondation lui‑même par la casse d’une pierre au pied de la montagne, Bérengère fut intriguée par des voix qui se distinguaient du bagou inoffensif du commerce. Elle les suivit et elles se firent plus intenses lorsque Bérengère arriva sur une place secondaire de la cité, où des habitants s’étaient rassemblés devant la façade d’un bâtiment qui était somme toute une chambre de commerce. La foule formait un demi-cercle, à quelques mètres de la porte tandis que des gardes aux allures de milice privée étaient en poste et à la mine vilaine, empêchant ce qui paraissait être un enfant d’y rentrer. L’agitation qui régnait au sein de la foule l’empêchait de percevoir clairement la scène, mais elle réalisa que l’individu qu’elle prit pour un enfant était en fait un nain. Nombre de rumeurs couraient sur les nains, au premier rang desquelles figurait leur propension innée à l’entêtement. Alors qu’il tentait à nouveau de forcer le passage, un des miliciens le saisit par le col et le fit valdinguer jusqu’au pied de la foule.

« C’est ta dernière chance ! aboya le milicien. Débarrasse le plancher ou bien les cochons n'auront qu’une moitié d’homme à becqueter ce soir. Quant à vous autres, dispersez-vous ! intima-t-il au rassemblement.

– Ferme ta grande gueule ! » hurla le nain en se relevant. Il reprit lentement sa respiration puis jeta un regard noir vers le milicien. « J’me disais bien que je t’avais reconnu. T’es de ceux qui ont bousillé mon étal ! » La victime pointait un doigt accusateur vers le milicien puis porta son attention sur l’assemblée de fortune dont il disposait. « Ces vermines ont saisi mon gagne‑pain sans aucune explication ! Cette chambre de commerce ne contient rien que des escrocs ! Par leur faute, j’en suis réduit à la misère dans les rues ! Vous trouvez ça juste ? » interrogea-t-il dans un mélange de solennité et de désespoir. Nombre d’expressions passa sur les visages constituant la foule. Expressions de pitié et de surprise, mais y dominaient largement des mâchoires crispées et des sourcils froncés. Il ne suffit que d’une injonction pour libérer ce bouillonnement d’émotions fortes.

« Aux fers, le nabot ! » Bérengère ne parvint pas à voir qui avait proféré la menace en question mais le résultat ne se fit pas attendre et d’autres lui emboîtèrent le pas, telle une étincelle dans un tas de feuilles séchées. « À mort les suce-pierres ! », « au bûcher les paillassons », entre autres menaces et insultes de même teneur. Le nain vit le risque grandissant à la seconde qu’il encourrait et, désespéré, jeta un regard vers les miliciens. Ils se contentèrent d’un sourire narquois puis de l’ignorer. Bérengère l'entendit s’adresser en poussant la voix à quelqu’un dans la foule qu’elle ne pouvait distinguer :

« Madame Sanche, après tout ce que j’ai fait pour votre fils, vous n’allez quand même pas… »

Certains habitants le bloquèrent dans sa tentative de fuite et lui assénèrent des coups avec ce qu’ils avaient sous la main. Gourdins, simple canne pour marcher, masse, peu importe. L’important était de se défouler. Les poings serrés, Bérengère fit rapidement le tour de la place du regard, et réalisa l’absence remarquable de patrouille. Elle vit cependant que quelques figures élancées parées de bonnets et autres couvre-chefs imposants s’étaient subrepticement éloignées de la foule en colère et quittaient la place. L’une d’entre elles se dirigea rapidement vers la bretteuse et se contenta de secouer sa tête dans un mouvement de dénégation avant de s’éclipser. Bérengère jeta un œil sur la terrible scène et constata qu’une patrouille était intervenue mais qu’elle se contentait de simplement réprimander les habitants et de les disperser mollement, tandis que le nain gisait au sol. Bérengère sentit que c’était le moment de s’éclipser et elle s’éloigna de la place.

Le passage à tabac occupa longtemps son esprit. Loin d’être le premier épisode de ce type auquel elle assista et loin d’être le dernier dont elle serait témoin, elle s'était retrouvée dans cet état de paralysie, davantage mentale que physique, qu’elle maudissait tant. Elle s’en voulait de ne pas être assez forte pour intervenir, et se trouver des excuses était toujours plus simple que de faire ce qui était juste. L’esprit troublé, Bérengère déambula vers le quartier des artisanes, où l’odeur du cuir tanné et les poteries régnaient en maître. Embrassant tout l’angle nord-ouest, le quartier était un des plus grands de la ville, mais était paradoxalement peu fréquenté. Artisanes elfes et demi-elfes y travaillaient, tandis qu’elles résidaient souvent à l’étage de leurs échoppes avec les leurs. Ces travailleuses qualifiées s’attelaient à leurs travaux, exclusivement au tissage. Se trouvait cependant là un demi-elfe qui retint l’attention de la bretteuse. Il travaillait dans une forge et ses bras portaient des marques de brûlure à plusieurs endroits. L'intéressé avait la mâchoire carrée et des cheveux d’un noir qui n’avait rien à envier au charbon, et des bras aussi épais que des cuisses de chevaux. En raison de la fournaise, il travaillait torse nu et la bretteuse remarqua les stigmates d'une grossière cicatrice sur son flanc côte gauche. Son marteau semblait chanter à chaque coup sur l’enclume, sonnant tel un glas. Des mouvements répétés, dont l'effet répétitif et percutant charmait quiconque les admirait. Bérengère fut tirée de cette hypnose par des bruits de poteries brisées, manifestement en grand nombre, plus loin. Ces fracas provenaient d’une échoppe devant laquelle se trouvaient deux gaillards, l'un couché à terre, les mains portées à la figure.

La rixe avait éclaté devant une échoppe. Un nain au crâne chauve, la moustache fournie et affublé d’un tablier blanc, se tenait debout face aux deux bougres, les poings sur les hanches. Ses mains étaient tannées par le labeur, et pouvaient en effrayer plus d’un par leurs tailles. Celui-ci leur hurlait dessus :

« Non mais pour qui vous vous prenez vous deux, hein ? J’bossais ici alors que vous étiez encore dans les gonades de vos parents respectifs, les gamins, alors foutez-moi le camp ! éructa le nain, le visage rougi par la colère. Foutredieux ! » fit-il en rentrant dans sa boutique en claquant la porte.

« Tu perds rien pour attendre, rase-paquerettes ! » lança un des deux molosses alors qu’il aidait son acolyte à se relever. Ce dernier avait le nez en sang et était manifestement sonné. Les deux brutes repartirent au pas de course, non sans difficulté, évitant lourdement les quelques témoins de la scène et écrasant les débris des poteries détruites. Bérengère demeura un moment devant l’échoppe, songeant au passage à tabac dont elle avait été témoin plus tôt dans la journée, et décida de se renseigner. L’insigne de la boutique qui pendait au bout de deux épaisses chaînes en fer au-dessus de la porte portait l’inscription « Maître Balthazar, potier ». La bretteuse pénétra dans l’échoppe et vit le potier à son comptoir, la tête dans le creux des mains. Sa respiration était largement audible.

« Maître, je…» fit-elle en ôtant son capuchon.

Le potier saisit un bol en argile posé à proximité et le jeta en direction de l’étrangère. Bérengère évita de justesse le projectile, qui termina en morceaux près de l’entrée.

« Débarrasse le plancher, j’veux plus voir personne ! gueula-t-il. Bons dieux, mais bons dieux d'bons dieux, pourquoi j’ai pas écouté la vieille…».

Tournant les talons, la bretteuse agrippa la poignée de la porte. La serrure métallique gémit en un clong sonore.

« Minute. »

Le nain sortit de derrière son comptoir et se posta au milieu de la pièce, à quelques pas de la bretteuse. Il ne manqua pas le coup d’œil qu’elle jeta au marteau à tête rectangulaire qui pendait à sa ceinture.

« Nan, en fait, reste ici. J'ai deux trois questions pour toi. T'es qui, d’abord ? T’es de mèche avec ces fumiers ? »

– Qui ça ?

« Allons, me prends pas pour un con, tu veux ? répliqua-t-il en assenant son poing sur l’établi. J’te parle de l’autre con de Flodomir à qui j’ai claqué l’beignet. Il est pas près de respirer par les naseaux, celui-là. Mais toi. Toi, tu fais pas nette, comme fille. À fureter comme ça, fit-il en plissant des yeux. Bérengère s'agaça du tutoiement auquel elle seule avait droit.

« J’ai rien à voir avec ton histoire. » Le nain explosa.

« Qu’est-ce que tu fous là alors, hein ? Et armée en plus ! Mets-toi à ma place deux secondes. On me menace, j’me rebiffe, et l’instant d’après, v’là que quelqu’un débarque avec une épée !

« Parce que tu trouves ça fin, comme tentative d’assassinat, de débarquer comme ça en pleine journée ?

« Ha ! s’exclama-t-il. La finesse, c’est pas trop leur truc, figure-toi. Ils sont plutôt du genre à taper d’abord et à discuter ensuite. Mais j’avoue que tu fais un peu tache dans le tableau ».

– C’est juste que…

– Que quoi ?

– Plus tôt dans la journée, j’ai vu un… un des tiens se faire rouer de coups en place publique.

– Ah, Federico a tenté sa chance à la chambre hein ? Pauvre gars. Mais bon, si je devais avoir une attaque à chaque occurrence, y’a belle lurette que je s’rais plus là. Et tu peux dire « nain », c’est pas une injure. » Le potier se redressa quelque peu et semblait se calmer.

– Pourquoi j’ai l’impression que c’est plus que courant, ici ?

– J’te rassure, c’est pas plus courant ici qu’ailleurs. Disons qu’ici, ils aiment faire les choses en plein air. Et avec du public. Sans parler du Furet. »

Les yeux de Bérengère se firent ronds. « Attends voir… le Furet ? Il est bien ici ? » fit-elle d’une voix agitée. Le nain plissa des yeux et fit craquer les jointures de ses mains.

« ‘Sont pas nombreux, celles et ceux qui sont pas d’ici et qui connaissent ce nom. L’envie de sortir d’ici à coup d’pompes commence à me démanger, fillette. Tu ferais mieux de décamper.

– Arrête avec tes « fillette », vieux fossile ! Je cherche juste des renseignements !

– Des renseignements ? Sur le Furet ? Ben voyons ! Il fait pas bon de s’en faire un ennemi dans l’coin, de nos jours. » Le potier parut réfléchir un instant. «  Qu’est-ce que j’ai à y gagner ? »

« Le plaisir d’avoir aidé une inconnue, disons, par charité ? »

Le nain éclata de rire. Son visage s’illumina d’un coup, les rides autour de ses yeux se manifestèrent. C’était un rire bref mais honnête.

« Eh ben, t'es une marrante, toi. » Il reprit un ton sérieux. « Ouaip. J’ai définitivement l’envie de fracasser des trucs, alors tu vas gentillement lever les voiles. » À l’expression qu’il arborait, rompant avec son état d’allégresse précédent, Bérengère vit qu’il ne plaisantait pas. Elle soupira.

« Foutu caractère, merci pour rien » fit Bérengère en claquant la porte derrière elle.

« C’est ça, et que j'te revois plus. « Foutu caractère »… J't’en foutrais, moi. »

•  •  •

La ville s’était assoupie dans la douce lueur du crépuscule. Tandis que commerçants et commerçantes avaient clos leurs transactions et terminé leur labeur pour la journée, les débits de boissons et autres lieux grivois voyaient leur fréquentation en hausse. Dépourvu de tels lieux de plaisir, les rues du quartier des artisanes s’en trouvaient désertées. Dans le reste de la cité, les torches et les lanternes balisaient les rues, formant un spectacle de jeux de lumière et d’ombre sans pareil.

Rapidement après le départ de l’étrangère, Balthazar avait fermé son échoppe et avait passé l’après-midi dans son atelier, à s’occuper de menues tâches de manière distraite. La conversation qu’il avait eue avec cette étrange femme lui trottait dans la tête, en particulier le ton discourtois qu’il avait adopté à son égard. Avec le temps vient les remords, et dans le cas du potier, ils arrivaient vite. Cette personne avait beau être louche, il en vint à se convaincre qu’elle ne pouvait pas lui vouloir de mal. Au crépuscule, Balthazar revint dans sa boutique se dirigea vers une petite table où trônait une bougie dont il alluma la mèche. Une petite fenêtre ouverte à proximité laissait pénétrer une douce brise dans l’établissement, alimentant par moment la frénésie dansante de la flammèche. Attablé, le potier se mit à fumer la pipe : il l’avait bourré de trachè, du tabac de chez lui, loin dans les montagnes, à l’ouest. Enfin, de chez lui avant. S’il ne regrettait pas d’être venu en ville humaine pour y faire œuvre, il avait dû abandonner ses parents et les projets qu’ils nourrissaient pour lui.

La flamme de la bougie se décuplant par moment, il ne put réprimer une pensée triste quant au souvenir de ses sœurs, en particulier Philomena, la petite dernière. Il chérissait ces souvenirs car il rencontrait de plus en plus de difficultés à se rappeler du visage de ses proches, ses parents au premier chef. « Je refuse de vous oublier, vous aussi », murmura-t-il le regard lointain néanmoins focalisé sur la danse rougeoyante.

Cependant, Balthazar fut tiré de sa transe par une anomalie. D’ordinaire, les rues du quartier étaient désertes, la nuit. Or, il lui semblait avoir entendu des bruits de pas en nombre accompagnés, et il pouvait difficilement s’en convaincre, de cliquetis. Par réflexe, il éteignit la bougie d’un souffle et se rua vers la porte d’entrée. Seul moyen d’accès au bâtiment, le potier employa toute sa force à traîner difficilement devant celle-ci une lourde étagère en chêne, contenant encore de multiples poteries et autres produits en argile. Essoufflé, Balthazar tendit l’oreille, guettant le moindre son suspect susceptible de confirmer ses craintes. Il attendit une minute, le sang battant dans ses tempes et les mains moites d’appréhension puis recula doucement pour apprécier la vue de sa barricade de fortune. Bon ben, plus qu’à ranger, se dit-il en soupirant. Alors qu’il pressait son corps tout entier contre le flanc du meuble pour le déplacer, il entendit de nouveau les sons suspects et comprit que les cliquetis n’étaient pas des créations de son esprit. Pire, il entendit les sons se rapprocher. Soudain, une vive lumière apparut dans la rue, dont les lueurs traversaient les quelques embrasures qui paraient le mur frontal de la boutique. Des aboiements de chiens dans les bâtiments voisins se firent entendre, générant à leur tour d’autres aboiements, tel un écho qui ne faiblirait avec la distance. Le potier entendit des voix qui cherchaient à se faire murmure, sans succès.

« Oh ! Qu’est-ce que vous foutez ? Éteignez-moi ça tout d’suite !

–Ouais mais j’vois rien avec...

– Mais je m’en carre l’oignon ! T’éteins ça tout d’suite !

– Ouais ouais, pardon… »

La lumière mourut peu après, mais Balthazar eut le temps de jeter un œil à la troupe. Il entrevit quatre larrons, armées de haches et de gourdins qui battaient leurs flans. L’attention de Balthazar se concentra sur l’un d’entre eux qui semblait enturbanné, à ceci près que le linge en question camouflait une grande partie de son visage et était maculé de sang en son centre. Celui-ci portait une lanterne, probablement celle qui avait servi à réveiller le quartier par ricochet. Il entendit un autre larron au pas plus délicat, qui s’approchait de la devanture de la boutique.

« Bon, rallume.

– Hein ?

– La lumière.

– Quoi la lumière ? J’devais l’éteindre il y a dix secondes et…

– Et rien. Si j’te dis de rallumer, tu rallumes. »

Le sbire s’exécuta en grommelant. La lanterne embrasa de nouveau la rue de sa lueur, clarifiant la situation pour Balthazar. Trois des quatre larrons étaient torses nus, avec pour seul vêtement des braies et des bottes de cuir. Tous avaient une vilaine trogne, hormis un paré d’un pourpoint de cuir, le chef de l’escouade. Ni beau ni laid, Balthazar se dit qu’il lui faisait froid dans le dos. Le genre baratineur, avec le sourire facile. Le potier comprit également que l’enturbanné était la brute qu’il avait corrigée plus tôt dans la journée. Le très-probable chef de la troupe s’éloigna de l’entrée de quelques pas puis y fit face, les mains sur les hanches. Au point où on en est, marmonna-t-il. Il prit une grande respiration.

« Balthazar ! hurla-t-il. Sors de ton trou ! Tout de suite !

– Foutez l’camp, ou j’appelle la garde ! rétorqua le nain, la mâchoire tendue.

– Écoute, si tu sors sans faire d’histoires, on te fera rien, tenta le brigand d’une voix qui se faisait mielleuse.

– Tu peux toujours te gratter, cul terreux ! » lança le potier, lui-même impressionné par sa témérité.

L’un des larrons s’approcha du meneur.

« Niels… j’veux dire chef, se reprit-il rapidement, on fait quoi ? Vaut mieux pas traîner par ici. » Le meneur fixa son interlocuteur et plissa les yeux. Il fulminait. Ses partenaires connaissaient ses crises de colère, aussi tous reculèrent d’un pas. Niels se tourna vers l’enturbanné.

« Pète-moi la porte, Flodomir, mais tu m’le laisses. »

L’enturbanné, le nommé Flodomir, posa la lanterne au sol et se munit de la hache qui pendait à sa ceinture tout en s’avançant vers la porte du bâtiment. De manière répétée, il asséna des coups dont l’impact paraissait dérisoire mais qui parvenaient à progressivement grignoter le bois. Les frappes répétées résonnaient dans les rues calmes du quartier. Niels vit que des curieux, probablement réveillés par le vacarme, lorgnaient par les fenêtres des bâtiments voisins. Effectivement, mieux vaut pas traîner, se dit-il en portant son regard sur la lutte entretenue par Flodomir.

La sueur perlait sur le crâne chauve du potier, qui ne pouvait s’empêcher de tressaillir à chaque coup porté. En moins d’une minute, un large pan central de la porte céda pour laisser entrevoir un autre obstacle. « Bordel, mais f’est pas vrai ! » s’emporta Flodomir qui porta un coup de pied à l’aveugle sur l’obstacle. Résistant à l’assaut, Flodomir recula de quelques pas puis s’élança de tout son poids pour finir par percuter l’obstacle qui s’effondra à l’intérieur de la boutique, soulevant d’imposantes volutes de poussières. Le reste de la troupe accueillit l’effondrement par des rires bruyants, hormis Niels. Quelques secondes plus tard, le nuage de poussière ne s’était pas dissipé et restait pesamment en suspension à l’intérieur du bâtiment.

« Fef ! lança Flodomir de l’intérieur, j’y vois qu’dalle !

– On y voit pas plus que toi, idiot, fit l’un des larrons.

– Bertrand, fit Niels au sbire, amène-lui la lanterne. »

Celui-ci s’exécuta, posa la lanterne près de la porte, puis revint rapidement derrière Niels, qui lui portait un regard mêlé de mépris et de colère. De son côté, Flodomir se saisit de la source de lumière et avança prudemment, le bras tendu afin d’avoir la meilleure visibilité possible, en évitant les débris de bois qui gisaient au sol. Soudain, un bruit sec – tchak – se fit entendre, précédant un autre son, semblable à la chute d’un gros sac de jute, suivi d’un bruit de verre brisé. Le feu, à présent libéré de sa prison et nourri des débris de bois qui jonchaient le sol, se mit progressivement à dévoiler la scène. Flodomir gisait face contre terre, une pointe visqueuse lui ressortant par l’arrière du crâne.

« Écartez-vous de son champ de vision, il a une arbalète, leur intima Niels.

« Mais il a buté Flodomir ! rugit Bertrand, en proie à la rage.

Celui-ci s’élança en avant, prêt à venger la mort de son camarade. Et tu dois recharger maintenant, vieux salopard, se réjouit-il. Déferlant dans l’échoppe, Bertrand porta son attention sur le feu en train de devenir brasier. Cet instant d’inattention lui fit manquer le nain, armé d’une seconde arbalète, alors en joue. Un autre tchak se fit entendre de l’extérieur, suivi d’un râle d’agonie.

Niels respirait de manière saccadée. Quel merdier…, fit-il pour lui‑même. À court d’idées, le dernier sbire l’interpela.

« Chef, le feu gagne en intensité. On devrait pas s’éloigner ? »

Un sourire illumina le visage du meneur. Niels mit les mains autour de sa bouche et gueula.

« Balthazar ! Peu importe le nombre d’arbalètes que tu caches ! On a plus qu’à t’cueillir, s’esclaffa‑t‑il. Ou tu rôtiras, saleté d’engeance, fit-il d’une voix plus basse, presque sadique. »

Bordel, pesta Balthazar en silence. L’intérieur de sa boutique était en proie aux flammes et ces dernières grignotaient son gagne-pain avec avidité. Le potier se rua vers la sortie, mais une planche du plafond s’effondra. Le nain l’esquiva de justesse mais se réceptionna avec difficulté, se foulant légèrement la cheville. À terre et encerclé par le brasier en expansion constante, Balthazar tira un morceau de tissu de sa poche et le plaqua contre son visage. Cherchant d’autres issues en vain, tentative que vint compliquer l’abondante fumée concentrée dans l’échoppe, le potier s’affaissa au milieu de la pièce. Sur le point d’abandonner, il vit un tesson de poterie au sol, et il se rappela que les décorations qui s’y trouvaient n’étaient pas de sa main. Au même moment, il se rendit compte qu’il se passait des choses dehors.

« Eh ! T’es qui to… » entendit-il, suivi d’un râle.

Galvanisé par un sursaut de volonté, il se leva lourdement au milieu du cyclone enflammé et se dirigea, boitant, vers son salut. Chaque pas le faisait souffrir, mais il se devait d’agir. Pas moyen, ça leur ferait beaucoup trop plaisir, se dit-il. Il suffoquait et lâchait de grosses quintes de toux mais progressait vers la sortie. Une fois dehors, Balthazar s’effondra à genoux et fut pris d’une quinte de toux. Ses yeux étaient endoloris par les émanations de l’incendie et sa gorge le brûlait. La vue d’abord brouillée, les évènements de l’extérieur se firent assez clairs. Et le surprirent au plus haut point.

Bérengère se tenait au milieu de la rue, le souffle court, entourée des corps de ses assaillants. Les divers membres des larrons gisaient de part et d’autre de la rue. Bertrand avait la tête coupée du reste, tandis que Niels gisait aux pieds de Bérengère, perdant abondement du sang d’une plaie à son ventre. Une véritable boucherie. La boutique en feu, qui agissait comme une gigantesque torche, participait à occulter le spectacle macabre qui se déroulait sous ses yeux. Bérengère était couverte du sang de ses adversaires.

« Mais… comment ? » fit le potier, ahuri. Cependant, Balthazar remarqua la dague plantée dans l’épaule de la bretteuse. Bien que son visage se crispait à chaque respiration, elle s’obstinait à rester debout.

« J’ai besoin… le Furet… » eut-elle le temps de prononcer avant s’effondrer, ventre à terre.

Le brasier qui rongeait le bâtiment de l’intérieur irradiait le ciel obscur.

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Zlaw
Posté le 08/06/2020
J'aimerais dire que j'ai essayé d'avoir de la volonté et patienter avant de lire la suite, peut-être que l'arc "Pourquoi tant de haine" soit publié dans son intégralité, mais ce serait mentir. J'ai donc éhontément poursuivi ma lecture.

On en découvre ici un peu plus sur le monde de cette histoire dont je n'arrive à mon avis pas à prononcer le nom à haute voix. On commence avec un pas si petit paragraphe axé géopolitique, mais juste assez court pour qu'on n'en devienne pas perdu ou barbé.
On apprend également qu'il n'y a pas de chichi avec les races, on reste sur du très classique humains, elfes, et nains. Je ne savais pas à quoi m'attendre jusqu'ici, et je ne suis ni contente ni déçue. C'est un choix qui se défend. Et même avec une démographie aussi courante, il y a largement moyen de saupoudrer sa propre sauce un peu partout.

Malheureusement, comme l'introduction le laissait présager, les races ne se tolèrent pas très bien entre elles. C'est un peu triste, mais sans doute faut-il bien un terreau un peu fertile pour que le schmilblick avance. Et aussi pour justifier que notre héroïne semble avoir pour profession assassin. Même si bon, les brigands, c'était déjà suffisant à mon sens. Mais soit : j'adhère.
À vrai dire je suis simplement curieuse de connaître les origines de toutes ces inimités. Pourquoi la foule est-elle si prompte à se retourner contre ce pauvre nain qui se clame pour déjà persécuté ? Et d'ailleurs, dans un tel contexte d'hostilité, pourquoi n'est-il pas lui-même un peu plus prudent lorsqu'il cherche à prendre l'assemblée à témoin ? Le désespoir de sa situation, peut-être ?

Après une bonne partie de contexte tout à fait bienvenu, on en revient à Bérengère personnellement. Elle ne semble pas souffrir des préjudices de la majorité de la populace, mais c'est logique qu'un personnage principal ne soit pas un adepte du panurgisme, sinon on aurait vite fait de se retourner contre lui, lecteur comme auteur, je pense.
Elle n'est donc pas aussi agitée que le reste, mais elle ne cherche pas pour autant à être une activiste. Elle continue à rester discrète et à ne pas prendre de risques. Étant donné qu'on ignore toujours d'où elle vient et où elle va exactement, ça peut se défendre. Ce dont on est sûrs, à ce stade, c'est qu'elle est létale, et ça suffit.

Je me demande s'il y a plus qu'une jolie description derrière le demi-elfe forgeron balafré, mais même si ce n'est que ça, je ne m'en plaindrais pas.

La rencontre avec Balthazar est en revanche mise en avant, et je dois admettre qu'il y a une chose qui me chiffonne : est-ce que c'est réellement un coup de chance qu'il semble connaître le Furet, ou bien est-ce que Bérengère a perçu un indice qui m'a échappé ? Ça paraît un peu facile si c'est une coïncidence, mais encore une fois, il faut bien que ça avance. Mais pourquoi est-elle rentrée dans l'échoppe après l'altercation, alors, si elle ne pensait pas y trouver de renseignement ?

La façon dont elle découvre que le nain potier détient des informations qui l'intéressent n'occupe cependant pas une très grande importance. L'action prend rapidement le dessus. On s'attend à ce qu'elle vienne le secourir, mais j'ai quand même été tenue en haleine par cet assaut du magasin. Tous les adversaires qu'on rencontre sont décidément détestables, donc aucun remord qu'ils se fassent démembrer. J'ai trouvé l'idée de raconter la bagarre hors champ, du point de vue de Balthazar, particulièrement bonne. Et d'ailleurs il se défend plutôt bien, d'abord à chasser les deux malotrus, puis à tirer à l'arbalète sur celui qui revient à l'assaut. Et même lorsque les flammes montent autour de lui, il parvient à s'extirper du brasier. Il a peut-être moins de compétences de guerrier, mais il est pugnace, c'est appréciable.

Si je dois trouver des bémols, c'est peut-être un très très légère tendance à la répétition ? Ça ne m'a jamais complètement sortie de ma lecture, mais à plusieurs reprises j'ai noté que le même mot était utilisé plusieurs fois de suite, en succession rapprochée. C'est d'autant plus surprenant que le vocabulaire reste varié par ailleurs.
J'ai aussi été un peu déroutée par le premier échange entre Bérengère et Balthazar. Il est un peu énervé à cause de ce qui vient de lui arriver, et elle ne fait aucun effort pour le ménager, et du coup c'est une prise de bec garantie et un peu gratuite. J'espère que, s'ils sont amenés à faire un bout de chemin ensemble, au sens propre ou figuré, ils sauront trouver un équilibre dans leur façon d'échanger.
Karlsefni
Posté le 09/06/2020
Je suis touché par tant de questionnements !
Certaines réponses ne viendront malheureusement pas de moi, il faudra lire la suite lorsqu'elle sera publié.
Aussi, je dois bien avouer que trouver un équilibre entre toutes ces actions soit un peu compliqué, mais je pense m'y retrouver: accéder à l'originalité n'est pas simple, mais c'est ce qui fait son charme, et je compte bien m'y atteler !
Pour la rencontre entre Bérengère et le potier, disons simplement que la scène de lynchage publique quelques lignes plus haut relève, disons, d'un gain d'intérêt pour Bérengère, qui pênse trouver des réponses chez la communauté naine qu'elle, je le mentionne, ne connait pas vraiment, en dehors des préjugés raciaux de cet univers. En ce sens, l'entrée de Bérengère dans l'échoppe me semble justifiée. La réaction violente de Balthazar, ainsi que sa méfiance aussi me semble logique, au vu de la scène dont il fut la victime avec les deux brigands dehors. Exagérée, peut-être, mais qui sommes-nous pour juger du tempérament et des réactions d'une personne sous le coup de l'émotion ?
Pour les répétitions, la syntaxe et tout ce qui relève de la forme, je pense que cela relève du domaine qu'il me reste le plus à travailler.
Merci encore pour le suivi et pour avoir pris la peine de faire part de tes impressions, cela m'aide beaucoup !
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