« Eh ben, t’as pas chômé, Bérengère ! » s’exclama le tavernier.
Ce dernier affichait un grand sourire sur le visage, les poings fermement posés sur les hanches. Il était de fort bonne humeur en cette fin d’après-midi pluvieuse. La gnole coulait à flots à l'Auberge des Deux Renards et toutes ses chambres étaient réservées. Le tenancier n’avait pas souvenir qu’une telle situation s’était déjà produite par le passé. l'établissement était pourtant bien situé, au bord de la Grand-Route, près d’une rivière sur les bords de laquelle se développaient des saules pleureurs qui faisaient la renommée de la région. Pourtant, le brigandage portait un coup sévère à son établissement. L’auberge faisait figure d'étape sur la frontière entre les régions de Basse et de Haute-Mojenna, et la zone frontalière s'était récemment taillée une mauvaise réputation. Jugée mal famée en raison de l'installation de groupes de brigands qui y pratiquaient rapines, brigandages et autres activités de bandit de grand chemin. Mais l’aubergiste ne se laissait pas abattre, et se permettait même de récompenser les actions contre ces bandes.
Assise au comptoir, Bérengère jeta un œil vers le tavernier qui avait déjà vu passer près de cinquante printemps. Il n’avait plus beaucoup de cheveux et il sentait fort un mélange de graillon et d’alcool bon marché. Une odeur qu’il portait sur lui depuis l’ouverture de l’auberge, se dit-elle. Pour elle, l’auberge se trouvait au beau milieu de nulle part, mais l'établissement ne désemplissait pas, à son plus grand étonnement.
« Ça en fait du monde ce soir. Pas que je me plaigne, attention, s'amusa-t-il.
« Bon, tu la prends, oui ou non ? » répéta Bérengère, impatiente. Elle fit la moue en se massant l'arrière du crâne, encore endolori du choc qu'elle avait reçu plus tôt.
– Oui da, j’la prends. » L’aubergiste défit les lacets qui fermaient la sacoche, en sortit l’anneau, puis le rangea dans une poche de son tablier. « J’suis soulagé que cette histoire problème soit réglée » dit le tavernier en lui présentant en retour une bourse, de forme généreuse. Bérengère la rangea prestement dans son manteau. Le tavernier la fixa d'un drôle d'air. « Tu sais, j'ai un peu côtoyé Meaugrint, avant qu'il ne fréquente les mauvaises personnes. Un bon gars. Charpentier et un sacré bûcheur. Mais il a pas supporté de perdre son boulot après la mort de...
– Les affaires marchent bien pour toi, dit-elle en ignorant son interlocuteur. Tu te permets même de rémunérer grassement tes intermédiaires. » Le visage du tavernier perdit doucement de son éclat.
« J'voudrais savoir, est-ce qu'il a souffert lorsque...
– Tu devrais pas poser ce genre de questions. Je devrais pas avoir à te rappeler que t'es à l'origine de l'avis de recherche. C'était devenu une immonde saloperie, et le monde se portera bien mieux sans lui. Alors évite les états d'âme, tu veux ?
– Je vois, se résigna le tavernier. Tu comptes rester dans le coin quelque temps ? » demanda le tavernier avec une pointe d'espoir tout remplissant une chope qu’il plaça en face de son interlocutrice. Elle repoussa doucement la pinte servie vers le tenancier.
« Non, je compte bien passer l’embouchure de la Mojenna d'ici l'aurore. Et puis, J’aime pas tellement ce qu’il se passe » ajouta-t-elle en lorgnant vers une table voisine où étaient attablés cinq larrons, vêtus de capuches et parés de gourdins à la ceinture. Des rires à gorges déployées, les chopes vides s’empilaient sur la table, certaines tombées par terre.
« Oh, les gars de Jupin, expliqua le tavernier. C’est pas des truands. Je les laisse boire ce qu’ils veulent, et ils foutent pas le feu à la boutique. D'ailleurs, ils payent rubis sur ongle.
– C’est pas d’eux dont je te parle, Zbysko, déclara t-elle en repoussant son tabouret.
– Tu comptes vraiment partir maintenant ? À cette heure-ci ? C’est dangereux dehors.
– T’inquiète pas pour moi, tavernier. Bérengère sortit une pièce et la lança sur le comptoir, la faisant tinter. « Pour ta chope » dit-elle sans se retourner.
L'air ahuri, il la regarda sortir de l’auberge. En ramassant la pièce, Zbysko aperçut une silhouette se lever du côté de la table des tonneliers. Réflexion faite, ce client avait attiré son attention : Il n’était arrivé que peu de temps avant Bérengère, s’était directement assis et avait commandé une bière qu'il n'avait pas touchée. Il était resté dans le coin de l’établissement, drapé dans son long manteau noir, à capuchon, duquel le tavernier ne pouvait distinguer d’une étrange balafre qui parsemait sa joue droite. Le client n’adressa pas le moindre regard au tavernier, et prit la porte à son tour.
Plus tard cette même nuit, alors que le tavernier s'apprêtait à fermer son établissement, deux hommes en armes débarquèrent. Ils portaient des écussons d'officiers et avaient l'air pressé.
« Eh tavernier, z'avez vu passer la bande à Jupin dans vot' bouge ? fit l'un d'eux d’un ton autoritaire. Y'a le corps d'un pauvre type sur la route, à une lieue au nord. Tout déglingué qu'il était, ils ont dû s’y mettre à plusieurs.
– Geuhh ? » ajouta en complément son acolyte d'un air interrogatif. Celui-ci louchait à l'occasion et semblait ne pas pouvoir garder sa bouche fermée, dévoilant une dentition absente par endroits.
« Ma foi, non, rien d’inhabituel. La bande à Jupin était bien là mais ils étaient tellement pintés qu’ils pouvaient plus arquer normalement sur plus de dix pas sans se ramasser par terre. Ça m’étonnerait qu’ils aient fait un truc pareil » dit le tavernier d’un ton sérieux. Il craignait que ce n’était pas la bande à Jupin qui était responsable.
« À quoi il ressemblait, le macchabée ? renchérit Zbysko. Je l’ai peut-être vu passer.
– Assez banal, quoiqu’il avait une cape noire toute déchirée et une sacrée face de cul, avec une balafre sur la joue.
– Ah celui-là ? oui-da, je l’ai vu. L'est resté dans son coin toute la soirée, sans rien boire. Il sentait l’anguille de loin, dit le tavernier en croisant les bras.
– Et il est parti depuis combien de temps d'votre bouge, c’te larron ?
-- Geuuuuh, ajouta son acolyte.
– Je dirai entre trois et quatre heures. Vous pensez pas qu’il s'est fait becquetter ? Y’a beaucoup de choses qui rôdent dans le bois de Sarrin. Et pas que des loups.
– Bah, c’est que des racontars, y’a pas de bestioles à Sarrin, rétorqua le premier garde dans un rire moqueur. On passe dans l’coin la journée et on a jamais rien vu de louche dans le bois.
– Vous dites ça parce que vous passez jamais la nuit, quand la lune est haute. Si vous passiez à ce moment-là, vous aussi, vous feriez dans vos braies » déclara le tavernier, plus sérieux que jamais.
Les deux gardes se regardèrent un instant, puis éclatèrent de rire, ce qui irrita le tavernier. Zbysko leur demanda de partir, ce qu’ils firent, toujours riant aux éclats. Le tavernier les entendit rire encore longtemps, leurs voix s’estompant peu à peu à mesure qu’ils progressaient sur la route. Le lendemain matin, il apprit que les deux gardes, qui ne s’étaient pas présentés au poste pour la relève, furent portés disparus. Les recherches ne furent pas longues : à proximité de la Grand-Route, on ne retrouva d’abord qu’un bras, détaché du reste, ainsi qu’une botte, maculée de sang. Les traces, mêlées aux traînées de sang, laissaient un chemin net qui menait jusqu’à l’orée de la forêt, où l’on retrouva les cadavres. Du moins, ce qu'il en restait.
J'apprécie toujours, dans les histoires de fantasy, que la géographie et la 'mythologie', si je puis dire, ou en tous cas le bestiaire, s'établissent petit à petit. Je n'aime pas être complètement paumée avec des personnages qui ne font que de parler de choses qui n'ont pas encore été présentée et dont on ne peut pas deviner la nature sans plus de contexte, et à l'inverse, se voir tout expliqué pas à pas est parfois un peu infantilisant.
Ici, on n'a pas encore de détails sur le gouvernement dans les parages, mais on n'en a pas besoin. Il y a des gardes, donc il y a probablement un système d'exécutif, et c'est grandement suffisant comme niveau d'information. S'il y a des criminels, il y a des lois. Et on sait qu'il y a un système monétaire, aussi.
J'ai bien aimé le tavernier. J'avais déjà bien aimé les tournures de phrases dans les quelques échanges du chapitre précédent, et ça se confirme. Il y a un côté féodal à l'ambiance et c'est fort sympathique. Et c'est d'autant plus drôle que tu arrives quand même à introduire un garde qui prend ce ton à l'excès et en devient agaçant. Je ne dirais pas que je suis contente qu'il se soit fait dévoré, parce que ce ne serait pas très gentil de ma part et on ne l'a pas connu plus que ça, mais bon, quand même.
Je m'interroge sur la nature de la créature des bois. Si créature il y a. Je pensais qu'il allait y avoir quelque chose avec le balafré. Mais il s'est fait tué. Et je pensais que Bérengère (super prénom, au passage) aurait pu avoir quelque chose à voir avec ce développement. Mais d'après ce qu'il est advenu des gardes, je commence à douter. Ou alors le lien n'est pas aussi direct que je l'ai pensé initialement.
Je me demande aussi quelle est la fameuse affaire pressante vers laquelle elle se dirige. Elle a tout de même pris le temps de venir vendre la bague de Meaugrint au tavernier, alors qu'elle avait déjà pris du retard avec les brigands.
Très bons choix de noms de personnages, aussi. Un mélange de prénoms 'absurdes'/'inventés' et de prénoms plus classiques, ça donne juste la bonne touche de fantaisie dans ce monde jusqu'ici plutôt réaliste.
je disais donc, que la prise de retard avec les brigands n'en était pas réellement une: si elle les rencontrait, elle honorerait le contrat, dans le cas contraire, elle se rendrait plus rapidement où elle doit aller. La taverne se trouvant sur la route, elle va donc rendre la preuve de l'extermination de la bande au tavernier, afin de gagner de quoi survivre. Dans tous les cas, le commentaire est très constructif, et en effet, je ne suis pas peu fier du nom de mon héroïne!
J'espère que la suite plaira tout autant que la modeste histoire, dont vous venez de faire la lecture!