Pourquoi tant de haine ? (3e partie)

Quelle merveilleuse chose que la bureaucratie, n’est-ce-pas ?

la chose ne devrait prendre que cinq minutes, tout au plus,

mais elle sera réglée au cours des six prochains mois.

 

Voyage au cœur des choses les plus ordinaires – Vealonius Maro

 

 

 

Les deux compagnons se préparèrent pour le départ, une fois Bérengère rétabli. Elle manquait encore de mobilité au niveau de l'épaule, mais Gélaï l’avait rassurée : elle pouvait désormais utiliser son bras.

« N'oublie pas, tu dois utiliser ton bras pour le rééduquer mais ne force pas pour autant, c’est compris ? » l'avertit la guérisseuse. Un foulard blanc lui rassemblait les cheveux derrière les oreilles. Les bras croisés comme à son habitude, elle toisait Bérengère, alors en train de se chausser.

« Oui, j’ai bien compris » soupira Bérengère, un brin exaspéré par la grande précaution de sa bienfaitrice. Gélaï s'était aussi occupée de la cheville du nain, une blessure qui l’avait bien moins inquiétée que la plaie de la bretteuse. Une fois prête, Bérengère se leva et effectua des mouvements pour constater de la guérison. Elle sentait une certaine raideur dans ses mouvements, mais la douleur avait disparu. Soulagée, elle se tourna vers Gélaï, qui lui souriait, de son éternel sourire maternel. La bretteuse se sentait chanceuse d’avoir rencontré une personne comme elle. Bérengère ne pouvait s’empêcher de ressentir un semblant de gêne dans ce sourire trop parfait, un sourire presque hypnotique. Cette sensation s’effaça rapidement, laissant place à la confiance qu’elle éprouvait pour son interlocuteur. La bretteuse se reprit et lia son ruban à ses cheveux d’or. Gélaï comprit que c’était pour elle une habitude, et elle s’imagina alors que sa patiente devait en porter depuis très longtemps. Finalement prête, Bérengère se plaça à deux mètres en face de Gélaï, posa sa main, à plat, sur sa propre épaule et s'inclina devant elle.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? » pouffa Gélaï, sa main devant la bouche. Bérengère se redressa, et lui sourit à son tour.

« Là d’où je viens, c’est notre manière de remercier ceux qui rendent de grands services, lui expliqua-t-elle.

– Je vois » répondit la guérisseuse. Elle rougissait de manière presque imperceptible, mais Bérengère le remarqua néanmoins familiarisée. Elle s’était attachée à celle qui avait agi sans arrière-pensée. « Je suis heureuse de t’avoir rencontrée » lui répondit-elle en s’inclinant à son tour. Les deux femmes rejoignirent Balthazar, qui attendait à l’entrée de la maison. Balthazar remercia Gélaï pour les avoir aidés, puis les deux compagnons s’en allèrent, vers une destination connue du nain seul. Gélaï les observa s'en aller. « Vous allez au-devant d'un grand danger. Faites attention à vous » pensa-t-elle, un sourire à présent plus triste sur le visage.

 

• • •

 

Il était aux alentours de midi. Les deux compagnons avaient rejoint la place occidentale de Dablhan, mais ils durent rapidement s'arrêter.

« Forcément, c’est jour de marché…» se désola le nain. Une foule immense avait envahi la place, se bousculant devant les étals et s’arrachant à de grands prix les produits artisanaux.

« Tant mieux, non ? rétorqua la bretteuse, l’air interrogateur. On ne sait pas si t’es recherché, mais mieux vaut ne pas prendre de risques. Et dans une foule, nous serons moins vulnérables.

– Cacher un arbre dans une forêt, hein ? fit Balthazar, l’air pensif.

– Exactement. C’est astucieux, comme idée !

– Ouais, ça peut marcher, à condition que ceux qui nous cherchent ne s’y trouvent pas déjà, dans ta forêt, rétorqua-t-il, peu convaincu. Bon de toute façon, c’est tout aussi risqué de rester plantés là. Allons-y. »

Les deux compagnons traversèrent la foule, se frayant un chemin jusqu’à la rue opposée. Le marché de Dablhan était l’un des plus fameux de la région et Bérengère n’avait pas vu autant de vie depuis longtemps. Elle observait des enfants se courir après, zigzaguant dans la foule, des bâtons à la main. Leurs rires se mêlaient au brouhaha qui régnait sur la place, où seules les voix fortes et habituées des commerçants se distinguaient. Balthazar dû rappeler Bérengère à l’ordre plus d’une fois, cette dernière ralentissant pour examiner les marchandises trônant sur les étals. Il n’appréciait pas cette traversée autant que la bretteuse. Ils atteignirent finalement l’autre coté du marché, quelques minutes plus tard.

« J’ai pas l’habitude de voir autant de monde, admit la bretteuse. Mais j'admets que c’est agréable de voir que les gens peuvent se rassembler sans se mettre à s'entredéchirer.

– Pour sûr, ça doit être pas mal quand t’es comme eux » rétorqua le nain qui grimaçait en touchant son bras droit. Bérengère ne comprit pas tout de suite ce que voulait dire le potier par là, ni pourquoi il faisait cette tête.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? On t’a repéré ? demanda-t-elle en observant les alentours, alerte.

– Non. Disons qu’il fait pas très bon vivre ici, quand on est pas humain. » Le potier releva sa manche et pesta. Son avant-bras était marqué d’un hématome de la taille d’une prune.

« Tu as vu qui t’as fait ça ? dit-elle, le visage fermé. » Bérengère avait posé un genou par terre, et tenait le nain par les épaules.

« Laisse tomber, dit-il en la repoussant doucement. De toute façon, ça servirait à rien de mettre une rossée au hasard, ici. Il faut s’attaquer à la racine. À tu-sais-qui.

– Tu veux vraiment qu’on l’appelle comme ça ? » fit Bérengère, perplexe. Balthazar montra du doigt ce qui s’avéra être leur destination.

« Voilà notre point de chute. » 

Construit dans un style architectural sobre, le bâtiment désigné était construit en pierre grise unie comme c’était le cas pour de nombreux bâtiments publics, comme preuve d’un sérieux manque d’imagination. À l’instar de sa couleur, le bâtiment ne donnait pas dans le luxe ni le paraître. La façade était bien entretenue et la devise de la ville trônait au dessus de la porte d’entrée qui faisait, elle, assez forte impression. En bois massif, elle était surement aussi lourde qu'elle en avait l'air.

« Le carrefour des mondes et la solide frontière contre le mal » récita Bérengère qui lisait l’inscription sur la devanture. Les portes de l’Hôtel étaient gardées par deux miliciens, équipés de hallebardes, de casques en fer et de pourpoint en cuir accompagnés de pièces de métal aux jointures. le soleil commençait à taper sur la Grand-Place, et les soldats semblaient en train de bouillir dans leurs atours, tel deux homards dans la marmite d'une cuisine ducale. Ils étaient en train de discuter, et ne prêtaient pas la moindre attention aux deux compagnons qui s’approchaient d’eux

« …Mais si, j’te le dis, on aura pas encore notre augmentation, ce mois-ci.

– Et moi j’te dit que si, Hervé, suffit de demander au sergent.

– Et qui c’est qui va lui demander ? Toi ?

– Ah ça non, tu demanderas. Il t’a à la bonne. Mais t’en fais pas, je serai derrière si...Eh ! Halte là ! » 

Les deux soldats allongèrent leurs bras armés pour bloquer le passage, formant une croix avec leurs hallebardes.

« Qu’est ce que vous venez faire ici ? L’accès à l’hôtel est interdit ! » tonna avec une certaine maladresse le soldat prénommé Hervé, en toisant le potier d’un regard de mépris. « Ne sont autorisées à entrer que les personnes respectables et vous…

– ...vous n’en faites pas partie » poursuivit son collègue en fixant de la même manière le potier.

« Écoutez, on veut pas d’ennuis. Fitzroy nous attend. » déclara le nain aux sentinelles. Balthazar garda son calme, à la vue des hallebardes qui ne tarderaient pas à se pointer sur eux et à les éventrer.

« C’est conseillère Fitzroy pour toi, nabot » grogna Frederick en pointant son arme vers le nain. « Tu te prends pour qui ? T’as rien à faire ici, allez dégage ! » 

Bérengère s’interposa entre le garde et le potier, se plaçant sur la trajectoire de l’arme.

« Si t’as un problème, prends-t’en à quelqu’un de ta taille » le défia-t-elle, la main bien en évidence sur le pommeau de son épée.

« Gardes à vous, soldats ! » La phrase fut prononcée par une voix forte, qui fit se retourner Bérengère et Balthazar. Les deux compagnons s’écartèrent alors pour laisser place à l’individu qui s’approchait. Les deux sentinelles, elles, avaient perdu de leur verbe, et s’étaient raidies comme des piquets.

« Oh merde..., marmonna Frederick.

– Qu’est-ce que c’est que ce comportement, bande de merdeux? Depuis quand on vous autorise à injurier les civils, hum ? » Sa voix de stentor avait résonné dans la rue, attirant l’attention de quelques marchands en bordure de marché qui avaient arrêté leurs boniments quelques instants, le temps de voir ce qui se passait. L’homme avait au moins quarante ans bien tassés et n’avait plus un cheveu sur le crane. Les yeux bleus, il était d’une stature moyenne, vêtu d’une tenue en cuir. Son uniforme était accompagnée de tissu de soie vert et ocre et d’un pectoral en acier. Il était aussi équipé de jambières en fer, mais le sergent semblait être capable de se déplacer sans se faire entendre, comme l’avait démontré son entrée en scène. Il portait une masse d’armes à la hanche droite, et un insigne sur son pourpoint ; une tour grise, entourée de remparts sur fond vert, le blason de Dablhan. Sa stature imposait l’autorité et il émanait de lui une forte odeur de menthe.

« Mais sergent, ils...

– Fermez-la, crétins, leur aboya-t-il avec autorité. Sinon, je vous envoie au mitard pour désobéissance, c'est clair ? » 

Les deux soldats ne bougèrent plus d’un iota. Le sergent se tourna vers les deux acolytes.

« Allez-y, vous êtes attendus » déclara le sergent d'un ton plus courtois. Son visage demeurait impassible. Les deux sentinelles ouvrirent les portes, laissant Bérengère et le potier pénétrer dans le bâtiment, non sans se presser. Une fois les portes fermées, l'un des soldats posa la question fatidique.

« Dites sergent, demanda prudemment Hervé, pour notre augmentation...

– Carrez-vous la où je pense, vous avez déjà de la chance que je ne vous jette pas hors de la milice. » Malgré la chaleur, le sergent semblait à son aise. « Allez, au boulot ! »

Le hall du bâtiment recelait quelques surprises. S’attendant presque à un parquet en bois pour le sol, Bérengère fut étonnée de constater que l’intérieur faisait bien plus dans le luxe que l’extérieur de l’édifice. Le sol était fait de marbre, et de nombreux tableaux, paysages comme portraits, ornaient les murs du hall principal, au bout duquel, dans une alcôve, se dressait une statue intégralement en bronze. Un homme y était représenté en posture de victoire, la lame pointée vers le ciel. Un tapis rouge sang traçait le chemin de la porte jusqu’à l’alcôve, puis se séparait en deux, vers des escaliers qui menaient à l’étage supérieur. Des bancs et des sièges étaient disposés de chaque côté de la pièce, en dessous des nombreuses peintures.

« Ils ont de sacrées belles pièces d’art, pensa tout haut Bérengère.

– Tu t’y connais ? Moi j’ai du mal à faire la différence entre une croûte et un chef-d’œuvre.

– Du tout, répondit-elle, mais j’apprécie plus les couleurs que ce qu’elles forment sur un tableau. Je suis passé une fois à Llewelyn et je me souviens qu’il y avait un marchand d’art sur la place dédiée aux transactions financières et au troc. Je lui ai demandé comment faire mes propres pigments. Je me disais qu’en broyant des plantes, ce genre de choses, je pouvais en obtenir facilement. Je venais à peine de finir ma question qu’il s’est mis à rire. Vu qu’il ne s’arrêtait pas de se tordre en deux, je suis partie. Eh bien, qu’est-ce que tu as ? » poursuivit-elle en quittant un paysage pour le visage de Balthazar qui tremblait. Le potier éclata d’un rire sonore, si bien qu’il résonna dans le hall.

« Je comprends pourquoi il a rigolé, dit-il en se tapant la cuisse du plat de la main. Les pigments nécessaires à la fabrication de la peinture coûtent très cher, expliqua-t-il. Et toi, tu débarques et tu lui dis qu’en broyant quelques feuilles et en les mélangeant à de l’eau, tu obtiens de la peinture verte. Te vexe pas, c’est mignon comme réflexion » ajouta-t-il rapidement, sentant que Bérengère n’appréciait pas la tournure de la conversation.

« Tu m’as l’air bien calé. T’étais pas potier à la base ?

– Si, et je l’suis toujours, dit-il avec fierté. Mais j’en ai connu, des marchands et des commerçants, et j’aime bien comprendre comment on fabrique les choses.

– Dans ce cas, c’est qui ce type, représenté en statue là-bas ?

– Tu l'connais pas ? s’étonna Balthazar. C’est Thémistion.

–  Je viens à peine d'arriver, rappelle-toi. C’est une conseillère, c’est ça ?

– Pas du tout ! » Balthazar s’impliqua beaucoup dans ses explications. « C’est un héros légendaire, le pourfendeur du basilic. Ça te dit vraiment rien ?

– Non, dit-elle en remuant la tête. Il n’y a plus de basilics dans la région depuis plus de deux siècles, alors il doit être mort depuis belle lurette. Pourquoi avoir une statue à son effigie à cet endroit ? » Le nain la saisit par le bras et l'attira dans un coin de la pièce.

« Fais gaffe à ce que tu dis sur Thémistion ici, d’accord ? » Le nain lorgna autour de lui et poursuivit. « C'est une légende, ce type. Certains sont pas d’accord sur la véracité de ses faits d’armes, mais un culte s’est établi à Dablhan depuis près d’un siècle. Mais le culte de Thémistion n’a gagné en importance que récemment, avec la fondation d’un temple dans le quartier des brumes. Depuis peu, beaucoup de personnes lui rendent hommage, dont des personnes haut placées, alors prudence.

– D’ailleurs c’est qui, cette Fitzroy ?

– C’est elle qui possède ce bâtiment, en tant que charge de fonction, entendons-nous bien. Fitzroy est la personne qu’il fallait contacter autrefois, pour obtenir un permis d’habitation, de construction, quand on était pas humain et qu'on venait d’arriver en ville. Elle est aussi, en théorie, chargée de la protection des non-humains mais comme tu as pu le constater, c’est pas une réussite à cent pour cent.

– T'as l'air d'en connaître un rayon. Mais pourquoi venir la voir ? Tu n’as pas peur qu’elle te livre au Furet ?

– C’est pas son genre, je t'assure. Assez perdu de temps, elle doit nous attendre. » 

Les deux acolytes gravirent les marches et atteignirent l’étage supérieur de l’hôtel, non pas moins luxueux. Ils croisèrent le chemin d’agents municipaux qui se précipitaient les mains pleines de dossiers, en panique. Il y avait nettement plus d’activité à l’étage qu’au rez-de-chaussée qui devait servir de salle d’attente. Suivant la voie tracée par le tapis, Bérengère comprit qu’il menait à une pièce se situant au-dessus de la porte d’entrée de l’hôtel. Un homme se tenait devant le bureau, vêtu sobrement d’une chemise blanche et de chausses blanches serrées qui lui arrivaient aux chevilles. Il portait un nœud papillon en guise d’accessoire, qui était un peu de travers.

« Excusez-moi, madame, mais comment êtes-vous entrée dans l’hôtel ? Les gardes ne vous ont pas pris votre arme ? 

– Ah, les gardes se sont pris une réprimande du sergent, ils y ont pas pensé, les cons, répliqua Balthazar en ricanant.

– Certes..., poursuivit le fonctionnaire mal a l’aise. J’imagine que vous avez rendez-vous avec la conseillère. Dans ce cas, je vais devoir vous demander de déposer vos armes. Toutes vos armes, insista-t-il en regardant Bérengère, dans le coffre à ma gauche, s’il vous plaît. »

Bérengère s’exécuta. Elle y plaça son épée, rangée dans son fourreau, avec une grande délicatesse. Encore accroupie, elle donna au majordome un regard glacial.

« Si je ne la retrouve pas à la sortie, ça va barder. Vous êtes prévenus, ajouta-t-elle en se redressant.

– Je puis vous assurer qu’elle ne bougera pas d’un pouce, rassura le majordome. La conseillère vous attend. »

L’individu assis au bureau ne fut pas vraiment ce à quoi s’attendait Bérengère. Elle s’était mis en tête de tomber sur un bureaucrate irritant, travaillant dans une pièce envahie de piles de documents plus officiels les uns que les autres. Or, elle tomba sur une femme mûre, d’une quarantaine de printemps à l’air charmeur, avec une tache de naissance qui lui passait sur l’œil gauche avec son globe oculaire au centre. Elle était rousse et sa chevelure ardente lui tombait au niveau des épaules. Elle avait le teint halé et les yeux couleur d’émeraude, ce dont elle était sûrement fière. Elle portait un justaucorps vert assorti à ses prunelles, dépourvu de manches, qui découvraient ainsi de belles épaules et de jolis bras fermes. Après un bref regard vers Balthazar qu’elle gratifia d’un sourire de bienvenue et d’un salut de la main, elle tourna son regard vers la bretteuse et la dévisagea, ce qui mit Bérengère mal à l’aise. Elle serra son poing, une habitude tenace de son enfance dans des situations de malaise, ce qui avait tendance à faire craquer ses os.

« Salut Fitzroy » lança Balthazar en s’asseyant en face de son interlocutrice.

« Toujours aussi familier, à ce que je vois » rétorqua-t-elle. Elle avait haussé le sourcil et tapotaient ses doigts sur la table, dont le bruit résonna dans la pièce. Ils se regardèrent une dizaine de secondes, ce qui parut une éternité pour Bérengère, qui ne savait pas du tout où se mettre et resta debout. Se regardant en chiens de faïence, ils se mirent soudainement tous deux à éclater d’un rire franc, un sourire illuminant leurs visages.

« Cela fait bien trop longtemps que tu ne m’avais pas gratifié d’une de tes visites » ajouta-t-elle en tapant du plat de la main sur la table.

« Que veux-tu, j’avais pas de raison de venir te déranger. Toujours aussi charmante, je regrette de ne pas être venu plus tôt, enchaîna-t-il, d’une voix forte.

– Espèce de petit voyou, répondit-elle un rictus aux lèvres.

– Mais j’y pense, tu dois être débordée en ce moment » reprit-t-il en se calant dans le fond de son fauteuil. Bérengère avait du mal à évaluer la situation. Ils se connaissaient vraisemblablement bien, et le potier lui faisait confiance, mais elle se méfiait. La bretteuse examina Fitzroy en détail mais rien ne l’interpella dans sa gestuelle qui pourrait justifier sa méfiance.

« Je vois que tu n’es pas venu seul » dit-elle en ignorant la perche tendue par le nain et en focalisant son regard sur la bretteuse. Elle la dévisagea, de la tête aux pieds, ce qui rendit Bérengère mal à l’aise, à nouveau.

« Ne change pas de conversation, s’il te plaît..

– Tu fais ton ingrat maintenant ? Tu n’imagines pas le mal que j’ai eut à empêcher Werwarten de te pourchasser. Tu me dois le peu de répit dont tu disposes, alors un conseil, change de ton.

– T’étais donc bien au courant, répondit Balthazar, après un court silence. Dis-moi, tu l’as su quand ? après ou avant qu’ils foutent le feu à ma maison » demanda-t-il avec ironie. Il avait les poings serrés.

« Écoute, je suis vraiment désolée de ce qui t’est arrivé. Mais je ne l’ai su qu’après, tu m’entends ? Je n’aurais jamais laissé cela faire.

– Mouais, dit-il sans conviction. C’était étrange de toute façon, les dévots font pas dans le vandalisme d’habitude, ajouta-t-il, pensif.

– Attendez, c’est qui, ce Wer-machin ? » interrompit Bérengère, agacée de ne pas pouvoir suivre la conversation. Elle toisait Fitzroy et Balthazar, les bras croisés.

« Werwarten, conseiller, un collègue mais loin d'être un ami, commença la conseillère. Il s’occupe de la gestion du culte de Thémistion, mais depuis quelque temps, il fait preuve de beaucoup de zèle et s’occupe autant des affaires temporelles que spirituelles. Il faut bien admettre que la foi lui a beaucoup monté à la tête ces temps-ci. Une dévotion exemplaire. Il a été proclamé Archichapelain par les fidèles et il ne prend plus son office comme tel, mais comme une véritable mission divine » expliqua-t-elle en levant les yeux au ciel de manière sarcastique.

« On sait très bien pourquoi, ou plutôt pour qui, il fait autant de zèle, hein Fitzroy ? » lança Balthazar, plus sérieux que jamais. Fitzroy était calme, tandis que le nain était crispé. Elle jeta un bref coup d’œil vers la bretteuse, puis poussa un profond soupir.

« Tu te lances dans une sale affaire, de laquelle tu ne sortiras pas gagnant, tu le sais ? Tu t’attaques à un trop gros poisson, potier. Je refuse de… » poursuivit-elle, jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée par le poing de Bérengère qui s’effondra sur la table, renversant des bibelots qui y étaient posés.

« Vous allez m’expliquer, à la fin ? » s’exclama-t-elle. Balthazar sursauta de cet élan de colère. « Vous dirigez pratiquement la ville et pourtant vous faites dans votre froc ? Le Furet ! où-est-il ?

– Balthazar, dis à ton amie de baisser le volume et de s’asseoir, ou je la mets dehors » menaça Fitzroy. Balthazar la regarda et haussa les épaules. « Et surtout, ajouta-t-elle en fixant l’intéressée, ne prononce pas ce nom à voix haute. Plus jamais, c’est compris ? » acheva-t-elle en détachant chaque syllabe.

Bérengère, d’ordinaire inébranlable, fut troublée par le regard que lui lança la conseillère. Elle s’exécuta et prit place sur le siège adjacent à celui du nain.

« Je disais donc, je refuse de te laisser te lancer là dedans Balthazar, et je ne t’aiderai pas. Ton homme est inattaquable. Il galvanise ses fidèles en leur faisant avaler des calomnies, et fait passer les non-humains comme boucs-émissaires pour tout ce qui leur arrive de mal dans leur vie. La guerre, la famine, la pauvreté, les douleurs d’estomac et j’en passe.

– S’il est aussi zélé, comment as-tu réussi à le convaincre de lâcher l’affaire avec Balthazar ? demanda la bretteuse, intriguée.

– Werwarten a besoin de l’aval du conseil pour organiser ses descentes chez les non-humains, expliqua-t-elle. D’ordinaire, le conseil n’autorise pas les attaques envers les autres communautés, mais Werwarten a depuis peu obtenu un sacré soutien au conseil. Je suis la seule à avoir voté contre ces mesures.

– Qu’est-ce qui nous dit que tu n’a pas été approchée par l’homme derrière tout ça ? » demanda Bérengère. Balthazar s'étonna de cette question.

« C’est vrai qu’on pourrait se poser la question, reprit-il. Il a gagné tellement d’influence récemment, je mettrais ma main à couper que le conseil y joue un rôle, n’est-ce pas Fitzroy ? Dis-moi que j’ai tort. » La conseillère soutint le regard du nain, mais elle baissa les yeux et soupira.

« Ils m'ont menacé » expliqua-t-elle, une larme coulant le long de sa joue. Elle l’essuya de la main et se reprit. « Je suis sur la touche sur ce coup-là. Je ne peux pas intervenir. Il a des espions partout, continua-t-elle à voix basse. Ne faites confiance à personne.

– On va devoir se débrouiller tout seul, j’imagine » admit Bérengère en se relevant, prête à s’en aller, suivie par le nain qui demeurait muet.

« Nous ne nous sommes pas présentées, je crois » ajouta la conseillère en se levant puis en s’approchant de Bérengère. « Apollonia Fitzroy, annonça-t-elle la main tendue.

– Bérengère » répondit la bretteuse en serrant la main tendue. Fitzroy serra avec sa deuxième main la poignée qu’elles s’échangeaient.

« Navrée de ne pas pouvoir vous aider davantage » répéta-t-elle en fixant intensément la bretteuse. Elle sentait que la conseillère lui plaçait quelque chose dans la main, un morceau de papier puis lui adressa un regard éloquent. Bérengère hocha sensiblement la tête, puis passa la porte, accompagnée du potier qui avait sombré dans le mutisme le plus complet.

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Zlaw
Posté le 16/07/2020
Hm hm. Le mystère s'épaissit.

Pourquoi Bérengère est-elle autant en rogne contre le Furet ? Aucun ombre de réponse jusqu'ici. Un rapport avec son cauchemar ou bien rien à voir ? Est-ce que le ruban dans ses cheveux est un indice, ou bien c'est juste pour souligner l'esthétique du rouge sur le blond que Gelaï le remarque ?
Que sa façon de lui marquer sa gratitude ne lui soit pas familière nous donne aussi envie d'en savoir plus sur ses origines. Une contrée lointaine, peut-être, voire un peuple éteint.

Comment Balthazar a-t-il des contacts aussi hauts placés avec lesquels il est qui plus est aussi familier ? Il se fait pourtant plutôt malmené dans la ville, comme en atteste un simple passage dans une foule de marché, qui semblait pourtant avoir mieux à faire que de le persécuter. Il est cependant robuste et laisse couler autant qu'il ne se laisse pas faire. Il est sympathique.

Le culte de Thémistion semble avoir une espèce d'importance. On découvre la légende du supposé héros vainqueur du dernier Basilic, et dans la foulée un nouveau personnage, Werwarten (si si, je vais m'en sortir avec les noms), funeste membre du conseil des Dix, qui semble être plus ou moins devenu fanatique de cet ancien culte oublié et retrouvé récemment. Étrange étrange, tout ça.

Les gardes de l'hôtel remplissent très bien leur rôle de comic relief. Et j'ai beaucoup aimé le Sergent. Je me demande si on le recroisera. Jusqu'ici les personnages vont et viennent. Rester imprévisible est un choix qui se défend, mais du coup ça fait monter mes maigres espoirs de lectrices, parfois. xD

On continue à profiter des descriptions de l'organisation et de l'architecture locale, avec le marché et le bâtiment de l'hôtel. Et on profite toujours autant des échanges plaisantins entre Bérengère et Balthazar, dont la dynamique commence à être plutôt confortable, même si je ne serais pas contre un peu plus d'ouverture de la part du nain. La façon dont il la garde exclue de la conversation avec la conseillère n'était pas très considérée, même s'il avait sans doute des raisons un peu protocolaire de se comporter de cette façon.

Un chapitre dans l'ensemble peut-être un tout petit moins actif que les précédents, si tout aussi bien écrit. =)
Karlsefni
Posté le 16/07/2020
Bonsoir!
Hehe, l'intrigue avance relativement bien à mon sens, et je me plais toujours autant à écrire les dialogues, que ce soit entre nos deux compagnons, ou des personnages plus, disons, burlesques, comme Frederick et Hervé. J'ai tenté une approche plus visuelle sur ce chapitre, avec des descriptions un peu plus détaillées. A voir si je continue sur cette lancée.
Merci encore pour le retour, toujours un plaisir !
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