Pourquoi tant de haine ? (4e partie)

Notes de l’auteur : Un chapitre laborieux à imaginer et à transcrire, mais qui me convient enfin. Bonne lecture !

En toutes circonstances, tu aimeras ton voisin

si, face aux tragédies il demeure humain.

Lutte contre le démon qui sommeille en toi,

comme en chacun de nous, Il attend.

Regrette chacune de tes actions, bonnes et mauvaises,

et prend garde, toi qui te reposes sur ton orgueil.

 

La Parole de Thémistion selon Miltion (extrait) – 1:8

 

 

Bérengère ressortit du bâtiment avec le potier, préoccupée. Elle avait récupéré son arme, et elle respirait bien mieux, maintenant qu'elle sentait son fourreau contre sa cuisse. Les deux compagnons s'étaient tus, le temps de se mettre à l'abri des oreilles indiscrètes. L'agitation provoquée par le marché s'était relâchée, et la place était devenu plus silencieuse.

« J'en reviens pas... » se désola Balthazar. Il avait les traits du visage marqués, les yeux fatigués. Il passa de nombreuses fois sa main dans sa moustache fournie et se frotta les yeux. « Écoute, dit-il en se tournant vers Bérengère. Je sais plus quoi faire. Je pensais qu’elle nous aiderait, mais c’est foutu. On peut pas la mettre en danger, pas plus qu’elle ne l’est déjà » Bérengère prit un instant puis répondit.

« Et pourquoi n’irait-on pas le voir ?

– Qui ça ? demanda le nain.

– Werwarten.

– Tu rigoles ? Ce fanatique veut ma peau, et toi tu veux qu’on aille le voir et lui demander s’il peut nous dire où trouver le Furet ? fit-t-il avec ironie.

– Fait pas l'idiot. Ce que je propose, c’est se mêler à ses fidèles et assister à l’un de ses sermons, histoire de voir ce qu’il peut bien dire. On comprendra peut-être mieux leur culte, de cette façon, et on aura peut-être des solutions pour le contrer. Tu sais où il prêche ?

– Ouais. J’crois que c’est dans le quartier des méandres, plus au sud.

– Donne moi le lieu exact et je m’y rendrais. S’ils en ont après les non-humains, on va vite se faire ....

– Te bile pas, j'ai saisis. De toute façon, j’aurais pas pu venir avec toi, faut que je retrouve Findhail. Retrouvons-nous chez Gélaï, au crépuscule. » Le nain allait se retourner, quand Bérengère lui attrapa le bras, d’un geste vif.

« Attends potier, tu devais pas juste me donner un coup de main et ensuite déguerpir ? Il risque d’y avoir du grabuge. » Balthazar demeura pensif quelques secondes.

« T’inquiète pas pour moi, va. Il a fait cramer ma maison et mon gagne-pain. J’compte bien lui rendre la monnaie de sa pièce. » 

Une fois le nain parti, Bérengère sortit le papier que lui avait donné la conseillère et l’ouvrit. Elle pâlit. Elle alla pour se retourner, lorsqu’un coup de gourdin à l’arrière du crâne lui fit perdre conscience. La feuille tomba de ses mains et se déposa sur le sol. Il y était écrit « Tu n’aurais jamais dû t’en mêler. »

 

• • •

 

Bérengère reprit conscience, sans savoir combien de temps s’était écoulé. Elle était attachée à une chaise, un chiffon dans la bouche et une épaisse bande de tissu lui obstruait la vue. La bretteuse distinguait néanmoins des lueurs fluctuantes et supposait qu'elles étaient générées par des torches. Elle détestait la sensation d’avoir quelque chose qui lui bloquait la mâchoire de la sorte, d’autant plus que d’après l’odeur et le goût, le chiffon était loin d’être propre. Elle demeurait également désorientée par la force du coup qui l'avait assomé. « Je me suis bien fait avoir » pesta-t-elle tout bas. Elle testa à plusieurs reprises la solidité des liens, sans succès.

Soudain, un son similaire à celui d'une serrure se manifesta et une porte s’ouvrit. Bérengère discernit au moins trois individus, mais seuls deux d'entre eux se rapprochaient d'elle. La troisième demeura en retrait près de la porte et généra manifestement une nouvelle source de lumière, au vu de la nouvelle fluctuation incandescente que vit la bretteuse, malgré le ruban qui l'aveuglait. Bérengère se dit qu'il s'agissait sans doute d'un homme de main.

« C’est tout ? » demanda l'une des voix en face d'elle. Sa voix était grave et sèche mais loin d'être dépourvue de noblesse. « C’est ça, la cause de nos problèmes ? Une bonne femme ? » 

– Mhpfmhpfmhpf » rétorqua la bretteuse. Si le message littéral était indéchiffrable, l’homme semblait cependant en avoir saisi la teneur.

« Que tu le veuilles ou non, c’est elle, rétorqua le second individu au premier. Et je t'emmerde. » Bérengère n'était pas surprise de retrouver là la conseillère Fitzroy. « Je vais te permettre de parler, mais je te préviens : au moindre faux pas, ta tête saute, compris ? » lui intima-t-elle en lui retirant le chiffon de la bouche.

« Vous êtes une sacrée pourriture, vous le savez ? Balthazar vous faisait confiance, et… » poursuivi-t-elle lorsqu'un coup porté à la mâchoire acheva la phrase. Bérengère se redressa et cracha au jugé un glaviot de sang et de mucus, qui atteint sa cible. Le molard de sang fit reculer Fitzroy, qui lâcha un cri de dégoût.

« Hmm, bonne droite, conseillère. Et si vous coupiez ces liens, qu’on voit qui l’emporte sur l’autre » s'amusa-t-elle le sourire aux dents, maculées de sang. L’homme élancé eut un petit rire.

« Au moins, elle a du caractère » releva l’homme. Fitzroy essuya la honte d’un revers de main.

« Tu souriras pas longtemps, va ! l’avertit la conseillère. Notre ami près de la porte a de nombreux ... talents. Il sait ce qu’il fait et surtout, il aime ça » souligna-t-elle avec malice. Bérengère ne put s’empêcher de ressentir un frisson à l’écoute de ces mots.

« Je viens à peine d’arriver en ville, qu’est-ce que vous me voulez ?

– Tu es recherchée pour le meurtre de quatre hommes, non ? L’exécution après ça, c’est la décence même, conclut Fitzroy.

– Cela n’a pas d’importance, annonça la voix de l'homme qui s'imposa sur celle de Fitzroy. Le potier devait mourir. Pourquoi t-être portée au secours d'un inconnu ? » Il avait rapproché son visage, et Bérengère sentit une essence aux senteurs florales qui ne lui était pas inconnue.

« J'vois pas ce que ça a d'extraordinaire, rétorqua Bérengère. Chez moi, on s'entraide.

– Tu entends ça ? demanda l'homme à sa comparse. Une vraie samaritaine. » Soudain, l’homme écrasa son poing dans le visage de la prisonnière, son nez se brisant sous le choc. Bien que fines, ses mains étaient loin d'être délicates et étonnament dures. Bérengère émit un râle.

« J’aurais pu te broyer la gorge pour calmer ton sale petit ton prétentieux. » L'homme se redressa, et claqua des doigts.

« Ne perdons pas plus de temps avec elle, conclut-il en se retournant, prêt à sortir. Le nabot va bien finir par sortir de son trou. » Les gonds de la porte grincèrent et l'homme sortit. Fitzroy lui arracha son bandeau oculaire.

– Si jamais vous touchez à un poil de sa moustache... » fulmina la bretteuse, sa vision encore trouble.

« Allons, pas de menaces en l'air, fit la conseillère. D'ailleurs, c'est bien toi qui aurais besoin d'aide à présent. » La conseillère eut un sourire en coin et sortit de la pièce.

« Y’a plus que toi et moi maintenant, ma belle » dit le sbire en fermant la lourde porte à clé. Le sbire avait une grande carrure, des épaules fermes et des bras épais. Il se retourna, et se mit à se caresser l’entre-jambe, tout en la fixant. « On va bien s’amuser, crois-moi » reprit-il, tout en s’avançant vers sa proie. Il s’approcha, et la renifla. Elle sentait le malaise l’envahir, alors qu’il lui touchait la cuisse. Elle essayait de se débattre, mais les liens étaient bien serrés.

« Tu sais, dit-il, moi j’aime bien quand l’un des partenaires est ligoté » Il s’approcha de son oreille et reprit sa phrase. « Ça montre une certaine confiance, une confiance qui me prouve que je peux faire ce que je veux » murmura-t-il, le sourire aux lèvres. Bérengère frissonna de dégoût, à l’écoute de ces mots. Mais elle n’avait pas de temps à perdre.

« Regarde-moi dans les yeux en me disant ça » susurra-t-elle, à la grande surprise du sbire, dont la vigueur s’était visiblement renforcée. Il plaça son visage près de celui de Bérengère, un grand sourire aux lèvres. Son haleine sentait le maquereau et l’alcool bon marché, un mélange qui pouvait assommer les mouches. Alors qu’il allait se répéter, Bérengère bascula sa tête en arrière, et lui assena un violent coup de boule, l’envoyant valser en arrière. « Tu l’as pas volée celle-là, pauvre tache », pensa-t-elle, satisfaite. Elle n’avait pas beaucoup de temps avant qu’il ne se relève. Le sbire était alors à terre et se tenait la mâchoire, d’où le sang coulait abondamment. La bretteuse chercha un moyen de trancher ses liens, mais il s’était déjà relevé. La gueule de travers, il se rua vers elle, et lui frappa le menton, d’un coup puissant. Bérengère encaissa le coup, mais elle réussit à minimiser les dégâts en faisant basculer sa chaise en arrière au moment de l’impact. La chaise se brisa sous le choc. À terre mais libérée de ses liens, elle n’eut pas le temps de souffler. Le sbire la plaqua au sol de toute sa masse, et commença à l’étrangler. « Je peux toujours utiliser ton corps après », éructa-t-il en augmentant la pression qu’il exerçait sur le cou de sa victime. De la bave se mélangeait avec le sang qui lui coulait de sa bouche déformée. Libre de son bras droit, Bérengère se débattait en frappant le flanc gauche de son adversaire, qui ne lâchait pas prise. « Je peux pas mourir là, pas maintenant » pensa-t-elle, alors que le désespoir l’envahissait et que l’envie d’abandonner se faisait tentante. Son bras droit s’effondra par terre, mais elle sentit quelque chose sur le sol, une sorte de tige en bois, assez épaisse. « J’ai plus trop le choix, de toute façon ». Elle enfonça l’objet entre les côtes du sbire, qui lâcha prise et se redressa en hurlant. Les yeux écarquillés, la panique se lisait dans son regard lorsqu’il vit le barreau de chaise qu’il avait d’enfoncé dans le corps, et le sang qu’il perdait. Il avait approché ses mains tremblantes de sa blessure. Bérengère, encore bloquée en dessous de la taille, put se redresser. Elle profita de la panique de son agresseur pour prendre un autre morceau de la chaise et le lui enfonça d’un coup sec sous le menton. Le sbire se raidit net. Du sang gicla de sa bouche, qui se déposa sur le visage de la bretteuse. Il s’effondra, face contre terre. Bérengère se libéra non sans peine de son étreinte et se releva. Après quelques pas, elle fut prise d’une quinte de toux. La bretteuse tomba à genoux, et rejeta de la bile sur le sol.

« Bordel, faut pas que je reste ici ». Elle se releva, mais dû se tenir au mur. La douleur de son nez cassé lui donnait des vertiges. Elle prit son nez, et inspira profondément. Elle le remit en place d’un coup, en dépit d’une grande douleur. Puis, elle se tourna vers la table qui se trouvait sous la torche qui éclairait la salle, et y aperçut son arme dans son fourreau. Elle s’approcha en titubant, et tira la lame. Elle se sentait soulagée. Cette lame était comme une vieille amie pour la bretteuse, un acolyte qui ne l’avait jamais quitté. Elle lui était essentielle, et surtout elle lui apportait le courage de faire ce qui était nécessaire.

Une fois le fourreau à la ceinture, elle poussa un soupir, puis ouvrit la porte le plus silencieusement possible. Elle arriva sur un long couloir, éclairé par trois torches, , disposées sur le même mur. La plus éloignée éclairait les marches d’un escalier à colimaçon, ce que Bérengère prit comme une porte de sortie. Elle longea prudemment le couloir, et comprit qu’en face des deux autres torches se trouvaient deux autres portes. « Probablement des cellules d’isolement comme la mienne » pensa-t-elle en continuant son avancée. Son fourreau claquait contre sa cuisse, faisant du bruit. Bérengère avançait donc en le tenant de sa main. Elle entendait des discussions et des rires gras provenant de la porte qui se trouvait près de l’escalier. La lumière des torches passaient au travers des interstices, entre la porte et les murs. Avançant prudemment, elle ne vit pas la cruche en porcelaine qui se trouvait au sol, posée sur un plateau en bois. Elle la tapa du pied, et cette dernière alla se briser sur le sol. « Merde » pesta-t-elle. Bérengère comprit que les gardes ne tarderaient pas à débouler dans le couloir pour la capturer. Et bien qu’elle eut retrouvé son arme, elle n’était pas en état de se battre contre plusieurs adversaires. Pris de panique, elle agit d’instinct et s’engouffra dans la cellule du milieu. La bretteuse referma la porte aussi doucement qu’elle le put et y plaqua son oreille, une main sur le pommeau de son arme. Les gardes se trouvaient dans le couloir, alertes.

 « C’est tombé tout seul ça ? Tu vas vraiment nous l’faire croire ?

– mais r’garde, il est tombé d’vant c’te maudite cellule! J’me disais bien qu'ils y f’saient des trucs louches !

– Moi, j’y vais pas.

– Maudite ou pas, j’y fous pas les pieds ! » 

« Cellule...maudite ? » se demanda la bretteuse, en s’écartant de la paroi. Elle se retourna, mais fut prit d’une violente nausée, et se boucha le nez. Les ténèbres régnaient dans la pièce. Cependant, une odeur envahissait ses narines, une odeur qu'elle ne connaissait que trop bien. Plusieurs corps étaient probablement entassés dans le fond de la pièce, à diverses étapes de décomposition. Sa vue s’adaptait à la faible luminosité et elle réalisa également qu’elle marchait sur un tapis d’un rare mauvais goût, dont elle s’écarta. Bérengère, se gardant d’atteindre le fond de la pièce, tira vers elle la carpette de son pied. Des figures géométriques étaient inscrites au sein d’un grand cercle, ce dernier étant un peu plus petit que la décoration qui le cachait. Les glyphes y étaient symétriques, et Bérengère évitait de trop s’en approcher.

« Allons, approche petite » s’exprima une voix qui émanait des cadavres. Bérengère dégaina et se mit en garde, cherchant sans cesse l’origine de la phrase. Bien qu’elle fut grave, la voix ne semblait pas hostile, mais Bérengère se garda bien de faire des conclusions hâtives. Soudain, la torche près de la porte, jusqu’alors éteinte, se mit à flamber d’une grande intensité. Bérengère se retourna, surprise et aveuglée par ce flot de lumière qui se déversa dans la pièce. Elle constata également qu’elle avait vu juste. Femme, homme, enfant, vieillard, le tas de corps sans vie n'oubliait personne. Bérengère porta son attention sur une forme sphérique qui se matérialisa, lévitant au dessus du cercle tracé au sol.

« Puisque que tu ne coopères pas, laisse-moi me présenter. » L’entité se mit à vibrer, et quatre appendices se formèrent sur la partie inférieure et touchèrent le sol. La partie centrale s’allongea, et une protubérance, plus grande que les appendices, se forma sur sa partie supérieure. Deux formes circulaires rouges s’y formèrent. L’entité avait à présent une forme similaire à celle d’un chien, mais les traits qui définissaient cet être demeuraient flous.

« Qu’est-ce que tu es ? demanda-t-elle en maîtrisant ses tremblements, son arme pointée vers son interlocuteur.

– Ce que je suis n’a pas d’importance. Tu m’as l’air d’être dans un sacré pétrin, constata l'être en posant son postérieur sur le sol. Mais, je peux t’aider à sortir d’ici.

– Il est où le piège ? demanda-t-elle avec méfiance. L’entité ricana.

– Bien, bien. On n’est jamais trop prudent de nos jours, n’est-ce-pas ? Bien entendu, je veux quelque chose en retour et, rassure-toi, tu peux facilement accéder à ma requête.

– Même si tu prétends le contraire, t’as l’air louche, alors fais attention à ce que tu comptes demander.

– C’est simple. Je veux que tu brises ce cercle. » Bérengère baissa son arme.

« Pourquoi ? T’en en es comme prisonnier, c’est ça ?

– En effet, peu de personnes ont connaissances de ce genre de glyphes, répondit-il nonchalamment. Autant aller droit au but. Si tu ne brises pas le sceau, je ne peux pas t’aider. Et tu n’as pas l’air en état d’affronter autant de ces idiots.

– Les corps, derrière toi, est-ce ton œuvre ?

– Non. Et je n'en sais pas plus.

– Si tu es emprisonné, il doit bien y avoir une raison.

– Cela ne te regarde pas, dit-il d’un ton sec. Ce qui importe se joue tout de suite, tu es maîtresse de ton destin. À toi de voir si tu veux mourir maintenant, ou plus tard. Après tout, n’est-ce-pas l’essence de votre vie ? Survivre. Vous feriez tout pour, vous êtes même prêts à exterminer des espèces entières, cela s’est déjà produit par le passé. Peu importe vos intentions louables, c’est dans votre nature. » 

Bérengère hésita quelques secondes, le visage fermé. Elle s’approcha, et brisa le cercle à l’aide de son pied. L’entité prit une grande inspiration, à partir d'un nez inexistant.

« Merci à toi ». Bérengère s’avança et s’accroupit, face à lui.

« Que ce soit bien clair : t’as pas intérêt à faire de grabuge, compris ?

– Avec un tel caractère, je l’aurai parié. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai une parole à honorer. »

L’entité disparut, ainsi que la lumière de la torche. La pièce était à nouveau plongée dans l’obscurité. Bérengère se redressa, se demandant si elle avait fait le bon choix. Soundain, des cris d’horreur provenaient du couloir où se trouvaient les gardes. Bérengère entendit des os se briser, le sang se verser sur le sol, une forme de terreur dont elle ressentait l'étendue. Bérengère comprit la potentielle menace que représentait ce qu’elle avait libérée. La scène ne dura guère plus d’une minute, durant laquelle son cœur battit à tout rompre. Une fois les cris tus, Bérengère hésita un instant et ouvrit la porte de la cellule. Elle porta sa main à sa bouche, se retenant de vomir. La scène macabre qui se présentait sous ses yeux ferait tourner de l’œil les plus braves. Tripes et sang avaient repeint un pan du mur, des membres arrachés jonchaient le sol à tel point que Bérengère progressa doucement, prêtant attention où elle posait ses pieds. Elle se tourna vers l'escalier, au bout du couloir. Elle vit les têtes décapitées des soldats, alignées et posées par terre avec soin, tournées vers elle. Une expression de terreur absolue était présente sur chaque visage, les yeux prêts à sortir de leurs orbites. L'être se tenait derrière elles, sur son postérieur.

« À présent, ma dette est remboursée » annonça-t-il en donnant un coup de patte sur les têtes, les envoyant rouler vers le centre du massacre. 

– Les corps dans la cellule, c'était ton oeuvre, n'est-ce pas ? » Bérengère n'était clairement pas en état de se battre, mais elle avait sa main sur le pommeau de sa lame.

« Même blessée comme cela, tu me tiendrais tête ? demanda l'entité en ricanant. Tu m'amuses beaucoup. Cependant, ton destin n'est pas de mourir ici, Bérengère. Des actions sont à entreprendre, de grandes choses auront lieu avant que tu ne puisses espérer tirer ta révérence.

– Comment tu connais mon nom ? demanda-t-elle, agacée.

– Ça, c'est un secret, lui répondit-il en lui faisant ce qui passerait pour un clin d’œil.

– Attends... » commença-t-elle, mais l'entité avait déjà disparue. Elle prit un instant pour réfléchir à se qu’il venait de se passer. Elle se demandait si elle n’aurait pas mieux fait de rester enfermée avec cette chose. « C’est pas le moment » se reprit-elle. Elle se hâta vers la sortie, en prenant garde de ne pas trébucher sur les membres coupés et sur le sang qui rendait le sol glissant. Elle monta les escaliers, qui débouchaient sur un simple porte en bois. Bérengère constata que la porte donnait sur l’extérieur. Elle l’ouvrit doucement, et sortit enfin de son donjon.

L’air était frais. Bérengère avait visiblement passée l’après-midi enfermée, puisque le soleil était déjà couché. La porte par laquelle elle sortit était celle d’un petit cabanon, près des remparts sud. La bretteuse cherchait à se repérer, afin de savoir où elle se trouvait. Elle remarqua un toit différent de ceux des autres bâtiments. Ce dernier se trouvait un peu à l’écart, et le toit était surmonté d’une sculpture, qui faisait penser à une pointe de flèche. La couleur de la flèche rappelait la lueur de l’astre lunaire, dans laquelle baignait la ville.

Bérengère s’approcha du lieu, prudemment, scrutant les alentours. Ce silence l’inquiétait. À l’entrée de l’édifice, un frisson lui parcouru l’échine. De la lumière émanait des lourdes portes entrouvertes, qui d’ordinaire fermaient le lieu de culte aux indésirables. Un fort vrombissement se faisait entendre, provenant de derrière les portes. Elle poussa prudemment la porte de gauche, et poussa un cri de surprise. L’intérieur de la pièce était éclairé comme en plein jour, par les nombreuses torches murales et par le chandelier qui s’y trouvait. Pourtant, ce n’est pas ça qui attira l’entièreté de son attention. De nombreux corps étaient jonchés sur les bancs, à présent recouverts de sang. Le vrombissement provenait des innombrables mouches qui se délectaient de la scène. Bérengère avait sa main devant son nez, et tirait une mine déconfite. Au centre de ce carnage, elle vit le corps d’un homme en bure grise, empalé sur la structure en forme de flèche qui se trouvait au centre de la pièce. Une expression d’effroi se lisait sur son visage.

La pièce était organisée de telle manière que les bancs formaient un cercle, la sculpture en son centre. Les visages des rares fidèles encore intacts étaient tous marqués d’un sourire béat. Bérengère s’agenouilla et agrippa le bras d’une femme éviscérée. Son visage avait été arraché, seuls ses cheveux demeuraient sur sa tête. Lorsqu’elle souleva le bras, un poids tomba sur le sol. La femme tenait dans sa main une autre main, plus petite que la sienne, qui venait de tomber par terre. Bérengère serra la mâchoire et souleva la petite main. « A peu près huit ans...et encore chaude... » constata-t-elle, en soupirant.

« Merci pour ce grand bol d’air frais » annonça une voix. L’aumônier se tenait debout derrière elle, alors qu’elle l’avait pourtant vu empalé quelques instants plus tôt. « Tu ne peux pas imaginer cette sensation, le passage de la captivité vers la liberté ! » s’écria-t-il en ouvrant grand les bras. Un trou béant lui marquait le buste, au travers duquel on pouvait apercevoir les organes déchirés et les viscères en train de pendre. Cependant, le sang ne coulait pas, et il souriait, de la même manière que les corps sans vie de ses ouailles. Bérengère s’éloigna de quelques pas et dégaina.

« Cette voix ! hurla-t-elle, furieuse. Elle était tendue, et elle respirait avec difficulté.

– Quoi ? demanda-t-il, insouciant. Tu t’attendais à quoi, hmm ? continua-t-il avec ironie. Tu pensais que j’allais retourner d’où je viens ? Vois cela plutôt comme une leçon de ma part. Tu as fait un choix. En voici les conséquences » acheva-t-il en montrant du doigt les corps ravagés.

Bérengère se sentait nauséeuse. Elle faisait de son mieux pour ne pas fixer le trou béant au milieu du corps de son interlocuteur. Les mouches se repaissaient des corps, mais aucune ne s’approchait de celui de l’aumônier.

« En quoi est-ce une leçon ?

– Pour vous, il y a toujours une leçon à tirer, surtout des mauvaises expériences. Cela m’a toujours fasciné, ce besoin d’accomplissement et de noblesse dans l’échec de votre part. De toujours devoir tirer quelque chose de ce qui se passe dans votre misérable vie. Les erreurs sont des erreurs, les échecs sont des échecs. Un point c’est tout. Prendre la responsabilité de ses actions, il n’y a que cela de vrai !

– Ce n’est pas une question de responsabilité ! s’écria-t-elle, furieuse. Ces gens ne t’avaient rien fait ! » L’être ignora complètement la bretteuse et se tâta le buste.

« Il faut croire que j’ai mangé à m’en faire péter le bide ! » s’amusa-t-il en rentrant sa main dans ses propres boyaux. Le spectacle dégoûtait la bretteuse, mais elle était également irritée d’être ignorée. Soudain, il arracha quelque chose de sa poitrine, et le brandissait vers Bérengère.

« Regarde ! Je t’offre mon cœur » déclara-t-il en lui tentant l’organe, froid et inanimé. Bérengère ne réagit pas, affichant un regard de malaise. Il lâcha l’organe par terre et l’écrasa de son pied, répandant le peu de sang qu’il contenait encore sur ses chausses et la partie basse de sa robe de bure. La bretteuse scrutait les alentours, espérant trouver une ouverture. Ses pensées se bousculaient dans sa tête. Elle ne connaissait pas son adversaire, ses réflexes comme sa force. De toute façon, le spectacle autour d’elle lui faisait penser que la moindre erreur était fatale. L’être, quant à lui, ne prêtait guère attention au dilemme moral de son interlocutrice.

« Tu m’a brisé le cœur » continua-t-il en surjouant allégrement. Bérengère serra la poigne de son épée, faisant couiner le cuir qui s’y trouvait.

« Tu nous prend pour des jouets ! » fulmina-t-elle.

 Et vous non, peut-être ? » rétorqua-t-il en hurlant, à la grande surprise de Bérengère. La phrase résonna dans la pièce, tel un glas funeste. Il était sérieux et paraissait en colère. Il se calma, et reprit le sourire malsain qu’il arborait plus tôt. « T’en fais pas, ma grande. Je ne peux pas lire dans les pensées. Disons simplement que tu pensais cela tellement fort que j’ai pu, voyons… en ressentir l’essence ! » Il montra ses dents, en souriant de plus belle.

« Qu’est-ce que tu es ? demanda-t-elle lentement, mais distinctement.

– Je te l’ai déjà dit, tu ne comprendrais pas ce que je suis. » L’être avait reprit son sérieux. « Mais si tu le souhaites, je peux te donner mon nom.

– Je me fiche de ton nom.

– Tu n’es pas un peu curieuse ? demanda-t-il d’un air malicieux.

– Je me fiche de ton nom, répéta-t-elle en pointant son arme vers l'aumônier.

– Rengaine ta brindille. Elle ne t’est d’aucune utilité ici. »

Bérengère réfléchit à ce qui se passerait ensuite si elle obtempérait. Aucune porte de sortie visible, le cadavre qui se rapprochait, lentement et inexorablement, comme le coucher du soleil. La précipitation la rendait nerveuse, et elle se savait. Cette sensation de l’étau qui se referme. Elle était tétanisée par cette idée. Une fois la main posée sur son épaule, il approcha son visage du sien.

« Laisse-moi donc te révéler mon nom, veux-tu ? »

 

 

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Zlaw
Posté le 17/10/2020
Bonsoir !

J'ai mis longtemps avant de me résoudre à commenter ce chapitre, à la fois parce que je ne suis plus en vacances (la bonne excuse, je sais) mais aussi parce que je suis restée un peu choquée par cet épisode. Disons qu'on monte un peu d'un cran dans le gore, et je ne m'y attendais pas forcément. Non pas que ça me rebute en soi, mais ça m'a surprise, c'est tout. Et c'est le premier compliment à ton écriture : ce n'est jamais évident d'écrire dans ce registre sans que ça ne tourne au ridicule, et je trouve que tu t'en sors avec panache. Ça fait froid dans le dos, vraiment. Déjà la cellule, un peu, puis la scène dans l'église, beaucoup.

Je dois admettre, quand Bérengère rencontre l'entité (que je pense s'appeler Einherjar, mais connaissant mon talent pour me gourrer dans mes prédictions, je ne prends pas le pari), j'avais bon espoir. Oui, naïve que je suis, j'ai pensé que peut-être ce serait un truc disons brutal mais pas forcément malveillant en soi. Un monstre peut-être un peu apprivoisable, lâchement emprisonné par des individus réellement mauvais, eux. Eh ben non, apparemment.

J'avais aussi présumé, pour une raison inconnue, qu'on ne reverrait pas la créature de si tôt. J'avais la sensation qu'il s'agissait d'un passage de préfiguration, la mise en place d'un élément déterminant pour plus tard mais pas tout de suite. Mais là encore, mon manque de talent pour les prévisions fonctionne même à court terme, car à peine sortie du donjon Bérengère est confrontée aux terribles conséquences de son choix de libérer le 'démon'.

Une chose qui me laisse perplexe dans tout ça, c'est tout de même cette brusque déviation du fil rouge qu'on a suivi jusqu'ici, à savoir l'enquête pour trouver le Furet. Parce qu'en fait c'est quand même un peu une coïncidence si notre bretteuse se retrouve dans cette cage pour ainsi dire maudite. Elle y trouve refuge en s'échappant de l'interrogatoire musclé (et un peu sordide) qui lui est fait parce qu'elle a fouiné de ce côté, certes, mais il doit quand même y avoir pas mal de monde dans cette geôle, et qui n'ont aucun rapport avec celui qu'elle cherche ou le culte en direction duquel elle commençait à penser creuser. En tous cas, ça me laisse penser qu'il y a encore des ficelles de l'histoire qui nous échappent et qu'il va être très intéressant de découvrir !
Karlsefni
Posté le 18/10/2020
Bonjour !

Je pense que je ne me rend pas compte de combien de fois j'en suis venu à remanier ce chapitre. Je suis flatté par ton commentaire, en ce sens que le chapitre semble t'avoir marqué, et que j'y ai dépensé beaucoup d'énergie dans sa rédaction !
Pour le dernier paragraphe, je ne peux bien évidemment pas répondre à tes questionnements, mais je suis heureux de voir un lecteur assidu sur la rédaction de mon histoire, et cela me pousse à continuer !

Au plaisir !
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