Le mauvais temps laissa place à l’accalmie et une lune pleine projetait son éclat sur Dablhan, éclairant les artères de la cité. Le groupe était parvenu à s’éclipser de la résidence, Findhail portant avec délicatesse et sûreté Gélaï au creux de ses bras. Ils parvinrent à éviter les patrouilles, menés par Balthazar qui connaissait les rues comme sa poche. Ils évitèrent les grandes rues et les passages exposés au profit des ruelles sombres, délabrées et insalubres. Les rats y grouillaient, comme les bovins sous l’ombre d’un arbre par un jour de canicule.
Le regard de Bérengère croisa des familles entières vivant à même le sol ou sur des tissus rongés par les mites, pour les plus chanceuses. Elle finit par heurter le potier, qui la stoppa net. Il secoua la tête et poursuivit le chemin.
« Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle.
– T’y attarde pas. »
La bretteuse distingua avec difficulté une masse couverte par un drap gris trempé. Elle aperçut néanmoins un petit bras pâle qui dépassait du drap, tenant d’une main molle une poupée de chiffon à moitié déchirée. Elle pesta en silence, alors qu’elle enjambait l’obstacle.
« Quelle misère, déplora-t-elle à mi-mot.
– En quoi cette misère-là est différente de celle d’ailleurs ? » demanda le nain. Bérengère s’apprêtait à le sermonner, mais se retint lorsqu’elle le vit serrer des poings. Ils poursuivirent le chemin en silence. Quelques ruelles plus loin, ils arrivèrent près d’une grande grille en fer, verrouillée par un cadenas rouillé. Cette grille faisait partie d’un ensemble qui entourait une zone boisée, à l’intérieur même de la cité. Arbres et buissons se massaient derrière l’entrée, comme s’ils disposaient d’une volonté propre et camouflaient volontairement quelque chose. Bérengère examina le verrou.
« Qu’est-ce qui se trouve derrière ? demanda-t-elle.
– L’espoir, peut-être » fit le potier avec un sarcasme non-dissimulé.
Il se saisit du marteau qui pendait à sa ceinture, et brisa le verrou d’un coup sec. Bérengère tira vers elle la lourde grille, accompagnée du traditionnel grincement strident.
« Dépêchons. »
La bretteuse referma la grille derrière eux, et ils disparurent dans les ténèbres.
• • •
Une douce brise caressait le feuillage des arbres du bosquet. Le groupe suivit un sentier de terre qui serpentait à travers les arbres, dont les atours camouflaient le ciel. Quelques rayons épars parvenaient à en percer la parure feuillue, faisant du bosquet un véritable royaume des ombres, où de rares halos de lumière guidaient les individus perdus. Leurs pieds s’enfonçaient dans la terre ramollie par la pluie. Bérengère remarqua la présence de pots en terre cuite le long du chemin. Certains étaient marqués par des fissures, d’autres effondrés sur eux-mêmes. Elle se dit que l'endroit n’était plus entretenu depuis un certain temps, laissé à la nature qui en reprenait les droits. Le sentier s’arrêtait près d’une grande masse, au feuillage dense et mouillé. Balthazar s’y enfonça tout entier, et les autres l’imitèrent. Bérengère ouvrit grand les yeux en découvrant se qui se trouvait de l’autre coté du buisson.
Un splendide étang se trouvait baigné dans la lumière de la lune. Un saule pleureur majestueux se trouvait sur une petite protubérance de terre, surplombant l’étang. Roseaux et nénuphars se mêlaient sur les rives, libellules et lucioles virevoltaient dans les airs, dans une danse ensorcelante. Bérengère fut abasourdie par cette vision.
« Une oasis... »
Un faible sourire marqua le visage du potier, tandis que Findhail déposait sa bien-aimée contre le tronc de l’arbre.
« Pourquoi garder un tel endroit sous clé ? demanda-t-elle. Personne n’a l’air d’être venu ici depuis longtemps.
– Dablhan a peut-être été fondée par les humains, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y avait rien auparavant » fit le nain qui se trouvait sur une grande dalle de pierre taillée à proximité de l’arbre. Il poussa du pied les feuilles qui la recouvrait, puis recula. Sur la dalle se trouvait un schéma délimité d’un cercle. Des rayons partaient de sa circonférence pour se rejoindre en son centre, où trônait un arbre qui se voulait grandiose, si ce n’est qu’il était dépourvu de feuilles. Bérengère s’approcha et s’interrogea.
« Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Un culte voué à un arbre mort ?
– Fais pas l’idiote et regarde attentivement », rétorqua le potier.
La lumière de la lune éclairait à présent la dalle, et Bérengère put l’examiner plus en détail. Des traits succins faisaient le tour de la gravure centrale, tandis qu’un soleil et une lune se trouvait exactement de part et d’autre de l’arbre. Le soleil « au nord », la lune « au sud », pourrait-on dire. Elle posa une main sur la gravure centrale et se sentit troublée.
« Un cycle…, souffla-t-elle à mi-mots.
– Cela témoigne d’un grand courage, que de reconnaître et d’embrasser sa propre mortalité. » Balthazar fixait l’étang, d’un regard distrait.
« C’est beau. C’est de toi? »
Le nain se retourna, affichant un air amusé mais las.
« J’aimerai bien. En réalité, nous devons à ce peuple disparu cette perle de sagesse. Les recherches les plus récentes s’accordent pour traduire ces pattes de mouches-là par cette phrase » expliqua-t-il en désignant du doigt les traits qui épousaient le cercle de la gravure.
« Tu m’as l’air assez calé sur le su... »
– Ce n’est pas le cas, quelqu’un m’en a parlé, c’est tout » rétorqua-t-il sèchement. Son visage se ferma, et Bérengère décida de ne pas enquêter davantage sur ce quelqu’un. « Allez vous reposer, je vais prendre la première ronde » ajouta-t-il avant de s’éloigner.
La lune était encore haute dans le ciel, entourée de nuages qui semblaient éviter de croiser son chemin. Findhail passait méticuleusement un petit linge trempé avec l’eau de l’étang sur le front de Gélaï. Un mince filet de sang séché descendait le long de sa tempe, ce dernier disparaissant petit à petit avec les douces pressions de la compresse du forgeron. Gélaï demeurait toujours inconsciente, ce qui inquiétait assez Findhail pour l’empêcher de se reposer.
« Comment vous-êtes vous rencontrés ? »
La voix venait de derrière son dos, et se faisait aussi douce que possible. Le forgeron ne se détourna pas de sa tâche.
« Nous ne sommes pas les amants de deux familles rivales, si c’est ce que tu demandes. Je n’étais qu’apprenti à Vereen lorsque je l’ai aperçu pour la première fois. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je m’étais même donné un coup de marteau sur le pouce, vois-tu. » Sa voix paraissait lointaine, tout comme l’était son regard. « La suite serait longue à raconter » finit-il par ajouter. Bérengère s’agenouilla à coté de lui, défit son ruban et lui adressa un sourire franc.
« J’ai toute la nuit devant moi. »
• • •
L’air était empli de cendres. Des volutes de fumées s’élevaient des masures, écroulées sous leur propre poids. Le cœur à tout rompre, la petite fille s’efforçait de semer la chose calcinée, qui semblait plus proche chaque fois qu’elle se retournait. Sa main agrippa son épaule, d’une pression sévère et ferme, et l’immobilisa. Elle se retourna, terrifiée, les sanglots ponctués par des spasmes de hoquets. Nez-à-nez avec une vision d’horreur, sans visage. L’odeur de cheveux brûlés lui assaillaient les narines.
« Ne te détourne pas de moi... » fit la chose d’une voix qui donnait l’impression de percer les tympans. Une expression de vive douleur apparut sur son visage. Elle ferma les yeux et hurla à gorge déployée.
« Eh, calme toi ! »
Findhail se tenait devant elle et la tenait par les épaules. Le souffle court, elle épongea la sueur qui lui parsemait le visage. Elle examina rapidement les alentours, pour finalement poser un regard sur Gélaï, toujours inconsciente.
« Moi aussi je fais des cauchemars, mais toi, tu as l’air de les vivre... » ajouta-t-il en relâchant sa pression. « Il y a plus urgent. Balthazar n'est plus là. »
« Pardon ? » s'exclama-t-elle en se relevant.
– Ça ne doit pas faire longtemps, la lune est encore haute dans le ciel. Il faut se dépêcher.
– T’es drôle tiens, se dépêcher vers où ? Tu sais où il est parti ? » rétorqua-t-elle.
– Comme je te l’ai dit, je ne sais pas où il est allé, mais tu préfères quoi ? Que l’on reste ici sans rien faire, parce que... »
La situation aurait pu durer nettement plus longtemps, sans l’intervention d’un projectile qui vint frapper de plein fouet la tempe du forgeron. Réfrénant un juron, Findhail se baissa et considéra d’un œil distrait le noyau de fruit qu’il venait de ramasser.
– « Qu’est-ce que c’est que ça ? » La bretteuse pointait du doigt un bipède velu, qui se trouvait à l’entrée du taillis.
« Un garluk ! poursuivi Findhail en se massant la tempe meurtrie.
– On dirait un singe tout à fait banal.
– Si seulement...Vois-tu, les singes aiment les bananes, se gratter le postérieur et grimper aux arbres. Eux, ils aiment les pêches, et ils sont bien plus malins. Oh, et je t’ai parlé de leur troisième œil ?
– Qu’est que tu entends par ‘‘plus malins’’ ?
– C’est qu’une impression, mais quand un garluk me fixe, j’ai la nette impression qu’il se paye ma tête alors qu’il ne m’est toujours rien arrivé. »
Bérengère haussa un sourcil et s’approcha du garluk. Il demeura immobile, jusqu’à ce que la bretteuse soit à distance de toucher. Le bipède se tourna et pointa du doigt une direction, à travers les fourrés. Il sautilla puis s’enfonça dans la direction qu’il pointait. Bérengère s’avança.
« Attends ! t’as pas écouté ce que je viens de te dire ?
– Tu préfères rester ici ? » fit-elle en haussant les sourcils.
Findhail réfléchit un instant, puis adressa un regard inquiet à Gélaï.
« Je dois être présent quand elle reprendra conscience.
– Si nous ne sommes pas revenus avant le lever du soleil, fuyez la ville. » fit-elle avant de s’engouffrer dans les fourrés, à la poursuite du primate.
Le garluk distançait constamment la bretteuse de dix pas, mais semblait se débrouiller de manière à n’être jamais hors de vue. Le garluk s’arrêta près d’un arbre et l’attendit. Une fois à sa hauteur, Bérengère remarqua la main que lui tendait le simien.
« Je peux marcher toute seule » lui intima-t-elle.
Le garluk se contenta de lui donner une légère tape sur l’avant-bras, et réitéra son geste, contre-plongeant son regard dans celui de la bretteuse. Mal à l’aise, elle céda.
Ils marchèrent un certain temps, traversant rangées de buissons et haies gorgées d’épines, puis ils arrivèrent au pied d’un petit promontoire en pierre.
« Ook, ook ! » fit-il en montrant du doigt une entrée creusée à même la roche. Son regard était éloquent.
« Tu plaisantes, j’espère ? »
En guise de réponse, le primate lâcha la main de Bérengère et disparut dans les fourrés.
« Magnifique... » souffla-t-elle. Elle fixa le ciel, constatant que la lune était encore haute. La bretteuse dégaina, expira profondément, et avança vers la cavité.
• • •
« Ça n’arrange pas tellement nos affaires, tout ce cirque » pensa le conseiller Fitzroy.
Elle se tenait à la fenêtre de la chambre à coucher de l’Archichapelain et fixait la lune. Accompagné de quelques hommes d’armes en retrait, le sergent était accroupi au-dessus du cadavre, qu’on avait recouvert d’une étoffe. Du moins, l'étoffe fonctionnait pour ceux qui étaient pourvus de sensibilité. Le sergent jeta un regard vers la conseillère.
« Comment se fait-il que vous soyez arrivée aussi vite ? fit-il en se relevant.
– Je sors tard du bureau, cela n’a rien d’extraordinaire, fit-elle sans se retourner.
– La demeure ne se trouve pas exactement sur votre chemin de retour à votre domicile…
– L’agitation a réveillée toute la cité, vous vous attendiez à quoi ? Elle se retourna. Qu’est-ce-que vous insinuez, Béorn ?
– Je pose des questions. Cela fait partie de mon travail, après tout.
– De quelle autorité dépendent vos ordres, sergent ? » demanda-t-elle avec nonchalance. Le sergent fronça les sourcils.
« Du conseil. Permettez-moi de vous faire remarquer qu’il est de notoriété publique que vous n’étiez pas particulièrement proche des idées du conseiller Werwarten. Certains n’auraient aucun mal à proposer un rapprochement entre vos différends politiques et cette boucherie...
– Un rapprochement de ce genre provoquerait certainement des émeutes. Or, vous êtes un garant de la paix, n’est-ce-pas ? Il est dans votre intérêt de réduire ces rumeurs au silence, d’autant plus qu’elles sont infondées et grotesques. »
Les soldats présents dans la salle auraient juré avoir vu le sergent être en position de difficulté face à la conseillère Fitzroy.
« De surcroît, des différends politiques ne représentent pas un motif valable pour une arrestation, reprit-elle. Pireauban et Kalgis n’étaient pas franchement des soutiens inconditionnels de Werwarten. Vérifiez vos preuves avant d’incriminer à l’aveugle, Béorn » fit-elle sèchement en se rendant vers la sortie de la pièce.
Au pied de la porte, la conseillère rencontra de plein fouet un jeune garde qui pénétrait dans la pièce. Tous deux finirent au sol. Le jeune homme se releva avec une grande rapidité et aida la conseillère à se relever.
« Oh mer… j’veux dire, mince, vot’ hauteur ! ‘scusez-moi... » parvint-il à bredouiller, le visage écarlate.
– J’écoute, petit, fit le sergent.
– Fantassin Islé, au rapport, fit le garde qui avait repris toute sa contenance. Nous venons de fouiller la maison de fond en comble. Rien n’a été volé en particulier. Par contre, la cuisine... ». Le soldat ferma les yeux, et une expression de douleur passa sur son visage.
– Je suis au courant, pour la cuisine. Tu peux disposer. » Le sergent parut songeur et la conseillère s’apprêtait à partir.
« Conseillère Fitzroy ! l’interpella le sergent. Faites donc entrer en vigueur une interdiction d’entrée et de sortie de la cité. Je ne voudrais pas que le coupable s’échappe. Cela concerne aussi, vous vous en doutez, les corps de gardes et moi-même, mais également les magistrats.
– Quoi ? s’exclama-t-elle. Vous êtes complètement fou ! » lâcha-t-elle avec un rictus nerveux.
– Je ne vois pas où est le problème. Vous l’avez dit vous-même : je suis garant de la sécurité de la cité et de ses citoyens. Je prends donc les mesure nécessaires, et en cas de force majeure, je dispose du droit d’outrepasser le conseil. » Il désigna le cadavre. « C’est un cas de force majeure » conclut-il, les bras dans le dos, le torse bombé.
Fitzroy se résigna.
« Je l’annoncerai au conseil à la première heure » fit-elle à regret. La conseillère quitta la pièce.
Une fois seul avec ses subordonnés, Béorn examina plus en détail la pièce. Quelque chose le chiffonnait. Il ne pouvait s’empêcher de faire un parallèle entre l’état du prélat et le carnage de l’église. Mais cela ne collait pas pour lui. Il avait bien pensé à un animal au début, mais l’émasculation était un acte beaucoup trop complexe et ciblé pour qu’un animal en soit responsable. Par élimination, il ne restait qu’une origine humaine, mais là encore, une chose le chiffonnait. Le compte-rendu qu’on lui avait fait le déroutait, en particulier sur le nombre attesté de corps trouvés dans le placard.
« Sergent, vous en pensez quoi ? » Béorn considéra un moment son subordonné.
« Et toi, qu'en penses-tu ? Qu’est-il arrivé ici ?
– J’pense que c’est un coup des non-humains dit-il sans hésitation. Y’ paraît que plusieurs d’entre eux ont vandalisés des étals dans le quartier marchand, et qu’un batelier a eu l’œil crevé par un nain, et… »
Le sergent avait cessé d’écouter. « Qu’est-ce que je vais faire de vous... » se désola-t-il intérieurement. Il reprit à voix haute :
« Épargne-moi les ragots colportés par tes idiots de collègues » dit-il sèchement. Le soldat blêmit puis se mit à lorgner sur ses propres pieds.
« Je...j’en sais rien sergent. J’vois pas qui ça peut-être, à part ces foutus monstruosités... »
Béorn jeta un bref coup d’œil aux autres, espérant une quelconque intervention maline, un éclair de lucidité. Il ne vit que des visages baissés, attendant d’être réprimandés. Même le soldat Islé évitait le regard du sergent. Il se passa une main sur son crane dégarni et soupira bruyamment.
– Bon, faites boucler la ville. Personne ne sort. Nous retrouverons le meurtrier » dit-il en jetant un dernier regard sur le corps étendu sous le drap. « Quel qu’il soit. »
• • •
La grotte était suffisamment grande pour que Bérengère n’ait pas à s’accroupir, mais elle dût incliner la tête pour éviter certaines formations rocheuses. Elle n’eut pas à marcher longtemps pour comprendre que quelque chose la distinguait des autres grottes. D’abord, des ustensiles de cuisine en bois se trouvaient par terre et Bérengère en brisa quelques uns. Ensuite, elle sentait une odeur de feu. Enfin, et c’est le point qui la dérangea davantage, des lueurs semblaient lui parvenir d’un renfoncement. La pression qu’elle exerçait sur son arme dégainée se fit plus forte, et elle avança prudemment, en faisait attention à ne plus marcher sur aucune cuillère.
« Vous avez entendu ça ? Qu’est ce que c’était ? » La voix provenait du fond de la grotte, et elle venait juste d’écraser la tête d’une petite fourchette. Elle attendit, jusqu’à entendre des pas se rapprocher d’elle. La main sur le pommeau de son arme, elle échangea un regard surpris avec une connaissance.
« C’est bon, pas de danger ! fit Balthazar tout haut, en rangeant son marteau à sa ceinture. T’aurais pu t’annoncer, quand même !
– Ça fait un moment que je te cherche, bougre d’âne ! asséna-t-elle en rengainant son arme. Qu’est-ce qui t’as pris de partir comme ça ? Je sais pas comment ta mère t’a élevé mais elle t’a jamais appris à pas partir sans rien dire ?
– Déjà, tu vas me faire le plaisir de laisser ma mère tranquille. Ensuite, c’est la faute à cette saloperie de singe. Elle m’a lancé une caillasse grosse comme un poing à l’arrière du crâne, c’te sale bête ! Mais c’est pas important, reprit-il. Suis-moi. »
Balthazar agrippa sa manche et tira Bérengère vers lui. La grotte était en réalité nettement plus vaste que ne le suggérait l’entrée et le petit passage qu’avait emprunté la bretteuse. Il s’y trouvait plusieurs familles, rassemblées autour de quelques petits feux. Chacun avait agrippé une arme de fortune, mais ils les lâchèrent lorsqu’il virent Bérengère auprès du nain. Les enfants se blottissaient contre leurs parents. La bretteuse remarqua qu’il s’agissait exclusivement de non-humains. Elle esquissa un sourire vers un groupe d’enfants, mais n’obtint en retour que terreur et méfiance, tandis que les adultes arboraient une mine désespérée. Bérengère se tourna vers le potier.
« Mais que se passe-t-il ici ?
– C’est pas compliqué. Le singe m’a amené devant la grotte, j’y suis rentré, et je les ai trouvé.
– C’est pas ce que je veux dire ! Qui sont ces gens ? » Elle fit une estimation rapide. Il y avait environ une cinquantaine d’individus dans la grotte.
« Je pense qu’il vaut mieux les laisser t’expliquer. » Une elfe quitta son groupe et s’avança vers Bérengère. Son visage était sale, et elle boitait. Elle se tenait à une béquille de fortune et l’utilisait pour avancer, tant bien que mal.
« Je suis Féa. »
– Bérengère. Que-faites-vous ici ?
– C’est pas assez évident ? On se cache.
– Oui, je connais le couplet sur la haine des humains et…
– Mon peuple encourt ces discriminations depuis des siècles. On a l’habitude. Alors épargne-nous ton mépris, par pitié. »
Bérengère se vexa.
« Quel mépris ? J’ai bien aidé Balthazar à s’échapper de son…
– Oui, nous savons, mais beaucoup d’autres ont pâti de sauvetage. » Le nain intervint.
« Eh, Féa, lâche-la un peu.
– De quoi parle-t-elle? demanda Bérengère.
– Tu lui as rien dit ? » s’étonna l’elfe. Alors laisse-moi m’en charger. » Balthazar s’assombrit.
« Tu as peut-être sauvé le potier, mais sache que d’autres ont perdu la vie, à cause de toi. » Elle perdait lentement mais sûrement son calme. « Des bûchers ont été érigés pour éliminer sans procès des non-humains, en représailles. » Sa voix se mit à trembler. « Mon frère est mort dans ces flammes... »
Bérengère se mua dans un silence total. Elle passa son regard sur l’ensemble des individus dans la grotte. Adultes, enfants, elfes, nains, gnomes. Tous la fixaient, et bien qu’elle ne put le comprendre, il la haïssait et la craignait. Elle s’assit sur un rocher à proximité et se perdit dans le brasier qui crépitait devant elle. Le nain s’expliquait à côté avec Féa.
« Non mais t’arrête un peu, oui ? s’exclama-t-il. Tu sais aussi bien que moi que ces salopards seraient passés à l’acte un jour ou l’autre !
– Ils n’attendaient qu’une occasion comme celle-ci. Elle nous a vendu à Fitzroy » rétorqua-t-elle en crachant par terre.
« Hein ? demanda Bérengère, perdue.
– Ça t’étonne ? Fitzroy est contre nous et restreint nos droits depuis des années dans cette ville. Ton ami le potier le sait bien, dit-elle en désignant Balthazar du menton. Ah, ça aide, d’avoir des connaissances hauts placés ! Enfin, pas juste des connaissances... » conclut-elle. Le potier s’insurgea.
« Attention à tes mots, neidhr, ou j’te jure que tu l’regretteras ! » menaça-t-il en brandissant son doigt. Son visage était rougi par la colère. Féa l’ignora.
« Elle a mis du temps à montrer son vrai visage, expliqua-t-elle à Bérengère. Au début, elle était l'une des rares humains qui ne répugnaient pas à venir parmi nous, contrairement aux autres conseillers. Une femme très simple, toujours à apporter des bricoles pour les enfants. Au bout d’un certain temps, elle s’est proposée d’être notre porte-parole au conseil, et nous forcément, on lui a accordé notre confiance.
– Attends une seconde, quel intérêt pour elle de se faire apprécier, si elle est déjà conseillère ? »
Féa croisa les bras et soupira. « Justement, elle était pas encore conseillère. Je te passe les détails, mais le vieux duc de Dablhan était un immonde salopard. Nous nous sommes tous mis d'accord pour le foutre dehors. T’aurais dû nous voir, dit-elle avec un sourire au coin des lèvres, unis en dépit des origines pour un seul et même but. Puis le conseil à été formé. » Son sourire disparut. « Les conseillers sont élus à vie, et Fitzroy était la cadette d’une famille aisée, mais sans connexions. Elle avait besoin de soutiens parmi la population. Tu devines la suite.
– Et vous l’avez regretté.
– Bien plus que tu ne peux l’imaginer, dit-elle en se serrant le bras. Maintenant, tout le monde nous croit les uniques responsables de l’éviction du duc, qui est devenu une sorte de martyr. Il est facile d’altérer les faits pour arriver à ses fins, lorsque l’on détient le pouvoir. Une fois sa place assurée, elle a facilité la prise de certaines mesures contre les non-humains. La haine est devenue réciproque, enfin, pas pour tout le monde... »
Balthazar remonta sa manche et s’avança vers Féa, furibond. Il l’aurait frappé sans l’intervention de Bérengère, qui l’immobilisa d’une prise solide.
« Calme-toi ! À quoi ça va t’avancer, de la frapper ?
Soudain, des pleurs se firent entendre. Une petite elfe venait d’éclater en sanglots, s’accrochant fermement aux jambes d’un adulte.
« Vous croyez que c’est le moment pour ça ? s’exclama-t-il. Vous faites peur aux enfants. »
Féa accourut comme elle pu vers la petite fille et essaya de la calmer. Bérengère lorgna vers le potier.
« T’es calmé, c’est bon ? » dit-elle en relâchant doucement la pression. Balthazar s’en alla mollement près d’un brasero et s’allongea près du feu. La bretteuse se laissa tomber sur un grosse pierre plate, ferma les yeux et soupira. Une larme coula sur sa joue.
Toujours un petit plaisir de voir l'apparition d'un nouveau chapitre d'Einherjar dans mes actualités ! =)
Beaucoup de choses se déroulent dans ce chapitre, et je n'ai pas l'impression que ça ait déjà été le cas dans des précédents, même si ma mémoire me fait peut-être défaut. Jusqu'ici tu m'avais plutôt habituée à une trame suivie, un personnage ou un groupe de personnages, dans une action ou une suite d'actions qui s'enchaînent. Là, il y a comme des petits soubresauts, à la fois dans le lieu et les personnages, mais aussi dans les sujets abordés. Ce n'est pas une critique, ça s'emboîte plutôt bien, ça m'a juste un peu surprise.
J'ai beaucoup aimé le petit oasis caché derrière une porte dissimulée. La description de l'étang avec le saule était très paisible et onirique. Un bon endroit pour se remettre d'une sorte de possession par un esprit démoniaque, si ça existe seulement. À savoir que j'aimais déjà bien la cour intérieure avec la fontaine, où l'équipe s'est réunie plusieurs fois.
Findhail est toujours aussi doux et attentionné envers Gelaï, et j'apprécie beaucoup. J'aurais bien voulu avoir le récit de leur rencontre, d'ailleurs, mais tant pis, ça reviendra peut-être plus tard dans une conversation ? ;)
Là où, dans d'autres pour ne pas dire la plupart des univers de fantaisie, les elfes, nains, et humains sont les peuples fondateurs, leurs propres ancêtres, si on veut, tu prends le parti d'introduire un peuple plus ancien encore, qu'ils auraient supplanté. Ce n'est pas tant le caractère colonisateur de l'humanité qui me surprend (ça, c'est typique de notre vile race ^^), mais plutôt la simple présence de prédécesseurs. Et tu laisses suggérer que Balthazar est plus calé sur le sujet qu'il ne voudrait le laisser paraître, donc peut-être qu'on en reparlera. Peut-être même que ça aidera dans la lutte contre le démon que Bérengère a laissé sortir ? Le thème sort un peu de nulle part, mais puisqu'il me donne un peu d'espoir, je ne m'en formalise pas. ^^
Le garluk m'a tuée. Dans le bon sens ! C'est une apparition tellement inattendue dans ce contexte, qu'un singe disons amélioré. Et les "ook" ne sont pas sans rappeler Pratchett, hommage que je salue, parce que le bibliothécaire est un personnage que j'affectionne tout particulièrement. Bon, d'accord, j'affectionne toutes les bêtes petites et grosses, mais ça compte quand même. En fait la présence d'un simien un peu 'rigolo' est cocasse non seulement parce que la situation est grave - ils sont en train de fuir un massacre, Gelaï est dans les vaps, il y a des réfugiés partout sur leur chemin - mais aussi parce que c'est une espèce plutôt tropicale, dans une région jusqu'ici décrite comme continentale (si je ne me trompe pas dans ma terminologie des climats). C'est du fantastique donc ça colle, mais mon esprit qui vit malgré lui dans le monde réel a été pris de court. Bien amené, donc ! Je me demande si on en reverra. =D Et puis il y a aussi le décalage entre le caractère un peu fermé et ronchon de Bérengère et les littérales singeries de l'animal qui est très amusant. La bretteuse fait cet effet avec Balthazar également, lors de leurs échanges de sarcasmes. Ses répliques sont bonnes de manière générale, en fait.
Le passage sur le début d'enquête sur le massacre à la demeure du conseiller Werwarten est celui qui m'a le plus déroutée, justement à cause du changement de décor et de participants. Quoi qu'il en soit, les difficultés s'accumulent pour nos héros. La ville confinée, les forces de l'ordre aux trousses... Bien qu'ils ne sont pas coupables (même si pour Gelaï c'est éventuellement discutable), ils étaient sur les lieux, et vont certainement être inquiétés. Plus qu'ils ne l'étaient déjà, si c'est possible. Au moins, Béorn semble a peu près fiable, ne serait-ce que parce qu'il tient tête à Fitzroy, qui elle n'est pas sympathique. Normal, vu que c'est une traîtresse. Hélas il a raison, il n'est pas beaucoup aidé par ses subordonnés...
La dernière partie, sur les réfugiés de la grotte, m'a un peu embêtée. J'ai trouvé les réfugiés rapides au jugement, alors qu'ils sont eux-mêmes victimes de discrimination tout le temps. Ils pourraient reconnaître que Bérengère voulait bien faire, et en vouloir à ceux dont elle voulait protéger Balthazar, pour avoir effectuer des représailles arbitraires sur la communauté non-humaine, telle qu'ils l'appellent. Je ne sais pas comment je serais à leur place, mais à la lecture ça m'a paru dur de leur part, cet accueil. Mais au moins le vrai visage de Fitzroy est dévoilé à tout le monde, et c'est toujours ça de pris, même si un peu tard pour ces familles.
Bon, ce commentaire est un peu fouillis, en partie parce que j'ai laissé passer quelques jours après ma lecture, mais je pense avoir mentionné toutes mes réactions quand même. Merci à toi de poursuivre ce récit, en tous cas ! =)
C'est également un plaisir d'avoir un retour de ta part !
Ce besoin d'accélération que tu as pu ressentir résulte sûrement d'un besoin pour moi d'avancer dans l'histoire, à vrai dire. Ce chapitre a été compliqué à écrire, à bien des égards, mais je pense néanmoins l'avoir correctement équilibré.
Tout d'abord, un grand merci pour les commentaires sur la partie centrale. Le garluk, comme tu l'as justement deviné est (seulement en partie, j'avais une autre inspiration en tête) inspiré du bibliothécaire de l'Université Invisible. Je récupère mon retard sur Pratchett que depuis peu, j'avais auparavant du mal à me situer dans sa narration, mais je me rends à présent compte de la qualité du travail et de la vie qui en émane. Bref, ce n'est qu'un modeste hommage de ma part, mais je pense que son cycle du Disque-Monde m'influence nettement sur ce chapitre, et probablement sur les suivants. ;)
Concernant la réaction des réfugiés, je comprends ce que tu veux dire, et c'est justement un point qui me semblait important. Au cours de mon parcours professionnel, travaillant sur des sources souvent narratives, on se rend compte que les documents rapportent des évènements et des réactions qui sont assez exagérés. Le monde parait souvent manichéen, l'auteur de la source narrative poussant souvent son lecteur vers son point de vue en diabolisant l'autre parti. Je me suis donc mis à la place de ces gens, qui avaient été maltraités, discriminés, et je ne voyais pas d'autres solutions que de les montrer assez vindicatifs, agressifs. Sous le coup de l'émotion, il me semble logique (pas acceptable, mais compréhensible) de dire des choses qui dépassent notre pensée. À Bérengère de montrer qu'elle est meilleure que ce que pensent les réfugiés. :)
J'espère que cela à pu répondre à certaines interrogations. Merci encore pour ce commentaire, et à très vite !