Dans le murmure des vagues se cachent des histoires. Pour pouvoir les comprendre, il faut les écouter pendant un cycle de lune, par tous les temps, à chaque minute qui passe, qu’il fasse jour ou nuit. La marée ressasse le passé et répète à qui veut l’entendre que jadis, les rivages étaient un grand lieu de rassemblement où se retrouvaient les peuples de l’eau et de la terre, accompagnés de leurs bizarres enfants.
Les humains, qui composent le peuple de la terre, venaient sur leurs deux jambes. Leur corps était couvert de poils pour les protéger du vent et du sable. Leur chair était de couleur chaude, du noir profond jusqu’au pâle orange.
Les ondènes, peuple de l’eau, étaient leurs voisin-e-s. Leurs peaux étaient de toutes les nuances de vert et de bleu. Leur crâne était orné d’une longue crête dentelée. Des écailles chatoyantes couvraient leurs membres. Iels n’avaient pas de jambes, mais une queue de poisson qui les propulsait dans l’eau.
En ce temps-là, les humains pouvaient rendre visite sous l'eau aux ondènes, qui logeaient par familles entières dans les pinacles coralliens et les grottes océaniques. Il suffisait à un homme de descendre dans l’eau froide de la mer avec l’intention de se rendre dans le royaume sous-marin. Il pouvait alors marcher, nager, respirer sous l’eau comme n’importe quel habitant des profondeurs.
Quant aux ondènes, iels se hissaient sur terre, s’asseyaient quelques instants sur une roche sèche. Leur longue queue écaillée se scindait alors en deux jambes, avec lesquelles iels marchaient maladroitement vers les maisons de leurs comparses humain-e-s, en perdant quelques écailles sur la route.
Leurs visages étaient dissemblables, leurs mœurs divergeaient, leurs langues ne se ressemblaient pas. Les yeux globuleux des ondènes, disposés de chaque côté de leurs têtes, pouvaient paraître rebutants aux humains. Les ondènes se moquaient des pieds disgracieux de leurs voisins terriens, à la nage lente et pataude. Pourtant, les deux peuples étaient voisins et amis.
Ils célébraient ensemble les passages des saisons. Équinoxes, solstices et grandes marées les voyaient s’assembler pour de fastueuses réjouissances ; les ondènes chantaient et soufflaient des mélodies dans leurs flûtes en coquillages, tandis que les humains tournoyaient sur leurs jambes. Puis ceux-ci jouaient des spectacles, à la grande joie des habitant-e-s de la mer, qui claquaient leurs longues mains palmées contre la surface de l’eau pour applaudir.
L’amitié était possible, l’amour l’était aussi. Des couples se formaient parfois. Leur amour durait ou passait, éphémère, car il n’était pas facile pour les ondènes de rester dans l’air sec de l’atmosphère ; les humains, eux, n’aimaient pas l’obscurité des profondeurs. Néanmoins, les amants s’aimaient de plein cœur. Il arrivait alors que les unions engendrent des bébés, au sang mêlé, humains et ondins, à l’aise autant dans l’eau que sur terre. Iels portaient des traits des deux peuples. Le hasard décidait si leur peau serait chaude ou froide, si leur crâne serait velu ou écaillé, si l’enfant préférerait vivre en mer ou sur terre.
Tous ces rejetons faisaient le bonheur de leurs familles. Ils étaient les gages éclatants de l’harmonie entre les peuples. Leur entourage se réjouissait de les voir passer de l’eau, où ils nageaient en toute liberté, au sable de la plage où ils couraient avec bonheur.
Mais lorsque vint la guerre, toutes ces différences cessèrent d’être sources d’émerveillement, pour devenir promesses d’ennuis, d’effroi et de mort. Les enfants au sang-mêlés furent pointés du doigt, appelés espions, traîtres ou monstres.
Les maîtres des humains promulguèrent des lois : tout homme surpris à fréquenter les ondènes serait jugé pour trahison. Les sang-mêlés durent choisir leur camp. Ceux qui resteraient sur terre devraient jurer d’être de loyaux sujets humains et ne plus revoir les ennemis de la patrie. Il était interdit de parler du peuple de l’eau, de raconter ses histoires et de chanter ses chansons. Leur mémoire devait être effacée.
Les ondènes se retirèrent loin des côtes. Les Anciens de ce peuple défendirent aux jeunes de remonter sur terre et mirent en garde contre la férocité, la barbarie et la sauvagerie des humains. Il était recommandé de se dissimuler. Les pêcheurs et marins qui tombaient à l’eau devaient être étranglés et noyés pour qu’aucun témoin ne risquât de les trahir.
Le temps passa. Les humains qui avaient dansé et chanté avec le peuple de l’eau se turent et préservèrent leurs enfants d’une malsaine curiosité. Puis leurs petits-enfants vieillirent et oublièrent. En quelques générations, l’Histoire devint folklore. Quand les plus jeunes réclamaient des contes merveilleux, les conteurs les berçaient d’histoires fantasques d’ondins cannibales et de sirènes meurtrières.
Mais partout, sur terre comme en mer, des héritiers subsistaient. Ici et là, la mémoire du passé planta ses graines. Au-delà de la haine et de la menace, il y avait encore des conteurs, des trouvères, des sang-mêlés, de petits humains couverts d’écailles et des ondènes chevelus. Les deux peuples étaient fâchés, mais leurs enfants existaient. Iels s’appellent Nebih, Dahut, Vickle, Ogane, Will, Gralon, Three-B, Selma, Viridian, Broun, Lee-Lou, Talia et bien d’autres encore, qui vivent, cachés ou non, souvent au bord de l’eau, près des plages, des falaises, des golfes, des rizières, des mangroves, des estuaires, des deltas, dans les ports ou les grottes, les péniches, sur les rives des fleuves ou au creux des étangs.
Voilà quel est le Peuple des Rivages.
Un premier chapitre très intéressant, qui évoque les différences, l'amour et la haine entre des peuples. On voit passer quelques Roméo et Juliette dans ces couples entre ondènes et humènes, et ces enfants qui vivent entre deux mondes et sont déchirés par les guerres, à qui on demande de choisir leur camp, tout en les excluant à cause de leur différence, feraient de parfaits héros. J'ai hâte de savoir qui sera ton personnage principal, j'imagine qu'il est de ceux-là.
En tout cas c'est un chapitre très poétique. J'aime surtout ce passage : "les amants s’aimaient de plein cœur".
A très vite !