Il était une fois, deux espèces d’êtres capables de pensée, d’espoir et de questionnement : les humènes et les ondènes. Ces deux familles se ressemblaient et se fréquentaient.
Les ondènes vivaient sous l’eau. Leurs peaux étaient de toutes les nuances de vert et de bleu. Leur crâne était orné d’une longue crête écailleuse. Des écailles chatoyantes couvraient leurs membres. Iels n’avaient pas de jambes, mais une longue queue de poisson qui les propulsait dans l’eau.
Les humènes vivaient sur terre. Iels avaient de longues jambes et leur corps était couvert de poils. Leur peau était de couleur chaude, arborant toutes les teintes, depuis le noir profond jusqu’au pâle orange virant sur le rose.
Il est dit qu’en ce temps-là, les humènes pouvaient rendre visite aux ondènes, qui logeaient par familles entières dans les pinacles coralliens et les grottes océaniques. Il suffisait à un homme de descendre dans l’eau froide de la mer avec l’intention de se rendre dans le royaume sous-marin pour passer le miroir des eaux sans encombre. Il pouvait alors marcher, nager, respirer sous l’eau comme n’importe quel habitant des profondeurs.
Quant aux ondènes, iels se hissaient sur terre, s’asseyaient quelques instants sur une roche sèche ; leur longue queue écaillée se scindait alors en deux jambes, avec lesquelles iels marchaient maladroitement vers les maisons de leurs comparses humènes.
Leurs visages étaient dissemblables, leurs mœurs divergeaient, leurs langues ne se ressemblaient pas. Les yeux globuleux des ondins, disposés de chaque côté de leurs têtes, pouvaient paraître rebutants aux humains. Les ondènes se moquaient des pieds disgracieux de leurs cousins, à la nage lente et pataude. Pourtant, les deux peuples étaient voisins et amis.
Ils célébraient ensemble les passages des saisons. Équinoxes, solstices et grandes marées les voyaient s’assembler pour de fastueuses réjouissances ; les ondènes chantaient et soufflaient des mélodies dans leurs flûtes en coquillages, tandis que les humènes tournoyaient sur leurs deux jambes. Puis ceux-ci jouaient des spectacles, à la grande joie des habitants de la mer, qui claquaient leurs longues mains palmées contre la surface de l’eau pour applaudir.
L’amitié était possible, l’amour l’était aussi. Des couples se formaient parfois. Leur amour durait ou passait, éphémère, car il n’était pas facile pour les ondènes de rester dans l’air sec de l’atmosphère ; les humènes, elleux, n’aimaient pas l’obscurité des profondeurs. Néanmoins, les amants s’aimaient de plein cœur. Il arrivait alors que les unions engendrent des bébés, au sang mêlé, humains et ondins, à l’aise autant dans l’eau que sur terre. Ceux-là portaient des traits des deux peuples. Le hasard décidait si leur peau serait chaude ou froide, si leur crâne serait velu ou écaillé, si l’enfant préférerait vivre en mer ou sur terre.
Tous ces rejetons faisaient le bonheur de leurs familles. Ils étaient les gages éclatants de l’harmonie entre les peuples. Leur entourage se réjouissait de les voir passer de l’eau, où ils nageaient en toute liberté, au sable de la plage où ils couraient avec bonheur.
Mais à chaque période de guerre, toutes ces différences cessaient d’être sources d’émerveillement, pour devenir des promesses d’ennuis, d’effroi et de mort.
Que le conflit concernât les terres humaines, les royaumes ondins, ou les deux, les enfants au sang-mêlés étaient alors pointés du doigt, appelés espions, traîtres ou monstres.
Les maîtres des humènes promulguaient des lois : tout homme surpris à fréquenter les ondènes serait jugé pour trahison. Les sang-mêlés devaient choisir leur camp ; ceux qui restaient sur terre devaient jurer d’être de loyaux sujets humains et ne plus revoir les ennemis de sa patrie. Il était interdit de parler du peuple de l’eau, de raconter leurs histoires et de chanter leurs chansons. Leur mémoire devait être effacée.
Les ondènes se retirèrent loin des côtes. Les Anciens de ce peuple défendirent aux jeunes de remonter sur terre et mirent en garde contre la férocité, la barbarie et la sauvagerie des humènes. Il était recommandé de se dissimuler aux yeux humains. Les pêcheurs et marins qui tombaient à l’eau devaient être étranglés et noyés pour qu’aucun témoin ne risquât de les trahir.
Le temps passa. Les humènes qui avaient dansé et chanté avec le peuple de l’eau se turent et préservèrent leurs enfants d’une malsaine curiosité. Les petits vieillirent et oublièrent. L’Histoire devint folklore. Les petits-enfants réclamaient des contes merveilleux et les conteurs les berçaient d’histoires fantasques d’ondins cannibales et de sirènes meurtrières.
Mais partout, sur terre comme en mer, des héritiers subsistaient. Ici et là, la mémoire du passé planta ses graines. Au-delà de la haine et de la menace, il y avait encore des chercheurs, des trouvères, des sang-mêlés, des enfants humains couverts d’écailles et des ondènes chevelus. Les deux peuples étaient fâchés, mais leurs enfants existaient. Iels s’appellent Nebih, Dahut, Vickle, Ogane, Will, Gralon, Three-B, Selma, Viridian, Broun, Lee-Lou, Talia et bien d’autres encore, qui vivent, cachés ou non, souvent au bord de l’eau, près des plages, des falaises, des golfes, des rizières, des mangroves, des estuaires, des deltas, dans les ports ou les grottes, les péniches, sur les rives des fleuves ou au creux des étangs.
Voilà quel est le Peuple des Rivages.