Prélude : LA STATUE VIVANTE.
Quelques années après le deuxième millénaire.
Moi l’artefact lapidaire, l’enfant d’une époque depuis longtemps révolue, j’en viens par moments à trouver le temps long. Tel est le sort réservé aux vestiges du passé, condamnés à l’ennui dans une amorce d’éternité à patienter sous la terre.
Un frisson amené par un souffle inattendu au terme de plusieurs siècles passa sur mon front en une douce caresse. Un torrent de poussière, fruit d’une lutte ardente pour accéder à ma demeure souterraine, m’apporta un matin la visite inespérée d’un ami furibond.
Selon mon jeune camarade, mon corps de pierre représente un obstacle insurmontable. Il tourne autour de moi, déchaînant toute sa fureur.
Malgré tous ses efforts, il se résigne et choisit de s’éloigner pour un temps, accablé par sa défaite.
Plusieurs journées désespérantes à attendre son retour s’écoulèrent ainsi. Je me trompais au sujet de ses intentions : Au détour d’un autre matin, porté par une nouvelle stratégie, mon ami revint à la charge.
« Mordilleur », je trouve le nom approprié pour ce petit fripon.
Je viens de fêter deux mille ans, deux siècles et quelques décennies.
Longtemps, j’ai souhaité pouvoir courir de nouveau. Vous le comprendrez bientôt, mais la résignation et moi sommes mariés pour le meilleur et pour le pire.
Depuis un certain nombre de semaines, le monde du dessus tremble.
Des monstres gigantesques menés par des hommes fourmis ridicules rôdent dans les environs.
Tout ce beau monde paraît chercher un objet ou une légende perdue.
Des aventuriers à la recherche de notre belle citadelle ? Assurément !
Mon ami minuscule commence à perdre patience, je le sens, il me quittera d’ici peu.
À l’extérieur, le chant des oiseaux disparaît et le silence gagne du terrain sur la vie.
Tout cela me rappelle un détail d’importance : Nous étions innombrables et pourtant, mes sœurs ont cessé de parler.
L’épaisseur de terre au-dessus de moi diminue chaque jour un peu plus.
À mon grand malheur, les outils de métal finissent par crisser sur ma peau minérale. La sensation s’avère bien différente du contact avec mes amis fouisseurs.
Cela m’irrite et je regrette déjà leurs petites pattes amusantes.
Ce furent mes mains qui apparurent en premier. Figées pour toujours dans un geste de stupeur, doublé d’une once de terreur, elles firent impression parmi les rangs des fouilleurs.
Je perçus les pas enjoués d’un jeune homme impatient.
Mon visage ! Il touchait mon visage ! La terre s’envolait en mottes et en peu de temps, la lumière arriva à moi.
Autour de mes observateurs, le vrombissement des monstres de fers et de rouages cessa.
Le curieux chassa les siens pour rester seul à seul avec moi.
Les protestations éclataient de toutes parts, mais il s’en moquait.
- Un guerrier ? murmura-t-il d’un ton émerveillé en s’affairant au dégagement de mon buste.
- Écoute l’épopée du sculpteur, mon créateur, car je suis la dernière statue.
À la fin du conte, le Dieu des mots viendra à nouveau.
Tends l’oreille, car je m’éteins pour de bon.
- Tu parles dans ma tête ?! s’écria l’homme.
Stupéfait, il s’éloigna de quelques pas afin de mettre un peu d’ordre dans ses idées.
- Impossible. On va juste mettre ça sur le compte de la fatigue, voilà tout.
Puis, afin d’effacer la myriade de questions naissantes, il revint à la charge et posa ses deux mains contre mon visage.
- Le Dieu conteur succombera. Les porteurs de lumière, nichés dans les songes, le dévoreront.
Par un poème et une épopée, la mémoire de mon créateur renaîtra pour que vienne la nuit du conteur.
« Sur la lande des héros figés,
Des entités voraces rodent, pareilles à des loups affamés
Elles dévorent nos rêves, nous laissant exsangues
Et nous tombons sans fin dans leur effrayante étreinte,
Leurs crocs acérés nous menacent, leurs yeux brillent d’une lueur sinistre,
Mais notre espoir demeure vivace,
Que vienne enfin la délivrance, pour que cesse leur emprise sordide ».