Prélude mythopoïétique

Par Bruns

Il y a bien longtemps avant cette histoire 

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Le chaman dirigeait la séance. Une panique sensuelle, évoquée délibérément grâce à la drogue, à l’incantation, à la danse, précipite le chaman dans la transe. Voix changée, mouvements convulsifs. Il agit comme un fou. Cette hystérie professionnelle, choisie précisément pour son penchant psychotique, était estimée autrefois. Elle assurait la médiation entre l’homme et le monde des esprits. Ce voyage mental était le cœur de la vie religieuse de la tribu. 

Le Roi Lézard 
Jim Morrison 

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L’aventure que je vais vous raconter dans ce prélude, se passe bien avant l’histoire racontée dans ce livre.  

 

Elle se déroule à une époque où la magie et la nature osaient encore se mêler. A une époque où les dieux aimaient à prendre des apparences animales et où les éléments, le feu, la terre, l’eau et le vent, savaient parler aux hommes, à certains hommes seulement, à ceux qui savaient écouter.  

 

Cette histoire, se passe à l’âge où l’on croyait encore aux légendes … 

 

Tout commença quand un matin, très tôt, un jeune garçon issu d’une famille d’esclave eut envie de liberté. 

 

Le jeune garçon court à perdre haleine. Il est pieds nus, ils sont en sang, mais pour rien au monde il ne s’arrêterait. Pour rien au monde, il ne retournerait en arrière. Il a dix ans, et il sait déjà qu’il ne veut pas de cette vie. Alors, un matin, plutôt que d’aller dans les champs ramasser le coton avec tout le village, il est sorti de la maison familiale, branlante, tordue, et il s’est mis à courir. Il court pour fuir cette vie. Il aimait ses parents, il était heureux en famille, mais ce n’était pas la vie dont il rêvait et il savait que ses parents ne lui en offriraient pas d’autre. Il n’avait trouvé que la fuite pour s’en échapper.  

 

Alors il court. 

 

Cela fait maintenant plusieurs jours que le garçon est libre. Il est épuisé et affamé. Il ne sait pas où aller, il évite les villages et les habitations. S’il rencontre des hommes, ils le ramèneront inévitablement chez lui. Et il ne veut plus de cette vie. Le plus loin possible, il veut courir. 

 

Il a oublié de compter les jours et les nuits, et il ignore depuis combien de temps il est parti. Il n’a plus mal aux pieds, et il se sent libre. Le jour il étanche sa soif dans les cours d’eau. Il se nourrit de quelques fruits ou de rapines qu’il ose dans les cultures qu’il traverse. La nuit, il dort à la belle étoile, sous la lune. Le temps n’est plus important, il est libre. 

 

Dans sa course pour sa liberté, il découvre des paysages magnifiques. Les forêts pleines de bruits et de vie lui procurent un abri quand il y a des averses. Ces bruits, cette vie, l’accompagnent dans ses soirées et ses nuits. Il passe des heures à écouter cette musique rythmée et harmonieuse, le bruissement des feuilles des arbres sous le vent, le chant des chouettes, les courses saccadées des écureuils dans les branches, le glissement des serpents sur l’humus. Il ferme les yeux et s’imprègne de cette mélodie qui se mêle aux battements de son cœur, forts et lents. Chaque soir, son cœur, son corps, s’unissent aux bruits de la forêt et des animaux. Naît alors une mélodie rythmée, simple, enivrante comme un battement de cœur, comme un battement de vie. Pendant ces instants où il se perd dans ses songes, le jeune garçon est le centre du monde, le centre de l’univers, et il le met en musique. 

 

Pendant sa course, il lui arrive de passer des heures au sommet des collines qu’il gravit. Elles lui offrent des panoramas sur le vaste monde qui l’entoure. Les prairies immenses qu’il traverse lui montrent l’étendue du monde qui lui faudra découvrir. Il mange peu, mais il se sent fort et léger. Il est purifié par le jeûne, le grand air et la communion avec la terre. Parfois, pour se reposer, il pose un genou et une main au sol. Il la sent vivre et respirer lentement mais avec une force incroyable. Il la sent puissante, éternelle, il l’entend lui parler, mais il ne comprend pas ses murmures. 

 

Après plusieurs jours de course, il sent que son corps souffre. La fatigue s’est installée et le manque de nourriture lui brûle l’estomac. Épuisé, il cherche un endroit pour se reposer, mais il se trouve en pleine prairie. Il sent l’odeur des animaux qui sont passés ici. Sa tête tourne et doucement il lui devient de plus en plus difficile de mettre un pied devant l’autre.  Le soleil est haut dans le ciel, et le jeune garçon commence à avoir des visions. Sa tête devient douloureuse. Alors il pose un genou à terre, puis s’allonge dans les hautes herbes et se laisse bercer par le murmure du vent. Il ferme les yeux avant de glisser dans un sommeil profond, à moins que ce ne soit la mort qui vienne le chercher. Mais il s’en moque, il est libre. 

 

Quand la lumière réapparaît, par un mince filet, à travers ses paupières, le garçon sent que quelque chose a changé. Il est allongé dans une tente, sur une peau de bête confortable. Il se sent propre, et surtout, il flaire l’odeur d’un feu de bois et de viande en train de griller. Une fois tout à fait réveillé, il observe l’endroit où il se trouve. La tente est décorée de tapis étendus sur le sol et d’autres sont pendus après les arceaux de la tente. Des attrape-rêves sont accrochés tout autour de ce lieu insolite et leurs queues en os, tintent en se percutant sous l’effet de la respiration de la tente et du vent. Dans un coin plus sombre, le jeune garçon aperçoit des peaux de bêtes en train de sécher. Certaines pourraient être des lapins, certaines plus grandes ressemblent à des renards.  

Au plus profond de la tente, le garçon n’a aucun doute cette fois, des peaux de serpents, vidées, reposent, les têtes pleines, les yeux sans paupières rendent à ces corps dépouillés une image vivante. Intrigué, il se dirige à quatre pattes lentement vers ces reliques. Il s’approche de la paroi où ils sont pendus. Les serpents semblent vivants, le regard encore perçant. Ces cadavres ne lui font pas peur, mais ils l’intriguent. Il se sent attiré. Le garçon est maintenant très proche. Il tend le bras pour les toucher. Il tend son corps pour s’approcher. Quand subitement, l’intérieur de la tente devient éblouissant, la lumière jaillit dans le dos du garçon. Effrayé, cette fois, il se retourne d’un saut et fini assis au milieu des peaux. Un homme vient d’entrer en laissant pénétrer avec lui la lumière du jour. L’homme, un comanche, porte un pagne et une ceinture de cuir noir, des jambières souples faites de peau de daim, et des mocassins en cuir de bisons. Cet homme doit être fier de sa chevelure car ses cheveux sont longs et raides, d’un noir de nuit. Une raie au milieu de son crâne les sépare de façon parfaite, et ils sont tenus par un bandeau enroulé autour de sa tête. Il est sans âge. Le comanche regarde le garçon dans les yeux, se frotte les mains plusieurs fois, puis avec sa main droite, imite l’ondoiement d’un serpent. Le garçon l’apprendra plus tard, il s’agit de la façon de se présenter des comanches aux autres tribus. Le comanche tend la main comme un appel amical. Le garçon se lève, prend la main de l’indien et ensemble ils sortent de la tente. 

 

L’indien qui avait recueilli le jeune garçon était shaman. Il avait choisi la solitude d’une vie d’ermite pour se consacrer à l’étude de la terre et de ses esprits. Il avait appris à commander au temps, une notion d’homme déconnecté des vérités ancestrales, une notion d’homme blanc. Lui dirait plutôt, que le temps l’avait accepté et qu’il lui permettait de voyager sur sa toile, comme une araignée sautant de fil en fil, tous les fils menant à un point central, unique.  Ce sorcier ne pouvait plus vivre une vie d’homme, avec un début et une fin. 

 

Le jeune garçon resta cinq années avec le comanche qui lui apprit les Vérités et les Langages de la Terre. Il fut heureux pendant cette période. Il avait trouvé la liberté. 

 

Un matin, le comanche demande au garçon de monter la hutte de sudation. Il est habitué à cette pratique, il a souvent vu son mentor monter cette hutte, mais il n’a jamais pu y entrer. Le sorcier lui avait toujours défendu car cette hutte était un moyen de communiquer avec ses divinités et ses démons. Cette pratique requiert une préparation et surtout une maturité naissante, entre l’innocence de la jeunesse et la force de l’homme. Il sait que ce qu’il va y découvrir peut avoir des impacts sur sa vie prochaine. Le jeune garçon en sait assez maintenant sur le mode de vie des comanches, pour savoir que celui qui va utiliser la hutte doit la monter lui-même. Il réalise alors que cette hutte est pour lui, il va faire sa première expérience de découverte de son esprit, de sa vie intérieure. Il ne sait pas s’il a peur ou s’il est excité, mais il sait que jamais il ne reculera. 

 

– Jaha, lui dit le sorcier, ce soir nous allons avoir une gibbeuse rouge. C’est le moment que les esprits choisissent pour venir palabrer avec les humains. Ce soir tu entreras seul dans cette hutte et tu découvriras qui tu es. 

 

Toute la journée, le jeune garçon se prépare à cette initiation. Il jeûne, pour avoir un corps le plus pur possible. Il se lave dans la rivière. Il coiffe et lisse ses cheveux crépus. Il peint son visage en rouge, couleur de la lune ce soir. Il peint la partie gauche de son corps, au-dessus de la ceinture en bleu, couleur de l’eau, l’autre côté en ocre, couleur de la terre des prairies. Sa jambe droite est peinte en rouge, couleur du feu et sa jambe gauche en blanc, couleur du vent. Enfin, il passe le reste de la journée à réciter des incantations pour purifier son esprit. 

 

Peu avant la nuit, le sorcier sort les pierres du feu et les installe dans le trou, creusé au centre de la hutte. Il y verse de l’eau, la plus pure possible et quelques herbes séchées, de la sauge, du foin d’odeur, du cèdre et du tabac qu’ils cueillirent ensemble quelques jours auparavant. Le jeune garçon et le shaman étaient partis le long d’une rivière où la végétation était luxuriante. Ils s’étaient assis à côté des plantes qu’ils allaient choisir. Ensemble, ils ont pris le temps de respirer les odeurs de ce lieu et de s’imprégner l’esprit des images qui s’offraient à eux. Ils parlèrent ensuite aux plantes afin de leur expliquer pourquoi ils avaient besoin de les arracher à la terre, et comment elles allaient les aider. Ils coupèrent juste les quantités dont ils avaient besoin et laissèrent quelques offrandes pour montrer leur gratitude. 

Quelques minutes plus tard, la hutte est prête. Le garçon l’est également. Le sorcier l’accompagne jusqu’à l’entrée. 

 

– C’est ton heure mon garçon. Ce soir le grand esprit va te dire qui tu es et qui tu deviendras. Tu entres Niño dans cette hutte et tu en ressortiras Humain, alors sois à l’écoute. 

 

Il ouvre la hutte et y pousse avec douceur le jeune garçon qui entre à quatre pattes et s’assoit en tailleur près des pierres fumantes. Il pose ses mains sur ses cuisses. Il commence déjà à transpirer. Il ferme les yeux, et ouvre son esprit.  

 

Quand il rouvre les yeux, le garçon est dans la chambre trente-deux du Alta Cienega Motel à Los Angeles. Il est allongé sur un lit. A l’extérieur il fait noir, ce doit être la nuit, la pleine nuit. La pièce n’est éclairée que par un résidu de lumière abandonnée par un lampadaire et qui parvient à s’infiltrer par les rideaux mal tirés. Un radio réveil numérique, dont l’éclairage est réglé trop fort, baigne la pièce dans une étrange pâleur rouge.  Sur une chaise à côté de son lit, il voit ses vêtements, posés proprement. Un costume noir rayé, une chemise blanche dont le tour de cou est encore fermé par une cravate noire avec des étoiles blanches dessus. Sur le dossier de la chaise, son chapeau, un Stetson Homburg noir en feutre, trône sur cette pile de vêtements. A côté de la chaise trône une Épiphone Zephyr 61. La tête de la guitare brille dans la pénombre grâce à ses clés dorées. Jaha peut également distinguer les fleurs peintes sous les cordes. Il ne se voit pas et ne parvient pas à bouger son corps. Mais il se sent vieux, très vieux. Il ressent une pointe de stress naître en lui. Une inquiétude qui grandit et s’intensifie. Il sent le danger arriver. Il est d’autant plus effrayant que rien sauf son angoisse ne présage d’un danger. Et puis il apparaît, au pied du lit, sous la forme d’un long serpent noir. Quand il l’aperçoit, Jaha ne peut toujours pas bouger, mais la peur a disparu. Il sait qu’il n’est pas vraiment dans ce corps. Il voit la scène, du lit, de ce corps d’homme âgé et il la voit également de l’extérieur comme s’il pouvait flotter dans cette chambre d’hôtel. Le serpent, ce cordon ombilical entre l’homme et sa mère nourricière Gaia, ondule en feulant. Il glisse sur les draps de coton et se faufile autour de sa jambe. Le serpent arrive, lentement sur le ventre de Jaha et il se pose sur sa poitrine, immobile. L’un et l’autre s’observent, sans peur. Le serpent s’approche doucement du visage de Jaha et se redresse en émettant des sifflements. Dans les cris du serpent, Jaha entend une histoire et des promesses. Il voit ses peurs de petit garçon qui l’ont amené à fuir sa famille. Il voit sa crainte d’une vie future inconnue, certainement d’une vie de labeur, sans plaisir, sans génie. Petit à petit, les sifflements du serpent noir dissipent ces visions, ces craintes et Jaha peut enfin voir une vie d’espoir, une vie utile. Après un moment qui parut une éternité, le serpent fait demi-tour et se pose en cercle sur le ventre de Jaha qui croit un moment que l’animal allait attraper sa queue. Mais le serpent reste en cercle comme s’il était endormi et petit à petit il disparaît comme s’il se fondait dans les entrailles de celui dont il allait partager l’existence.  

 

Le garçon ouvre les yeux, brutalement, comme s’il sortait d’un rêve. Il est de retour dans la hutte et le souvenir de cette expérience qu’il a vécu comme une renaissance, remonte en lui. Il observe son ventre nu, il n’y a pas de trace de serpent, pas de plaie. Trempé de sueur, il sort de la hutte et il est saisi par la fraîcheur de la nuit.  Quelque chose a changé, il ne voit plus le monde de la même façon. Il prend conscience de la rotation de la lune et des étoiles autour de lui. Il entend les cris des arbres qui meurent pour donner vie à des pousses, semées à leurs pieds. Il sent les cycles des saisons et des années. Il comprend que rien n’a de fin que le tout est un cercle, naissance, vie, mort et renaissance. Dans la pénombre, il voit les animaux-divinités qui l’observent, sortant de sa hutte et qui l’accueillent dans ce monde nouveau. Oui, il s’agit bien d’un nouveau monde maintenant qu’un nouvel Humain est né et qu’il connaît sa destinée. Au milieu de ces esprits de la nature, Jaha aperçoit une ombre qui se détache du groupe et qui s’approche. Il s’agit bien d’un homme. Il en a toutefois l’apparence, mais il est encore dans l’ombre. Quand il s’est suffisamment approché, Jaha reconnaît le sorcier qui s’arrête à quelques mètres de lui. Il se frotte les mains à plusieurs reprises et imite avec sa main droite le serpent qui file.  

 

– Alors Jaha, que t’ont montré tes songes ? Que t’ont dit les esprits ?  

 

Jaha, le regard affirmé mais rieur, dit : 

– Maintenant on m’appellera Hope ! Jaha Lenna Hope, et je créerai des légendes ! 

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