31 mai 1921
Gare ferroviaire de TULSA
*** 2 ***
Blues :
-
Forme musicale élaborée par
les Noirs des États-Unis d'Amérique,
caractérisée par une formule
harmonique constante, un rythme
à quatre temps.
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familier Mélancolie, cafard.
Le petit Robert
***
Dans un bruit de ferraille, métal contre métal, le train s’arrête péniblement. Le mécano fait retentir le sifflet à vapeur, donnant le signal de l’arrêt complet et la permission d’ouvrir les portes.
Sur le quai de la gare, fait de vieilles planches datant probablement de la ruée vers l’or, Sam Wallace, le chef de gare, attend la descente des voyageurs.
Mais personne ne descend de ce train.
– Pas étonnant, se dit le vieil homme, qui a envie d’atterrir dans ce trou à rat, cette ville maudite qui baigne dans le chaos !
Sam est un vieil homme qui a passé une grande partie de sa vie dans cette ville. Il s’y est installé très jeune, s’y est fait des amis, y a fondé une famille. Il est seul désormais. Sa femme est décédée. Ses enfants sont partis à Oklahoma City, et ils ne reviennent pas souvent par ici.
Il a toujours travaillé dans le chemin de fer. Tout jeune il a participé à l’installation des lignes de voies ferrées en Oklahoma et au Kansas. Ce furent ses seuls voyages. Il a travaillé ensuite dans cette gare et en est devenu rapidement le responsable. Quelle fierté il a ressenti la première fois qu’il a enfilé son uniforme de chef de gare. Il était alors un jeune homme, assez petit et chétif. Il n’a jamais été aventureux et s’est toujours satisfait de regarder les autres voyager. Pour chaque passager il imagine, une vie, un but au bout du voyage, une fuite, une aventure peut-être ? Il est vieux maintenant. Mais il peut encore diriger sa gare, accueillir les trains et les passagers, ordonner les départs et donner ses coups de sifflet. Finalement c’est tout ce qu’il sait faire et pourquoi faire autre chose. Rencontrer tous ces voyageurs, c’est aussi voyager. Il prend parfois le temps de discuter avec certains qui semblent venir de très loin, qui sont différents, ceux qui ont le temps.
Mais depuis quelques temps, il n’y a plus de voyageur qui vienne jusqu’ici. Il n’y a plus personne à observer. Plus personne avec qui discuter.
Un mouvement le fait sortir de ses songes. Il se surprend de cette rêverie, lui qui est toujours si sérieux. Un homme se tient debout sur le marchepied de la seconde voiture. Un homme seul, sans bagage. Il est vêtu d’un costume noir et d’une chemise blanche. L’homme en noir, d’une cinquantaine d’années, le visage buriné, carré, il a les cheveux gominés et le regard dur. Il ressemble à ces acteurs que Sam aime aller voir de temps en temps aux représentations de cinéma muet données dans la salle de l’hôtel de ville. Ces acteurs qui à la fin des films partent avec la belle blonde ou finissent avec douze balles dans la peau.
L’homme en noir descend enfin du marchepied et se dirige vers le chef de gare. Il se déplace d’un pas lent et chaloupé. Le bruit de ses bottes en peau de serpent donne un rythme saccadé, régulier à sa démarche. Le bruit mécanique de la locomotive à vapeur accompagne l’homme en noir dans un duo de cliquetis et de bruit de talon.
Sam a souvent vu des voyageurs prendre le train avec tristesse, laissant derrière eux un amour, une famille ou une histoire. Mais en observant cet homme en noir s’éloigner du train, il se dit que cet homme termine son voyage et que le train lui fait ses adieux. Il est là où il doit être.
L’homme en noir s’arrête à côté du vieux Sam, presque épaule contre épaule, mais regardant chacun dans la direction opposée. Il fait une pause et allume une cigarette. Le bruit du briquet ramène le chef de gare à la réalité. Cette matinée est vraiment bizarre. Jamais le vieux Sam Wallace ne se laisserait aller à la rêverie quand il a la responsabilité de sa gare.
« Peut-être que je me fais trop vieux ! » Pensa-il. Mais il se ressaisi et fait face à son visiteur.
– Bonjour monsieur, vous savez, ce n’est pas une bonne idée de venir ici en ce moment. La ville est à feu et à sang.
– Je ne vais pas mourir aujourd’hui chef, répond l’homme en noir sans regarder le vieux Sam.
Alors, le vieux chef de gare, fier, se redresse et accueille ce voyageur comme il se doit.
– Alors, Monsieur, bienvenue à Tulsa.
Alors, forcément, vu le contexte à Tulsa, je me suis interrogée sur la couleur de peau de ce mystérieux personnage qui descend du train, et là mon coeur balance. Le côté "acteur de film d'action", surtout dans les années 20, fait qu'à la première lecture je me suis plutôt représenté "l'homme en noir" comme un blanc. D'un autre côté, on est dans un livre sur le jazz, et les bottes en peau de serpent, ça fait un gros clin d'oeil au rêve du personnage principal du chapitre précédent, donc un ancien esclave, Je me demande s'il s'agit de cet enfant qui a grandi, ou d'une autre de tes idoles !
Voilà pour les réflexions que je me suis faite sur ce chapitre, en tout cas c'est assez bien joué de ne pas forcément préciser la couleur de peau ici, car ça met face à ce paradoxe : ça ne devrait pas avoir d'importance, ça ne devrait pas avoir besoin d'être dit, mais à Tulsa en 1921 ça changeait tout.
merci pour ce commentaire.
Effectivement, Tulsa, fut le lieu d'un drame dans les années 20. c'était le context idéale pour ce livre qui bascule entre réalité et fiction, il en sera de même pour les personnages. D'ailleurs tu as déjà un pied dedans :-)
Concernant le serpent, c'est un symbole important qui reviendra partout dans l'histoire. Le serpent est un symbole utilisé de façon homogéne dans beaucoup de cultures et de religions. Il doit y avoir une raison que l'on a oubliée !
Quand au personnage, tu décrouvres un mystère que je n'ai pas voulu concernant sa couleur de peau. effect de l'anonymisation sans doute. Dans le luvre initial, ce personne est un chanteur bien connu. Je n'avais donc pas préciser ce détail.
un grand merci pour tes commentaires. C'est vraiment interessant de recevoir le ressenti des lectures.