La nuit était plus profonde encore lorsque Minji s'engagea dans le chemin terreux qui menait à ce qui semblait être un corps de ferme. Ici, pas de lampadaires pour éclairer sa marche ; il lui semblait se fondre dans l'obscurité d'une manière qui n'était pas pour lui déplaire. Le silence n'était pas absolu — le bruissement du vent dans les feuilles, le tressautement de la végétation au passage d'une petite créature — mais il était suffisant, et l'air frais encore imprégné de pluie baignait agréablement son visage, les picotements dans ses pommettes bienvenus après le long trajet passé dans la voiture d'un inconnu.
A présent, elle était à nouveau libre. Libre d'aller où bon lui semblait, libre de ne pas répondre à mille et une questions sur sa vie, sa destination, et sur ce qu'elle faisait là, toute seule, si jeune, par ce temps, dans cette nuit noire, loin de tout.
Mais Minji n'était pas loin de tout. Elle était loin de la ville. C'était ce que l'homme avait voulu dire, affirmant en creux qu'ici ne se trouvait rien. Grand bien lui fasse, songeait Minji en cheminant, s'il trouvait son compte dans la vie citadine (et elle en doutait, car elle avait vu ses cernes, entendu ses soupirs). Elle, Minji, savait qu'il y avait plus ici dans la nuit que ce que les yeux lassés des simples passants pouvaient voir.
Il n'y avait pas de lumière dans la maison au bout du chemin. Tout était tranquille, endormi. Minji s'arrêta un instant au portail resté ouvert, parcourant du regard la grande cour et son allée pavée, l'arbre dont elle peinait à distinguer les traits au clair de lune, le matériel de jardinage abandonné en masses sombres contre la façade de pierre. La boîte aux lettres n'affichait pas de numéro, simplement un nom — c'était la seule habitation des centaines de mètres à la ronde. Une grande inspiration, et Minji en fut certaine : rien ici ne pouvait lui nuire.
Sa décision prise, elle s'engagea dans l'allée, le pas assuré sur la pierre humide. Près de la porte, une sonnette attendait, moderne, immaculée, accueillante : Minji n'eut qu'un vague sentiment de culpabilité en la pressant. Le silence lui répondit, mais c'était à prévoir. Clémente, Minji laissa de grosses poignées de secondes aux occupants du lieu pour sortir de leur torpeur avant de presser à nouveau la sonnette, sans aucune hésitation. Elle savait, de manière abstraite, que ce qu'elle faisait allait à l'encontre de l'usage, et de toutes les valeurs de politesse et de respect que sa mère et toutes ses institutrices avaient voulu lui inculquer, plus jeune, mais Minji en avait fini avec tout cela. Elle avait cessé de tenter d'amadouer le monde le jour où sa mère était partie.
Du coin de l’œil, elle vit un rideau remuer, quelque part sur sa droite. La fenêtre d'une chambre, sans doute, ou du salon. Elle attendit encore, patiemment; bientôt la lumière du perron l'illumina, la plongeant sans transition dans un halo doré qui l'arracha au monde qui dormait, autour, dans l'obscurité maintenant complète. Un bruit de serrure, et la porte s'ouvrit.
C'était une jeune femme, de l'âge de Minji ou un peu plus âgée. Ensommeillée, hâtivement couverte, les pieds dans des pantoufles. L'air curieux, mais pas méfiant, l’œil plissé contre l'assaut de la lumière, la bouche et les joues gonflées de sommeil, les cheveux fins comme une couronne vaporeuse au-dessus de la tête.
— Bonsoir... ? Vous avez besoin de quelque chose ?
Minji se fortifia intérieurement. Il allait falloir parler, maintenant.
— Bonsoir. Oui. Un endroit où dormir. S'il vous plaît.
La méfiance était là à présent, bien visible dans le regard rapide jeté aux alentours obscurs, peut-être un peu menaçants, un peu moins familiers, avec cette étrangère au visage froid et aux demandes déraisonnables comme surgie de nulle part. L’entrebâillement de la porte se fit un peu plus étroit.
— Il y a un hôtel en ville...
— Je ne peux pas aller en ville.
— Oh. Problème de voiture ?
Minji hésita à mentir, puis secoua la tête.
— Je ne suis pas venue en voiture. Enfin, pas la mienne. Il y avait un homme, mais il est reparti.
— Et il vous a laissée là, comme ça ?
Le ton était maintenant indigné, rendu presque chaleureux par l'immédiate solidarité dont faisait preuve l'inconnue avec Minji et contre l'homme seul dans l'habitacle chaud de sa voiture déjà loin depuis longtemps. Minji eut un haussement d'épaules, mais se garda de trop dédouaner l'inculpé.
— Il allait ailleurs. Moi je vais... A la mer.
— C'est pas vraiment à côté, ça, la mer.
La conversation se faisait plus naturelle, et Minji s'en félicita. Parce qu'elle avait décidé que cet endroit serait son sanctuaire pour la nuit, elle avait besoin de la confiance de cette femme, sans savoir comment la gagner, alors elle se contentait de laisser parler ce qui en elle désirait se glisser derrière cette porte, dans la tiédeur d'un foyer inconnu.
— Non, mais je dois y aller.
— Ah. Une urgence ?
— Oui, en quelque sorte.
— Bon. (La femme jaugea une dernière fois Minji du regard, mais sa décision était déjà prise.) Alors entrez. Vous n'allez quand même pas dormir dehors.
Minji la suivit, discrète, ôta ses chaussures, son sac à dos, sa veste ; se tint droite et silencieuse dans un coin du salon à peine éclairé par une petite lampe de table à l'abat-jour désuet pendant que la femme, méthodique et habile, transformait le canapé en lit ; indiqua d'un signe de tête qu'elle avait compris où se trouvaient la salle de bain et les toilettes. Ce fut seulement lorsque son hôte fut sur le point de s'engouffrer dans un couloir encore noir, adressant un sourire aimable mais fatigué à Minji, que celle-ci se souvint de dire :
— Je m'appelle Minji Choi.
Le sourire se fit plus franc lorsque la femme lui répondit :
— Hélène. Bonne nuit, Minji.
Et elle disparut vers sa chambre sombre, refermant soigneusement derrière elle la porte de son intimité.
Minji se demanda, un instant, si la porte avait une clé, et si cette clé serait tournée ; si Hélène allait seulement dormir, ou passer le reste de la nuit à écouter d'une oreille inquiète les moindres bruits, imaginant Minji ouvrir des portes, fouiller des recoins, ou pire, se diriger à pas feutrés dans le couloir, vers la chambre... Bien qu'elle l'ait espéré, et qu'elle en dépende, Minji peinait à comprendre cet accueil, et elle s'aperçut bientôt que c'était elle, au contraire, qui ne dormirait pas, crispée dans ses draps propres portant l'odeur de la vie de quelqu'un d'autre, attendant dans un silence immobile le signe d'un regret, l'explosion d'un rejet.
***
Le matin la cueillit tôt. Hélène, peu habituée à recevoir sans doute, n'avait pas fermé les volets du salon, et une lumière pâle filtrait à travers les voilages quand Minji ouvrit les yeux, longtemps avant qu'un quelconque mouvement ne se fasse entendre en provenance de la chambre. Ces quelques heures de silence et de solitude complète, Minji les passa immobile, étendue dans la position même dans laquelle elle s'était réveillée.
C'était son premier matin hors de la ville.
Seulement maintenant, elle mesurait l'ampleur de ce qu'elle avait manqué : elle n'avait, à sa connaissance, jamais posé le pied hors des limites du Grand Paris. Il n'y avait jamais eu de raison d'en sortir, disait sa mère lorsque Minji lui parlait de vacances, trop jeune encore pour comprendre que de telles activités ordinaires ne concernaient pas madame Choi et sa fille, et pour comprendre à quel point elles étaient différentes. Et pourquoi, en effet, s'éloigner du bouillonnement humain, celui-là même où elles puisaient goulument leur énergie à la source, drainant l'air ambiant des miasmes spirituels que laissaient derrière eux sept millions d'âmes comprimées, malmenées, en friction permanente ? C'était — et Minji s'en rendait compte plus que jamais — une véritable pollution dont elles avaient fait leur pain quotidien.
Ici, c'était à peine si lui parvenait le vague flux et reflux de l'énergie en provenance d'Hélène, feutré, discret, mais expansif, se coulant dans l'environnement d'une manière que Minji n'avait jamais connue, jamais perçue. L'énergie — ou plutôt Hélène elle-même, présence endormie, inexplicablement chaleureuse — se fondait dans la matière de la maison même, et se coulait en Minji avec tant de douceur que celle-ci ne pensa même pas à résister. Elle demeura, les yeux clos, dans le confort des draps chauds, sans ériger ses habituelles barrières, et s'émerveilla de ne pas s'en trouver meurtrie.
Elle sut qu'Hélène s'éveillait avant même que le bruit d'une poignée que l'on tourne précautionneusement ne l'alerte. Hélène avançait à pas presque muets dans le couloir, désireuse de ne pas réveiller son improbable invitée, et Minji en fut touchée. Peut-être pour maintenir encore un peu l'illusion tranquille du sommeil, elle ne se manifesta pas, et Hélène passa devant elle en ne marquant qu'un léger arrêt durant lequel Minji prit soin de maintenir le rythme profond de sa respiration. Puis Hélène disparut derrière une autre porte, le rythme de ses pas prudent mais ensommeillé, parfois plus lourd qu'elle ne l'aurait sans doute souhaité. Bientôt, le bruit d'une bouilloire que l'on met en route — réconfortant peu importe l'endroit où Minji se trouvait — lui parvint à travers la porte close, ainsi que des bruits de vaisselle que l'on dépose, avec un bruit mat, sur une table de bois massif, et le grincement aimable de vieilles portes de placard fatiguées. Des bruits que Minji n'avait jamais connus, mais qui lui semblaient impossiblement familiers.
Contre toute attente, Minji s'endormit à nouveau. Ce fut la main d'Hélène sur son épaule qui la sortit de la torpeur lourde dans laquelle elle était plongée. La lumière était plus vive à présent, le soleil étalé en rectangles flottants sur le pavé d'un brun rosé.
— Minji ? Je suis désolée de vous réveiller, mais je vais devoir sortir.
Le visage d'Hélène, au-dessus d'elle, dans son halo de boucles emmêlées, une tresse glissant sur son épaule jusqu'à venir chatouiller la joue de Minji, l'autre restée sagement dans son dos. Des yeux clairs, dans la lumière du jour, bleu-vert, couleur de la mer normande. Les pommettes d'un rose trop vif, comme brûlantes.
— Pardon. (Ce fut le premier mot que Minji adressa à Hélène ce jour-là, rauque et un peu désorienté. Ce ne fut pas la dernière fois qu'elle le prononça.) J'ai trop dormi.
— C'est pas grave, dit Hélène en se redressant, emportant avec elle la douce odeur de l'extérieur. Mais je voulais vous laisser le temps de vous préparer.
Minji se leva aussi vite qu'elle put malgré sa tête alourdie et presque endolorie, sous le regard amusé et inquiet d'Hélène, qui s'activait à plier sur la table du salon une pile de linge fraîchement ôté du fil, encore gorgé de vent et de soleil. Minji ne sut pas comment la remercier, trop exposée à son regard dans cette pièce lumineuse et dans son pyjama fin, nu-pieds sur le sol froid. Alors elle rassembla quelques affaires à la hâte — les mêmes qu'hier, pour la plupart, pas besoin de sacrifier son change dès maintenant — et, après un signe de tête qu'elle espérait reconnaissant, s'éclipsa dans la salle de bain. En entendant derrière elle l'inspiration caractéristique qui précède des paroles, elle pressa le pas, crispa les épaules, et referma fermement la porte derrière elle, soulagée de ne pas avoir à fournir d'explications pour le moment. La nuit, le sommeil interrompu, avaient permis à Minji de se cantonner à son laconisme habituel, mais, certainement, cette femme ne s'en tiendrait-elle pas là : elle voudrait bientôt savoir, elle aussi, qui était Minji, et ce qui l'entraînait si impérieusement vers la mer, et Minji ne savait pas comment expliquer aux autres — aux gens ordinaires — ce que c'était que d'en avoir si viscéralement besoin.
Vêtue, la vessie vide mais la bouche rendue âpre par la soif, Minji se tint bientôt dans le vestibule, campée à côté de ses chaussures, incapable à nouveau d'exprimer sa reconnaissance à celle qui lui faisait face.
— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas manger quelque chose ? disait Hélène, le front soucieux. Je ne suis pas pressée à ce point…
— Je dois me remettre en route, répondit Minji en courbant légèrement la tête, ne sachant comment manifester sa gratitude autrement. Merci pour votre accueil.
Et elle posa un genou à terre pour commencer à lacer ses bottes.
— Bon, eh bien, si vous êtes sûre...
Hélène avait l'air désemparée ; Minji ne pouvait la blâmer. Elle-même rechignait à quitter le refuge qu'elle avait trouvé pour la nuit, tant l'âge du mobilier, l'épaisseur des murs de pierre et le calme de la propriétaire lui semblaient reposants. Mais se reposer, c'était prolonger inutilement un trajet qui n'avait déjà que trop duré. La hâte précipitait ses doigts encore raidis par le sommeil, et elle serra plus que de nécessaire le second nœud, se redressa, hissa son sac sur son dos d'un geste brutal, et tira sur sa veste pour la défroisser.
— Sûre. J'y vais, asséna-t-elle, et avec un dernier regard au doux visage soucieux d'Hélène, elle sortit.
***
La voiture lâcha à quelques kilomètres de la mer. Minji remercia la conductrice, s'excusa de l'avoir dérangée, et s'éloigna, laissant la femme désemparée attendre seule un dépannage qui, croyait-elle, mettrait longtemps à arriver sur cette petite route de campagne. Minji avait pour sa part une opinion différente, et elle prit soin de s'éloigner par le premier chemin venu afin de se soustraire à la vue de l'automobiliste. Cela ne manqua pas : elle entendit bientôt le moteur se remettre en marche, et, par-dessus, une exclamation de surprise réjouie suivie d'un appel à la cantonade. Minji ignora le “mademoiselle” bien intentionné qui la poursuivait et pressa le pas, sachant que si elle acceptait de se réinstaller dans le siège passager, la voiture ne ferait que quelques mètres de plus avant de s'arrêter à nouveau. C'était de plus en plus fréquent : les machines autour d'elle défaillaient, de la montre au grille-pain, de l'ordinateur à la rame de métro. Le trajet avait été hasardeux jusqu'ici, de trains retardés en bus annulés, et Minji en avait assez : il était temps de rejoindre la mer, pour de bon, quitte à pousser son corps fatigué quelques kilomètres plus loin encore. Ensuite, tout irait bien — elle en était certaine.
Elle rejoignit la route dès qu'elle put. Son téléphone ne lui fut d'aucune aide, lui présentant un écran de chargement interminable lorsqu'elle chercha à consulter le plan des petites routes qui sillonnaient la campagne, toutes semblables, étroites, bordées d'arbres et de prés verts. Peu importait : Minji n'avait qu'à regarder du coin de l'œil le soleil pour savoir qu'elle marchait toujours dans la bonne direction. Elle touchait au but, et toute à anticipation elle relâcha sa garde, et s'engagea vers la gauche au premier croisement qu'elle atteignit.
Elle ne s'en rendit pas immédiatement compte. Il lui semblait que, d'un instant à l'autre, la mer se révèlerait à elle entre les arbres, à la fin d'un faux plat, au coin d'une des quelques habitations qu'elle longea, ou encore dans un interstice entre deux maisons.
Il n'en fut rien. Elle fit des détours encore longtemps avant de s'arrêter, prise d'un doute affreux.
Vite, demi-tour — la dernière maison passée, portail blanc grand ouvert, voiture garée sur le gravier, tricycle bicolore délaissé — Minji sonna au portail, attendit, trépignante, à peine trente secondes avant de s'engager dans la cour, de contourner la maison, déboucher dans le jardin —
Un homme se dirigea vers elle, l'air sévère devant tant d'impertinence.
— Bonjour, excusez-moi, le héla Minji, la gorge nouée. A combien de kilomètres se trouve la mer ? S'il vous plaît.
La réponse fut maugréée, mais donnée tout de même : cinq kilomètres, tout au plus. Dans cette direction. Il fut difficile à Minji de répondre : bien, merci, bonne journée, désolée de vous avoir dérangé.
Elle s'éloigna sans prendre la peine de réfléchir à sa destination, les oreilles sifflantes, la tête pleine d'une frustration intense, d'une inquiétude sourde.
***
Le crépuscule la trouva assise, les bras sur les genoux, le regard perdu dans le vide, au bord de l'étang communal du village le plus proche, le reste d'un sandwich de boulangerie près d'elle dans son sachet gras. Elle avait erré toute la journée, essayant vainement de faire le moindre progrès, prête à couper à travers champs, quitte à s'attirer l'ire des agriculteurs, ou à se perdre dans les nombreux bosquets des environs. Que lui importait de se perdre ? Le monde lui semblait plus vaste que jamais, les routes interminables, les chemins retors, le ciel infini. Les mâchoires serrées à s'en faire mal, une boule dans la gorge, Minji ne se résolvait pas à réfléchir à ce que cela signifiait, à ce qui devait être fait — ce n'était pas encore un problème à résoudre, mais simplement un malheur de plus.
Impuissante, résignée, elle resta longtemps à contempler l'eau plate dans laquelle le reflet du ciel s'assombrissait progressivement.
Bientôt, la nuit l'accueillit à nouveau, et Minji sut où il lui fallait aller.