Prologue

Notes de l’auteur : Ce prologue a été écrit en 2018, et je voulais vraiment avoir un style "sérieux" à l'époque, donc s'il détonne un peu avec le reste de l'histoire, c'est pour ça. Je le réécrirai peut-être un jour.

Elle marchait au bord de la route, illuminée de temps à autre par les phares de rares véhicules. La lumière glissait sur son lourd sac à dos de toile bleue, s’accrochait à ses cheveux clairs, l’arrachant l’espace d’un instant à la nuit où elle se fondait. Elle avançait dans l’herbe maigre du bas-côté, le pas sûr, tête baissée. Les automobilistes ne la voyaient surgir qu’au dernier moment, une apparition, un fantôme, entraperçu quelques secondes, s’évanouissant dès que la lumière la quittait. Certains faisaient un écart, surpris, tirés peut-être d’une dangereuse torpeur, et, le cœur logé dans la gorge, la bouche emplie d’un goût amer, maudissaient son imprudence. Aucun ne s’arrêtait.

Une pluie fine tombait pourtant et un vent froid faisait se rabattre en arrière ses mèches courtes. Les automobilistes endormis par le chauffage de leur voiture et par la danse interminable des gouttes de pluie dans la lueur des phares ne semblaient pas s’en soucier. Après tout, elle n’avait pas le bras levé, ni le pouce tendu ; elle les ignorait, ne tressaillant même pas lorsqu’une voiture la frôlait d’un peu trop près. Le rythme régulier de ses bottes frappant la terre humide était tout ce qu’elle entendait pendant de longs moments solitaires, puis un grondement lointain emplissait peu à peu l’espace, enflait jusqu’à devenir un rugissement formidable mais bref, aussitôt avalé par l’obscurité silencieuse.

Elle continuait.

 

***
 

Il chantait tout bas l’air qui passait à la radio, les doigts tapotant le volant dans un semblant de rythme, essayant tant bien que mal de garder les yeux ouverts. Cette route était dangereuse, il le savait. Les deux croix qui se dressaient comme des gibets au détour d’un virage serré le lui rappelaient chaque fois qu’il passait.

Il se rendait chez sa sœur qui venait d’avoir un enfant. Parti de Paris après une longue journée de travail, il s’était retrouvé dans des embouteillages juste avant l’entrée de l’autoroute. Il avait manqué le dîner.

Passant une main sous ses épaisses lunettes, il se frotta les yeux pour en effacer les dernières traces des tableaux de statistiques qu’il avait passé plusieurs heures à remplir. Ce n’était pas le moment de s’endormir – il allait rencontrer sa nièce dans moins de quarante minutes. À cause de ce petit geste, qui dura deux secondes tout au plus, il ne la vit qu’au dernier moment.

La jeune fille était sortie de nulle part, prenant soudainement forme à quelques mètres de la voiture, comme si la nuit l’avait recrachée. Tout à coup alerte et bien réveillé, il vira brusquement à gauche, déborda un peu sur la voie opposée – heureusement, il n’y avait personne à une heure si tardive – et s’arrêta quelques dizaines de mètres plus loin, le ventre noué et le cœur prêt à exploser.

Il n’hésita pas longtemps avant de mettre les warnings et sortir de la voiture, le vent et la pluie lui coupant la peau du visage dès qu’il ouvrit la portière. Il la distinguait à peine, une silhouette menue à moitié mangée par la nuit, immobile au bord du fossé.

Il claqua la portière avec violence et commença à marcher.

— Ça va pas, non ?! s’écria-t-il dès qu’il fût certain qu’elle pourrait l’entendre. Vous vous rendez compte des risques que vous prenez ? J’aurais pu vous écraser !

Tout en vociférant il marchait à grands pas et bientôt il fut devant elle, mais quand il vit qu’elle n’était couverte que d’une veste trop grande ouverte sur un t-shirt trop fin pour la saison, sa colère diminua quelque peu. Que faisait une jeune fille aussi chétive sur le bord de la route, au milieu de la nuit et par ce temps ? Elle ne répondit pas, mais dans la pénombre il crut voir ses yeux s’illuminer comme ceux des chats. Un reflet des warnings, sans doute.

— Où est-ce que vous allez ?

Le visage de la jeune fille demeurait impassible. Ses cheveux malmenés par le vent découvraient de temps en temps son front pâle et deux sourcils droits qui donnaient à son visage juvénile la dureté d’une statue. Elle ne cillait pas. Pris de malaise, il croisa les bras et resserra sa parka autour de lui.

Il envisageait de remonter dans sa voiture et de la laisser là, plantée comme un arbre sur le bas-côté dans ses vêtements trop légers, livrée sans défense à l’immensité noire de la campagne normande ; mais il pensa qu’elle était la fille de quelqu’un qui, quelque part, devait s’inquiéter. Il pensa à sa nièce. Il pensa qu’elle allait grandir, elle aussi, et qu’il ne voudrait pas qu’on la laisse seule au bord de cette route en pleine nuit.

— Je peux vous emmener jusqu’à La Haye-du-Puits, si vous voulez, proposa-t-il sans vraiment attendre de réponse.

Pour la première fois elle redressa la tête vers lui avec un petit sursaut, offrant à la lueur intermittente des warnings la rondeur de ses joues et l’amande de ses yeux. Elle ne ressemblait plus à un fantôme. Sa voix était douce lorsqu’elle parla :

— Est-ce que c’est près de la mer ?

— Oui, c’est tout près de la côte, dit-il avec circonspection. Vous cherchez un endroit en particulier ?

— Emmenez-moi là-bas, se contenta-t-elle de dire. Ça suffira.

— Bon, alors montez. Vous pouvez mettre votre sac dans le coffre.

Il lui tourna le dos sans plus de cérémonie, non sans apercevoir le petit hochement de tête qu’elle lui adressa, et regagna en frissonnant la place du conducteur. Comment faisait-elle pour rester impassible dans ce froid ?

Elle le rejoignit bientôt à l’avant de la voiture, et sous le maigre éclairage du plafond il vit que ses cheveux étaient blancs.

— Merci, dit-elle, et elle boucla sa ceinture.

— Pas de problème.

Il soupira, éteignit les warnings, et reprit sa route.

 

***
 

Sa passagère était tranquille. Les mains reposant sur ses cuisses, elle gardait la tête tournée du côté de la vitre, comme si elle eût pu voir le paysage noyé d’ombre. Il jetait de temps à autre des coups d’œil dans sa direction, étudiant le reflet déformé de son visage dans la fenêtre. Elle était asiatique, c’était certain, et devait avoir une vingtaine d’années. À chaque coup d’œil, il remarquait de nouveaux détails – des déchirures dans son jean, avec lesquelles elle jouait machinalement ; un tressautement infime de son genou au rythme de la musique diffusée à la radio ; une boucle d’oreille mauve et translucide qui semblait être en pierre ; quelques bagues argentées, des anneaux épais où étaient gravés des symboles qu’il prit pour les signes d’un alphabet asiatique.

Sa veste était une veste d’homme et sentait le tabac.

— Ça vous dérange si je fume ? demanda-t-elle soudain, toujours sans le regarder.

— Désolé, je suis non-fumeur. Vous allez devoir attendre un peu.

— Ce n’est pas grave, répondit-elle, et elle crispa son poing sur le tissu de sa poche, autour de ce qui semblait être une boîte de cigarettes.

Il crut que c’était une occasion de faire la conversation et lui demanda ce qu’elle faisait dans la vie, tout en baissant le volume de la radio. Un grésillement remplaça aussitôt la voix suave de l’animateur et des éclats sonores, fragments d’autres émissions, se mêlèrent en une cacophonie assourdissante qui envahit l’habitacle avant que la radio ne s’éteigne complètement, ramenant brusquement le conducteur à la froideur de cette nuit, à la solitude de cette route, au silence de cette fille.

— Bizarre, grommela-t-il en pressant sans trop les voir quelques boutons. Elle est neuve.

— C’est ma faute, dit la jeune fille d’un ton léger. La technologie me déteste.

Lorsqu’il la regarda, il vit qu’elle avait tourné la tête vers lui et lui souriait doucement. Il ne remarqua pas qu’elle n’avait pas répondu à sa question.

Au loin, une ville se rapprochait ; elle brillait comme une traînée d’étoiles tombées à terre. Bientôt ils passèrent les premières maisons, les premiers feux rouges, les premières stations-essence indiquées par des néons de couleur vive, roulèrent sous les réverbères qui veillaient sur les rues presque désertes ; et les cheveux blancs de la jeune fille prenaient successivement des teintes rouges, vertes, jaunes et bleues.

Ils laissèrent bientôt derrière eux la ville et s’enfoncèrent à nouveau dans la campagne sombre. Des bosquets se dressaient de temps en temps de part et d’autre de la route, masses sombres et presque invisibles mollement secouées par le vent qui s’était un peu calmé. La jeune fille avait renversé la tête en arrière sur l’appuie-tête, les yeux fermés, elle avait l’air de dormir. Il voulut à nouveau essayer de lui parler.

— C’est marrant, je ne sais même pas comment vous vous appelez.

Elle releva un coin de sa bouche en une sorte de petit sourire amusé et secret.

— Oui, dit-elle. C’est marrant.

Il ne put lui arracher aucun autre mot pour le reste du trajet.

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