- Keya, ta garde !
Le coup atteignit la jeune fille en plein ventre. Encore raté. Keya avait beau s’entraîner plusieurs soirs par semaine, elle était toujours incapable de tenir sa garde. Cela revenait à conduire une voiture sans volant. Elle poussa un juron et releva la tête vers son adversaire, les yeux luisants de colère. Keya avait parfois l’impression d’être venue au monde avec cette seule émotion.
Elle se couchait en colère, elle se levait en colère, elle carburait à la colère. Particulièrement après des séances comme ce soir où elle n’avait pas fait le moindre progrès. Keya quitta le cours plus frustrée que fatiguée. L’eau brûlante de la douche détendit ses muscles mais ne rencontra pas le même succès avec ses nerfs. Elle observa le reflet trouble que lui renvoyait le miroir embué : la racine noire de ses cheveux se répandait comme de l’encre, il allait falloir y remédier... Noirs et épais, héritage de ses origines indiennes, les cheveux de Keya faisaient la fierté de son père. Elle s’était donc fait un plaisir de couper ce lien et de le recouvrir de rose. Poursuivant sur cette lancée, Keya s’était également fait tatouer le dos et percer les oreilles. Une jolie panthère trônait désormais entre ses omoplates, félin puissant et indépendant auquel elle aimerait ressembler. Elle avait d’ailleurs été déconcertée par la facilité avec laquelle elle avait pu obtenir ce dessin, les tatoueurs semblaient s'être peu souciés du fait qu’elle était mineure. À son grand soulagement, elle n’avait pas eu besoin de falsifier une autorisation parentale.
Âgée de seize ans et alors qu’elle aurait dû être en Première, Keya était désormais déscolarisée. Elle avait choisi de fuguer le jour de la rentrée, une opportunité en or pour fausser compagnie à son père sans que celui-ci ne se doute de rien. Depuis, cela faisait six mois qu’elle était sans domicile fixe. Les premiers mois, elle s’était débrouillée avec une belle somme d’argent qu’elle avait gardé cachée sous une latte du plancher de sa chambre dont elle seule connaissait l’existence. Malheureusement, même les auberges de jeunesse obscures et pas très regardantes avaient un prix. Ses économies fondirent comme neige au soleil. Keya essaya de survivre en volant dans des supermarchés et en squattant des immeubles abandonnés. Seulement, avec les avis de recherches lancés par la police, cette méthode devint vite stérile. En effet, Paris n’était pas le meilleur endroit pour se cacher lorsque l’on avait un physique aussi juvénile que le sien. Là encore, la génétique se faisait son ennemie. Sa peau mate lui donnait une mine pimpante même lorsqu’elle n’avait pas dormi depuis des jours et, malgré des formes plutôt avantageuses, sa petite taille ne donnait pas l’impression qu’elle avait plus de quatorze ans, sans parler de ses joues bien remplies qui lui donnaient des complexes. Au moins, avec ses cheveux décolorés et ses vêtements éprouvés par sa situation précaire, elle réussissait à berner certains adultes qui n’osaient pas l’approcher, de peur qu’elle ne leur dérobe leur portefeuille ou leur smartphone. Ces derniers incarnaient à eux seuls deux clichés à la fois : le clivage entre les générations et celui déchirant les catégories sociales. Un fossé qui entretenait le ressentiment et la méfiance de notre fugueuse envers les adultes et la poussait à leur lancer un regard noir plus éloquent qu’une menace de mort.
Keya était en réalité incapable de faire de mal à une mouche. Elle se savait intimidante et rêvait de pouvoir broyer de ses poings une ou deux personnes mais elle était trop sensible pour ça. Elle avait peur d’avoir mal et la réciproque était aussi vraie : elle poussait l’empathie au point de ne pouvoir supporter écraser une araignée. C’est pourquoi, lorsqu’elle trouva ce club de kick-boxing, elle n’hésita pas une seule seconde : elle sacrifia le peu d’argent qui lui restait pour s’y inscrire. Elle voulait s’endurcir. Elle avait aussi besoin d’évacuer tout ce mal être, toute cette souffrance. Ce dojo était devenu son nouveau chez elle, son refuge.
“Refuge”, c’était le cas de le dire, pensa Keya en souriant tristement. Son coach, Salim, l’avait confrontée un soir, alors qu’elle restait tard après l’entraînement, ne sachant où dormir cette nuit-là. Tous les élèves étaient partis, l’abandonnant à un sac de frappe aussi indifférent à ses jabs que s’il s’agissait de ceux d’un chat donnant des coups de patte.
- Key, viens voir deux minutes.
Salim se tenait assis sur son banc habituel, les mains croisées sur ses genoux, il évitait soigneusement son regard en fixant le sol. Keya s’était tendue à son intonation, s’attendant à se faire encore sermonner sur son manque d’appui ou sur sa posture maladroite. La réalité la cloua sur place.
- Écoute, tu sais bien que j’aime pas perdre mon temps alors je vais être direct : tu fais quoi tous les soirs ?
Keya sentit un froid l’envahir malgré la sueur de l’effort qui perlait sur sa peau.
- Je vais pas te faire la morale, je veux juste savoir la vérité, je suis ton coach, c’est mon rôle de veiller sur toi.
Salim marqua une pause, redoutant les mots qui étaient sur le point de jaillir de sa bouche comme un crochet sur la mâchoire de son élève.
- L’autorisation parentale, tu l’as remplie et signée toi-même pas vrai ? Je trouvais ça louche aussi, une inscription deux mois après la rentrée… Le problème, c’est même pas ça. Tu maigris à vue d'œil, tes habits sont dans un état lamentable. Tu es à la rue c’est ça ? Tu…
Salime releva la tête pour la regarder droit dans les yeux.
- Tu as fugué ?
C’en était trop, la jeune fille prenait sur elle depuis si longtemps que les accusations du coach la prirent au dépourvu : elle explosa en larmes. Terrorisée, elle lui demanda, sur un ton qui sonnait comme un reproche :
- Tu vas appeler la police ?
Salim ne répondit pas. Il l’observa de ses yeux noirs comme la nuit avec un sérieux si inhabituel que Keya se préparait au pire.
- Bien sûr que non. lâcha-t-il enfin.
Sous le choc de sa réponse, les larmes de Keya se tarirent sur ses joues.
- On se connait un peu maintenant, Key. Je sais que t’es quelqu’un d’honnête.
Keya était restée muette, ne sachant quoi répondre, à la fois honteuse et débordante de reconnaissance.
- T’es pas obligée de me raconter si t’as pas envie. Je veux t’aider, c’est tout.
N’y tenant plus, Keya finit par avouer ce qui pesait depuis des semaines sur sa poitrine.
- Mon père… Il… Je… Je ne peux pas retourner chez lui ! Il me tuerait !
Voyant les épaules de la jeune fille trembler, le coach comprit qu’il ne devait pas creuser davantage. Pas encore.
- Voilà ce que je te propose. Tu m’aides un peu avec le club et en échange, tu peux crécher ici le temps de trouver une solution. T’en penses quoi ?
Keya n’en crut pas ses oreilles.
- Je ne peux pas accepter, c’est trop !
- Écoute, je ne suis pas du genre à faire des grands discours. Si je te propose mon aide c’est parce que je ne supporte pas de savoir qu’une gamine comme toi traîne dehors en accomplissant je ne sais quelles bassesses pour survivre. C’est pas dans mes principes de fermer les yeux sur ces choses-là, encore moins quand ça concerne l’une de mes élèves. Fais-le pour moi. D’accord ?
D’origine sénégalaise, Salim était grand, avec sa peau sombre, ses épaules larges et son corps bâti par des années de boxe, il pouvait avoir l’air intimidant. Pourtant, Keya n’avait jamais rencontré d’homme aussi bienveillant que lui. Ne pouvant inquiéter davantage cette personne qu’elle respectait tant, elle avait fini par accepter son offre en hochant timidement la tête.
Depuis ce jour, elle vivait dans le dojo où étaient donnés les cours de kick-boxing. Quatre mois s’étaient écoulés, nous étions fin février. L’année scolaire était déjà bien entamée. Keya songea avec tristesse qu’elle n’aurait jamais son bac. Elle ressassait encore et encore quand la voix de Salim la tira de cette spirale de regrets. Il voulait savoir si elle était bientôt prête, Keya avait un rendez-vous important ce soir. Salim était devenu une figure paternelle pour elle. Un père qui ne la rabaissait pas, qui parlait peu mais qui l’écoutait et qui ne se défoulait pas sur elle mais lui apprenait à se défouler elle. Elle qui avait porté sur ses épaules un poids qui n’était pas le sien. C’était justement pour cette raison qu’elle devait vite reprendre son indépendance. Grâce à l’aide de Salim, elle avait réussi à trouver un petit boulot qui ne trahissait pas sa situation actuelle. Il l’avait recommandée auprès d’une amie pour qu’elle garde ses enfants car elle était infirmière dans un hôpital et travaillait donc souvent la nuit, ce qui compliquait davantage sa vie de mère célibataire. Décidément, il était temps que Keya arrête d’abuser de la générosité de son coach. Elle avait intérêt à assurer ce soir. Elle ne voulait plus être un fardeau pour personne.
Keya observa sa chambre, plus petite que celle où elle vivait avant et pourtant bien plus respirable. C’était un ancien vestiaire improvisé en dortoir par Salim. Les casiers lui permettaient d’y ranger ses affaires et il avait remplacé les bancs par un matelas d’appoint. La salle disposait également de commodités, ce qui permettait à Keya de bénéficier d’un certain confort. Après cette douche bien chaude, Keya enfila une tenue donnant l’illusion qu’elle était plus mûre que son âge : un chemisier élégant avec une jupe taille haute noire, des collants à pois et de petites bottines à talon. Elle avait pu acheter ces vêtements grâce à l’argent de poche que Salim lui donnait pour ses “heures supplémentaires”.
“Trop généreux se dit-elle, Je ne le mérite pas. Je ne mérite rien”.
Keya caressa Sissel avant de partir. C’était le nom du petit chat noir qu’elle avait recueilli il y a quelques semaines. Elle l’avait nommé ainsi en hommage à Ghost Trick, l’un de ses jeux vidéo favoris. Keya n’avait pu se résoudre à laisser cet animal seul et à la rue comme elle l’avait été il y a encore quelques semaines et Salim n’avait pas émis d'objection à partir du moment où elle promettait de s’en occuper.
- Ce sera la mascotte de notre dojo !
Keya sourit à ce souvenir. Alors qu’elle vérifiait son maquillage dans le miroir, Sissel ronronna et se frotta dans les jambes de sa maîtresse.
- Attention Siss, tu vas mettre des poils sur mes collants tout propres !
Elle lui fit une dernière papouille et se pressa de quitter les lieux, non sans un dernier regard vers le miroir. Être en retard était sa spécialité et il n’était pas question de l’être ce soir !
Il était 19h lorsque Keya se dirigea d’un pas vif vers le 18ème arrondissement de Paris. “Tout va se jouer ce soir”, se répétait-t-elle, alimentant son stress comme du café moulu dans une machine. Pour ne rien arranger, son métro se mouva tel un escargot, de façon saccadée, jouant avec les nerfs des passagers. L’humeur de Keya s’assombrit comme le ciel de cette nuit d’hiver et bientôt, il se mit à pleuvoir. Elle rumina sur sa malchance en sortant des transports en commun. La jeune fille marcha un certain temps et, n'ayant pas de parapluie, décida de couper par une ruelle dans l’espoir de s’abriter. Alors qu’elle avançait dans le passage étroit, quelque chose attira son regard. Une ombre se détachait du mur de béton sale. La faible lueur des lampadaires ne lui permit cependant pas d’en identifier la source. Prudente, Keya ralentit le pas lorsqu’elle fut déstabilisée par une odeur qui recouvrit tout ce qu’elle avait pu sentir de désagréable jusqu’ici. Elle reconnut le doux parfum du miel qui l’attira comme une mouche.
Alors qu’elle s’en rapprochait, elle distingua la silhouette de quelqu’un qui lui tournait le dos. Cette personne était entièrement vêtue de noir, un étrange sac en toile pendait le long de sa colonne vertébrale. Keya voulut la contourner mais l’inconnu lui bloquait le passage.
- Pardon. dit poliment la jeune fille.
L’inconnu ne bougea pas. Pressée, Keya essaya de forcer le passage. C’est alors qu’il pivota vers elle, avec une rapidité qui la mit tout de suite en alerte. Keya fut saisie d’effroi. Une imposante carrure remplissait une longue cape dont le capuchon couvrait la moitié du visage, ne laissant deviner qu’une bouche. Celle-ci s’ouvrit et Keya découvrit avec horreur qu’elle était dépourvue de dents. Un immense bras sortit de la cape, se dépliant telle une patte d’araignée qui se jeta sur sa proie. Le corps de Keya se mit en marche avant même qu’elle n’ait le temps de réfléchir, elle recula d’un pas souple, exécutant une esquive parfaite. La jeune fille n’eut pas le temps de se féliciter pour ce réflexe, elle fit ce que n’importe quelle personne sensée aurait fait à sa place : elle s’enfuit. Mettant à profit ces derniers mois passés à entraîner son cardio, elle piqua le plus beau sprint qu’elle n’ait jamais poussé. Ses talons qu’elle n’avait pas l’habitude de porter et qu’elle avait achetés exprès pour se vieillir rendirent la tâche plus ardue. Keya se maudit pour ce choix qu’elle regrettait amèrement. Elle parvint tout de même à s’éloigner suffisamment pour qu’au dernier coup d'œil, plus personne ne semblait être derrière elle. Malheureusement, la jeune fille n’avait aucun sens de l’orientation et finit par atterrir dans une impasse. Apeurée, elle se retourna brusquement, son cœur battait si fort qu’il rivalisait avec sa respiration. Celle-ci se bloqua d’un coup. Son poursuivant était là. Il s’avançait vers elle avec la lenteur assurée d’un prédateur. Elle s’aperçut qu’il était grand, démesurément grand, bien trop grand. Elle voyait maintenant distinctement la moitié de son visage. Sa peau était blafarde, presque translucide. L’absence de dents tordait sa bouche en un rictus sinistre. Keya distinguait maintenant la nature du sac que la main décharnée de son oppresseur agrippait. Il s’agissait d’un baluchon. Il lui faisait penser à la hotte du Père Noël ou plutôt, du Père Fouettard. Une hotte assez grande pour y faire tenir plusieurs enfants ou, une jeune fille... L’inconnu continua à se rapprocher d’elle, de sa démarche funèbre et inquiétante. Keya avait l’impression de faire face à la Faucheuse, à la Mort en personne. Elle sentit la sueur de sa course refroidir, couler entre ses seins et le long de son dos. Elle se demanda si son heure était arrivée. Allait-elle mourir aujourd’hui ? La panique se resserra autour de sa gorge. Elle voulut hurler mais n’y arrivait pas, comme paralysée dans un cauchemar. Alors qu’elle avait l’impression de ne plus respirer, les paroles de Salim lui revinrent en mémoire.
- La boxe ne vous sert pas seulement à attaquer, elle vous sert aussi à vous défendre. Si un jour vous vous retrouvez dans une situation où vous êtes en danger, ne vous servez pas de vos bras, c’est pas votre point fort, vous ne faites pas de la boxe anglaise. Votre atout c’est vos jambes. Un kick bien placé et vous pouvez déstabiliser n’importe quel adversaire.
La jambe droite de Keya s’activa par automatisme. Elle la leva, la plia et utilisa sa hanche pour la lancer de toute sa force contre son adversaire. Pris au dépourvu, son ravisseur n’eut pas le temps d’esquiver et encaissa le coup de plein fouet. Keya eut la sensation d’avoir touché des os à travers la cape tandis qu’une vive douleur brûlait son tibia. Elle ne vérifia pas si son attaque avait été efficace, profitant de l’effet de surprise, elle le contourna pour reprendre sa course effrénée. Au bout de ce qui lui parut une éternité, elle s’aperçut qu’étrangement, elle ne croisait ni habitants ni touristes. Ses muscles la brûlaient, deux points de côté comprimaient ses poumons. Keya finit par s’arrêter, à bout de souffle. La rue était déserte. Jamais elle n’avait vu la capitale aussi vide un jeudi soir. Elle chercha en tremblant autour d’elle une trace du Père Fouettard mais il ressemblait désormais à un mauvais souvenir… Alors que le soulagement commençait à l’envahir, un violent choc s’abattit à l’arrière de sa nuque. La vue de Keya se troubla sous l’effet de la douleur. La dernière chose qu’elle aperçut fut un tissu sombre qui s'abattait sur elle recouvrant les dernières lueurs de Paris. Puis ce fut le noir complet.
-Vitale
Merci beaucoup pour ton commentaire encourageant ♥
Je vais essayer de poster le chapitre 2 cette semaine (il est en cours de correction). Sinon, mon objectif est de mettre en ligne 1 chapitre par semaine. :)
Ravie d'avoir une première lectrice des aventures de Keya en tout cas !
Belle journée à toi