(Après un long voyage éprouvant et dangereux depuis Genève, William a remonté la piste de ses parents jusqu’à Kiel où l’insurrection menace d’éclater. Non sans une nouvelle péripétie, il entre enfin dans la ville assiégée par les autorités.)
Mais le soulagement fut de courte durée, à peine le temps de réaliser l’ambiance pesante des rues de Kiel, presque plongées dans un silence coupable. Le moindre croisement était surveillé par la police et tous les bâtiments officiels étaient gardés par l’Armée, quand ce n’étaient pas les troupes d’élite du RFA ou leurs patrouilles. Au milieu des soldats, la population continuait à vivre tant bien que mal, entre des magasins quasi vides et des bars dépeuplés où William n’aperçut aucun ouvrier. Il avait beau regarder partout autour de lui, il ne voyait en effet pas un seul bleu de travail, et l’explication qu’il reçut de la part d’un passant confirma ses pires craintes. En ce moment même, les ouvriers occupaient toute la berge orientale du golfe de Kiel, retranchés dans leurs chantiers navals comme dans plusieurs autres sites éparpillés sur la rive ouest. Quant aux faubourgs ouvriers de la ville, la police se contentait d’y mener des opérations ciblées contre les révolutionnaires en maraude, tant elle redoutait de tomber dans une embuscade au détour d’un square. Ici, l’insurrection était bien en avance sur Lübeck, voir sur n’importe quelle autre ville d’Europe. Toutefois il n’y avait pas à d’inquiétudes à nourrir, car le RFA allait bientôt chasser ces traîtres et ramener l’ordre, selon les paroles convaincues de ce passant.
Heureusement, mes parents devraient être à l’écart de ce chaos, préféra penser le Saxon en saluant ce partisan du Kaiser, avant de reprendre sa route vers la vieille ville sans parvenir à chasser sa peur. Même s’il venait à trouver leur adresse après tous ses efforts pour franchir le siège à temps, William redoutait encore d’y retrouver sa mère, seule, pendant que son père sillonnait cette cité prête à exploser. Mais lorsqu’il vint enfin frapper à la porte de cette haute maison à colombages, dans une petite rue où les Tatars partirent se cacher, il les retrouva tous deux indemnes, souriants, sereins. À cette heure-ci, sa mère s’occupait du repas dans la cuisine où son père lui commentait le journal, en fumant une pipe après une journée de travail déjà terminée. À les voir, ils se fichaient bien du déploiement de l’armée dans la ville, surtout depuis l’arrivée surprise de leur fils adoré juste avant le diner.
William était bien sûr soulagé de les revoir, très heureux de pouvoir repartager un repas avec eux, seulement il restait abasourdi devant leur attitude face au drame imminent dont il essayait de les sauver.
— Mais enfin, papa, tu vois bien que rester ici est dangereux ?
— Au contraire, Kiel doit être l’un des endroits les plus sûrs d’Allemagne ! Je sais de quoi je parle, Willi, j’en reviens ! préférait-il ironiser sous les gloussements de son épouse. Des renforts de la Heer sont arrivés aujourd’hui, et le RFA a déployé des unités spéciales au cas où les rebelles s’adonneraient à des attentats chimiques. Toute la ville est sous contrôle, il n’y aura pas d’émeute. Les syndicats et la chancellerie trouveront un accord dans les prochains jours.
— Je ne parle pas d’émeute. Je parle d’une révolution violente, papa. Tu es le premier concerné, tu risques ta vie, pense à maman, lui répondit William en espérant gagner le soutien de sa mère, sans succès.
— Tout ira très bien. Ne démoralise pas ton père alors qu’il est si heureux d’avoir retrouvé du travail et des collègues. D’ailleurs, l’un d’eux vient manger dimanche midi, sa fille est une jeune institutrice très jolie ! essaya-t-elle de le distraire, comme s’il avait le temps de penser à ce genre de choses…
Et pour couronner le tout, son père se contenta d’ajouter que ce collègue était un grand amateur de bières saxonnes.
William sauta donc sur l’occasion de rappeler la façon dont ils avaient été chassés de Dresde, comment ils auraient pu s’épargner ces souffrances s’ils avaient anticipé le danger. Seulement là encore, ses parents lui donnèrent une réponse simplissime, d’une logique implacable : nous étions du mauvais côté du manche, mais maintenant que le Destin nous a placés dans le bon, nous serions stupides de tout abandonner.
— J’ai confiance dans le Reich pour pacifier Kiel, comme il a pacifié Dresde autrefois. Et de toute façon, qui a parlé d’une révolution ? Il s’agit juste d’ouvriers et de marins épuisés ou démoralisés par la guerre, ils ne sont pas si agressifs. Ils ont formé des assemblées, désigné des représentants pour les négociations… la situation va revenir à la normale. Ils n’iront pas jusqu’à affronter l’armée.
— Je n’en serai pas si sûr. Ça ne concerne pas l’Allemagne seule, les troubles se multiplient sur tout le continent, c’est bien plus fort qu’en 48. Ces révoltes ne font pas uniquement des victimes du côté des insurgés, mais aussi du côté des policiers ou des innocents. Tu en as conscience de ça aussi ? insistait-il de son ton le plus ferme, sans réussir à effrayer sa mère.
— Mange tant que c’est chaud, Willi. Au fait, combien de temps comptes-tu rester ici ?
— Je ne sais pas… Je suis venu parce que j’étais inquiet pour vous, mais je n’ai rien à y faire, et je préfèrerais ne pas y rester… Seulement si vous ne voulez pas partir ni vous barricader…, finit-il par soupirer, incapable de se résoudre à leur avouer sa condamnation.
— Tu vas rester un peu avec nous ! Il y a finalement un peu de bon dans tout ce délire, ironisa-t-elle malgré le visage désemparé de son fils, forcé de tenter le tout pour le tout après une dernière inspiration.
— Papa, Maman. Si je vous dis qu’il faut partir, c’est parce que je sais qu’il va se passer quelque chose de terrible. Avant d’être un scientifique du RFA, je suis un transfuge de la Révolution, depuis que je suis allé faire mon apprentissage à Paris auprès du professeur Achille Licourg. Je connais la meneuse qui va donner le signal de la Révolution en Allemagne, et elle est peut-être dans cette ville. Si les révolutions éclatent dans toute l’Europe, ce n’est pas une coïncidence, c’est planifié depuis des années. Si vous pensez que les ouvriers de Kiel n’iront pas jusqu’au bout, sachez qu’ils sont soutenus par des étrangers, toutes les révolutions s’encouragent. RFA ou pas, ils ne reculeront pas, et ils ne seront pas écrasé si facilement, puisqu’ils bénéficient de mes thérapies. Toute cette ville est en danger, je suis sérieux, déclara-t-il de but en blanc, de son ton le plus ferme et sincère.
Pourtant ses parents préférèrent lui répondre avec un rictus lassé, tant ils étaient habitués de voir leur fils mentir pour imposer ses espoirs ou ses craintes, depuis son plus jeune âge.
Ils n’avaient jamais trop compris ses raisons d’agir ainsi, toutefois cela ne l’avancerait à rien aujourd’hui, ses propos alarmistes le rendaient même encore moins crédible à leurs oreilles. Sa mère en était convaincue, William ne pouvait pas être un espion au sein du RFA, il n’en avait pas le caractère ni même l’attitude, puisqu’il avait toujours refusé d’intégrer le département militaire. Visiblement, il ne servait à rien de leur avouer son séjour dans les geôles de la Mondlicht-Turm ou sa condamnation à mort, mais pouvait-il leur en vouloir ? William le regrettait à présent, mais il avait toujours été le premier à les bercer de fantaisies, à chaque lettre, à chacun de ses trop rares diners à leurs côtés. Malgré tout, il s’acharna à leur prédire l’imminence du danger à venir au lieu de profiter du repas, jusqu’à ce qu’un homme vienne se présenter à la porte. C’était un agent de police, en train de rallier les forces en réserve, car des troubles mineurs commençaient à éclater partout en ville, comme William l’avait prédit.
Bien sûr, son père s’empressa d’aller s’habiller sans tenir compte du regard effaré de son fils, toutefois ce dernier refusait de le laisser partir sans rien faire, sans essayer une dernière fois.
— Je peux vous faire sortir de la ville en toute discrétion, tu n’es pas obligé d’y aller.
— Ah ! M’ennuie pas maintenant ! Ce sont sûrement les petits cons de ce matin qui s’amusent à jouer les rebelles parce que les collègues sont sur le port, s’exclama-t-il tandis que son fils le suivait jusqu’au pas de sa chambre, presque déterminé à lui barrer la route même s’il se savait incapable de lui résister.
— C’est bien plus grave, ils auront reçu des armes ce soir. Écoute-moi, nous allons rejoindre l’Italie ou l’Angleterre, je m’occupe de tout. Tu n’as plus à te soucier de ça à ton âge, insista-t-il au point d’en faire soupirer son père.
— Tu sais… J’effectuais déjà ce travail bien avant que tu naisses, Willi, j’ai déjà fait ce choix. Enfin, pourquoi je me justifie d’ailleurs ? Ce sont juste des débiles qui mettent le bordel pour s’occuper.
— Et si ça n’en est pas ? Tu prendrais le risque de mourir pour cet Empire ? Pour ce Kaiser qui t’a pris un fils ? finit-il par lui lancer avec une pointe d’appréhension, de malaise à l’idée de blesser son père, toujours calme, inflexible.
— Non. Et, toi, William, tu sais pourquoi… Je ne vis pas pour moi, mais pour les autres, pour ta mère et toi, pour mes voisins et notre pays. Il pourrait y avoir une vraie armée de révolutionnaires aux portes de Kiel, j’irai la combattre. De toute façon, je n’ai plus l’âge de fuir ce genre de choses, lui confia-t-il d’un air las, prêt à se livrer aux aveux lui aussi. C’est vrai, j’ai été contre la Prusse et leur roi autrefois, seulement ça n’avait rien à voir avec ses sujets. Je ne nourris aucune haine contre eux, ni contre le Kaiser ni même contre le soldat qui a tiré sur ton frère. En fait, j’ai changé d’avis. Je crois en ce pays réuni et la promesse de ce Kaiser, car c’est ici que tu grandiras le mieux. C’est ce qu’il me reste à défendre, lui asséna-t-il d’une traite, comme si tout était aussi limpide, laissant à peine William comprendre ses phrases avant de reprendre d’une voix plus enthousiaste. Et puis regarde-toi ! Il ne te manque plus grand-chose pour intégrer la très haute société ! Même si le pire devait se produire comme tu le prophétises si mal, j’accepterais de mourir pour cet empire où tu t’épanouiras, toi, puis tes enfants, conclut-il enfin, avant de ressortir de la chambre sous les yeux perdus de son fils, abattu par ce discours.
— Je me fiche de cet empire, papa… Je ne lui pardonnerai jamais la guerre qui emporta mon frère et… pour aller au fond des choses… C’est pour sa mémoire que je crois en la Révolution, lui avoua-t-il de nouveau, le ton lourd de regrets après des années de mensonges, sans que son père ne sache quoi répondre si ce n’est de ne pas le répéter à sa mère : ça finirait par vraiment lui faire de la peine. Je sais… Mais je ne veux pas t’entendre parler de te sacrifier pour ça ni pour moi… Notre famille a déjà assez donné aux souverains, et vous m’avez assez donné aussi. Si je te laisse partir et que tu meurs, je ne me le pardonnerai jamais. Ce sera un regret qu’aucun de tes sacrifices ne pourra compenser, une cicatrice impossible à refermer, quelle que soit la grandeur de mon avenir. Alors, ne pars pas, ce n’est pas ce que tu veux en réalité, insista-t-il au point de figer son père dans le couloir, d’offrir à William l’occasion d’esquisser un pas vers lui, avant de reprendre sa marche.
— Tout se passera bien, William. Et… même s’il devait vraiment arriver quelque chose à cause de cette grève ou de la guerre, à moi ou à cette ville, n’aie pas de regret. Personne ne te demande de changer le monde ou de répandre la justice partout où tu passes. Vis simplement, sers ta famille, tes voisins, et tu n’auras jamais de regrets. C’est ce que ton frère souhaite de là où il est. D’ailleurs, il y a sûrement autre chose qu’il voudrait, c’est que tu n’oublies pas ton bonheur, le tien… Tu n’en parles pas souvent, lui confia-t-il avant d’aller embrasser son épouse en laissant son fils dans l’entrée, les yeux dans le vague après ses derniers mots : quoi qu’il advienne ce soir, je serai toujours fier de toi et de tes idéaux…
— Tu veux des petits gâteaux ? lui lança soudain sa mère, occupée à débarrasser ce repas qu’il n’avait toujours pas envie de manger.
— Non, maman… Merci beaucoup. Je vais faire un petit tour avant le couvre-feu, voir comment se portent quelques amis, prétendit-il en contenant son malaise malgré les plaisanteries de sa mère : tu es bien détendu pour quelqu’un qui a peur d’une rébellion. Je ne pars pas très loin. Je ne reviendrai peut-être pas dormir ici cette nuit, ne t’inquiète pas pour moi, précisa-t-il en se préparant à quitter la maison à son tour, après avoir embrassé sa mère et lui avoir répété de faire attention, de n’ouvrir sa porte à aucun inconnu cette nuit.
[…]
(Après une péripétie, William est parvenu auprès de Rausa pour l’épauler dans la défense. Mais le RFA a pris l’initiative, la situation est en train de tourner au désavantage de la Cause.)
C’était une véritable catastrophe aux yeux de Rausa, un cauchemar en train d’empirer au gré des rapports successifs, au point de la pousser dans ses derniers retranchements.
— Nous ne pouvons pas continuer ainsi… Toute la ville est informée du bien-fondé de notre Cause ou des crimes du RFA ? demanda-t-elle pour en obtenir la confirmation d’un de ses lieutenants, tous les camarades possibles affluaient dans les égouts ou vers les planques en ce moment même. Et la population ? Elle a pu se mettre à l’abri ? reprit-elle sous les airs soudains plus hésitants de son entourage, y compris ce lieutenant qui finit par lui répondre leur avoir laissé assez de temps. Très bien, nous ne pouvons rien faire de plus pour les autres, se résolut-elle avant de se retourner vers ses agents de communications. Transmettez ce message au SMS Frankfurt et Graudenz : ils doivent rabattre leurs tirs sur les positions de la Heer, tout autour des chantiers navals et des usines. Nos frères sur le terrain peuvent leur indiquer des cibles, mais ils devront faire avec les fumées s’il le faut. Seul le SMS Kaiser continue le feu hors de la ville, annonça-t-elle sans ciller, en rabattant son regard sur ses cartes en dépit des inquiétudes de William, trop opposé à une pareille extrémité pour ne pas lui avouer — elle comptait tout de même bombarder des rues entières presque à l’aveuglette. Je n’ai pas le choix ! Il faut aussi que nous utilisions nos armes si nous voulons gagner ! lui asséna-t-elle d’une voix sèche, lorsque le Premier Savant lui proposa sa propre solution extrême — directement inspirée de ses travaux…
— Dit à tes navires de limiter leurs tirs aux endroits les moins risqués, j’ai une idée qui pourrait surprendre nos adversaires. Tu as du LM en grande quantité ? questionna-t-il pour que Rausa lui réponde en avoir des dizaines de litres dont elle ne savait quoi faire. Dans ce cas, nous allons inaugurer militairement un procédé scientifique très particulier. Il va nous falloir du sel et de l’alcool, et des tissus organiques, mais nous avons bien quelques cagettes de poissons même pourris qui traînent dans le port ? commença-t-il, avant d’ajouter que des cadavres humains pourraient aussi faire l’affaire, cela serait peut-être même plus efficace…
Car pour mettre les autorités impériales en échec, William comptait utiliser son arme fétiche : les échos de LM.
Nous allons les faire reculer devant un nuage de peur, annonça-t-il à ses camarades surpris, interloqués par ce plan de leur Premier Savant, à savoir diriger des courants d’échos concentrés sur l’ennemi. Les officiers de la Heer ayant un tant soit peu de connaissance scientifique ou de bon sens, leurs soldats battraient alors en retraite face au brouillard écarlate menaçant, jusqu’à la sortie de Kiel. En revanche, s’ils persistaient à combattre, à résister dans ces brumes sous les grenades des rebelles ou les canons des mutins, les premières mutations ne tarderaient pas à se déclencher. Même si les nouvelles thérapies du RFA conçues par William limitaient les crises individuelles via la pression collective, elles n’étaient pas parfaites pour autant, elles étaient au contraire à double tranchant.
Dès la première mutation, une réaction en chaîne éclaterait dans les rangs, jusqu’à ce que la pression collective ne reprenne le dessus et ne soude les survivants, avant la prochaine épidémie. Il ne sera toutefois pas nécessaire de répéter l’opération, leur promit-il lorsqu’il arriva au détail sensible de ce plan, à savoir les monstres horribles engendrés par ses courants d’échos. Heureusement, la plupart des mutants chercheraient à fuir la ville, effrayés par le vacarme et les incendies, quitte à traverser les rangs de leurs anciens compagnons s’ils ne trouvaient pas une rue de libre. Il s’agissait néanmoins du pire scénario envisagé par William, car le RFA insisterait sans doute afin de suspendre l’assaut, dans l’attente de trouver la parade à cette défense inattendue, si l’offensive de Gabriel ne l’obligeait pas à rejoindre le Hanovre à toute vitesse. Enfin quoi qu’il en soit, des aveux mêmes de Rausa : c’est notre meilleur plan.
Alors sans plus attendre, le Premier Savant se mit à griffonner des feuilles de calcul, pendant que ses camarades s’activaient à réunir tous les ingrédients dont il avait besoin, avant de les répartir partout où il l’indiquait à Rausa sur la carte. À l’aide de leur réseau souterrain, les révolutionnaires dissimulèrent d’innombrables générateurs d’échos à divers endroits de la ville, entre les rives et les positions de l’Armée, sans attirer l’attention de celle-ci. Car ces petits commandos ne transportaient pas des barils encombrants, plutôt des bidons remplis de tous les morceaux de charognes imaginables, cachés dans les maisons ou les greniers. Ensuite, il suffisait d’y verser un mélange excitant de sel et d’alcool, puis du LM pour qu’il se mette à fumer aussitôt, à crépiter sur la matière organique de plus en plus fort. Dès les minutes suivantes, de grands nuages rouges commencèrent à s’élever sur les berges au point de former d’immenses nappes brumeuses, sous les yeux inquiets des soldats qui les virent avancer lentement vers eux. Ces générateurs étaient en effet placés sur le chemin des vents marins, un air humide venu chasser les échos vers l’intérieur des terres, dans les rues où se massaient les régiments de la Heer. Malgré tout, William restait conscient du danger, il était le premier homme à vouloir ainsi manipuler le LM sur un champ de bataille, avec autant de précision, ou autant de hasard.
Même s’il se retenait de le répéter, il présumait encore les effets de ses nuages de mutation concentrée, dont la trajectoire pouvait lui échapper au moindre changement de vent dans le golfe de Kiel. Il ne s’agissait d’ailleurs pas du seul paramètre à supposer, loin de là. Une demi-heure plus tard, le Premier Savant s’interrogeait encore sur le degré d’excitation des combattants, sur les variations d’humidité de l’air ambiant à l’approche de la nuit, sur le comportement des échos au milieu de cet orage d’émotion. Le RFA n’avait jamais réalisé d’étude sur le sujet, ni Ulrich ni Friedrich n’auraient eu ce genre d’idées folles, celle de prétendre maîtriser ces fragments de passions flottants dans pareil contexte. Pourtant, William espérait vraiment renverser la situation sur ce coup de poker, qu’il s’agisse des dernières horreurs de la libération de Kiel.
En tout cas, Rausa et ses camarades retrouvaient petit à petit de l’espoir grâce à lui, en plus de regagner le terrain perdu sur toute la rive orientale, dans le sillage des courants écarlates. La bataille n’était cependant pas encore gagnée, car la Heer ne comptait pas s’avouer vaincue, loin de là, son bombardement avait même redoublé d’intensité. Ni l’artillerie impériale ni ses soldats n’avaient d’ailleurs besoin de calculer leurs munitions, à l’inverse des rebelles ou de leurs navires dont les stocks s’épuisaient progressivement. À cet instant, William comme Rausa restaient nerveux, agités, toujours inquiets lorsqu’une bonne nouvelle arriva soudain : la Garde avait réussi à coincer les cinq trios du Département Impérial, de la vieille ville au quartier voisin de la Vorstadt.
— Parfait, nous les avons tous ! se réjouit la cheffe des révolutionnaires, avant que son Premier Savant lui rappelle un détail, ils opèrent par quatre. Euh — c’est vrai. Pourquoi nos hommes parlent de trios ? reprit-elle sans obtenir la moindre réponse de ses lieutenants, sauf celle de William.
— … Quels sont les chasseurs à s’être retournés pour combattre ? Quels étaient leurs pouvoirs ou même leur sexe ? questionna-t-il avec un très mauvais pressentiment, comme si le RFA venait de répliquer à sa manœuvre si audacieuse : aucune Vipère n’a été repérée, camarade Herz. C’est très mauvais signe, ils préparent quelque chose. Les Vipères sont les favorites du Département, les plus abouties dans leur symbiose avec le LM. Elles ont dû ressentir les échos ou découvrir notre réseau souterrain, et sont en train d’enquêter. Leurs capacités leur permettent de sonder les esprits, mais aussi l’espace, nous ne sommes pas assez profonds pour y échapper. Il est possible qu’elles soient en train d’observer les tunnels en ce moment même, afin de planifier des assauts contre nous ou de chercher un abri aux soldats contre les échos. Nous devrions empêcher ça, proposa-t-il sous les acquiescements déjà résolus de Rausa.
La Cause perdrait un atout précieux si les égouts devenaient un champ de bataille, cela bouleverserait complètement la situation en faveur de l’Armée.
Mais il n’y avait presque plus personne pour les défendre, tous les hommes dont William avait croisé le regard à son arrivée étaient déjà partis à la surface, engagés sur des fronts où leur présence était indispensable. Les tunnels n’abritaient plus que des dépôts, des infirmeries, des civils sympathisants, une centaine de rebelles parmi les moins aguerris et le commandement, une cible de rêve pour la Heer. Néanmoins, William avait encore une carte dans la manche, un dernier atout vers lequel il se tourna sans plus attendre : le trio Samara, l’un des plus redoutables de la Garde.
[…]
(William a fait tout ce qu’il pouvait faire pour ses camarades, il part en quête de ses parents avec une dizaine d’entre eux. Il vient de sortir dans une rue du centre-ville)
Tandis que son regard restait suspendu à ce ciel infernal, William vit un rideau d’obus jaillir des fumées, fusant par-delà les toits pour aller s’écraser dans la baie d’où s’éleva un fracas terrible, aussitôt suivi par des colonnes ardentes. D’un seul coup, les trois navires mutins venaient d’être mis hors de combat, livrant leurs marins aux eaux froides, aux nappes de gaz et de pétrole enflammées où ils s’enfonçaient. Erwin semblait avoir toujours eu les moyens de les couler, depuis le début de la bataille, mais il avait dû rechigner à ouvrir le feu sur ces croiseurs qui aurait fait tant de mal à ces maudits anglais. Ce général avait néanmoins une autre raison de répliquer ainsi, comme William l’imaginait sans mal à force de reproches : c’était sa faute là aussi, celles des mutations engendrées par sa manipulation des échos. Quant à ce ronronnement mécanique qu’il entendait se rapprocher, il savait aussi ce qui le produisait, c’était un véhicule de l’Armée. Par chance, le groupe eut le temps de se réfugier dans la première bâtisse possible, avant que cette énorme voiture ne tourne dans la rue.
Mais s’il n’hésita pas une seconde à se jeter par la fenêtre de cette maison éventrée, William resta figé au milieu du salon dévasté, taché de sang, un bras humain gisant près de ses fauteuils renversés, éventrés par des coups de griffes.
— Il y a un démon ici…, lâcha le plus jeune de sa troupe, Broder, un adolescent que le vieux Gebhard s’empressa de tirer sous la fenêtre, avant de lancer un regard insistant à son Premier Savant qui les imita aussitôt.
— Quoi qu’il y ait ici, ça n’aura pas le temps de nous attaquer. Nous repartons dès que leur voiture sera passée, annonça ce vieil homme assez serein pour en rassurer ses camarades, même si William préféra s’adosser au mur de façon à garder la pièce en vue.
Et pour cause, le gamin n’a pas tort, le mutant semble encore dans cette maison, se retenait-il d’avouer en jetant un œil à cette pièce ravagée, puis aux couloirs intacts juste à côté, voire encore au rez-de-chaussée.
Le sang à quelques pas de ses bottes lui paraissait d’ailleurs bien frais, comme celui qu’il voyait suinter de ce bras arraché à force de le fixer d’un air dégouté, inquiet, bientôt nerveux. Plus il regardait la chair à nue de ce membre, plus il avait l’impression de percevoir quelque chose, des relents d’odeurs ou des sons désagréables. Toutefois le rouleau des flammes berçait trop ses oreilles pour lui permettre de se concentrer sur des bruits si fins, et l’âcreté des fumées lui brûlait trop les narines pour discerner cet arôme si particulier. D’une certaine manière, il paraissait étrange et familier, tout comme ces ruminements mouillés, tellement irréguliers qu’il ne pouvait provenir de la canalisation rompue dans la cuisine d’à côté. Mais à l’instant où William crut identifier la provenance de ces bruits, le véhicule de la Heer vint faire bourdonner son moteur jusque sous les fenêtres où ses camarades se serraient contre les fenêtres. C’est une machine de guerre, pourquoi elle est ici, chuchota Broder pour que son vieux camarade lui réponde n’en avoir aucune idée, là où leur Premier Savant supposait déjà l’explication. Ils ont relancé l’assaut sur la vieille ville, redouta-t-il en silence, pendant que le bourdonnement automobile défilait au pas devant la maison, avant de soudain s’arrêter à leur hauteur. En fait, William arrivait presque à entendre le bruit des télescopes ou le raclement des fusils-mitrailleurs contre l’habitacle, tant le bout de leurs canons était à deux pas du rebord des fenêtres. Ils ne font que jeter un coup d’œil, ils ne descendront pas, se répétait-il au fond de lui comme s’il espérait s’en convaincre, lorsque des grognements commencèrent à se faire entendre dans la pièce d’à côté, juste derrière le mur du salon…
Aussitôt, William tourna la tête pour apercevoir le bout d’une longue gueule dépasser de cette cloison à hauteur d’hommes, grondant à l’écoute du ronflement du moteur, humant la peur des insurgés saisis par cette vision terrifiante. Semblable à celui d’un crocodile, le museau de cette créature était aplati au point d’être réduit à deux mâchoires bardées de crocs, comme si son nez avait trouvé refuge derrière ses dents sifflantes à chaque souffle. Et quand il découvrit ses deux petits yeux enfoncés dans son front sans oreilles, côte à côte à la manière d’une araignée, le Premier Savant eut bien du mal à reconnaître le chien dont était issu ce monstre. Ce lévrier avait perdu la majeure partie de sa fourrure, exposant sa peau pâlie et veinée entre de longues mèches de cheveux noirs pendantes, balancées d’un côté puis de l’autre au gré de sa démarche bipède. Car même s’il avait conservé ses pattes avant, il n’eut aucun mal à rester dressé sur ses membres arrière lorsqu’il se présenta sur le seuil du salon, afin de se cambrer pour mieux fixer ses proies de son regard frontal.
C’est le démon, laissa échapper Broder en pointant son arme vers cette abomination, avant que Gebhard n’abaisse son canon de la main, sans lâcher la bête du regard. Seulement il en fallait bien plus pour impressionner cette dernière et, après un dernier regard à la menace venue troubler son repas, elle rugit de colère avec une force qui poussa le jeune homme à brandir son fusil de nouveau. Mais là encore, l’aîné du groupe l’en empêcha de justesse, malgré la posture menaçante du monstre qui raffermit ses appuis aussitôt, prêt à se jeter sur eux lorsqu’un déluge de balles balaya toute la pièce. En quelques secondes, William crut entendre près d’une centaine de balles jaillir du blindé de la Heer, criblant la créature et tous les murs autour d’elle jusqu’à n’en laisser qu’un cadavre sanguinolent, fumant, toujours convulsant pour décourager les soldats de s’y reprendre une seconde fois. Par prudence, les deux mitrailleuses Maxim rouvrirent donc le feu dans la dépouille du mutant, à tel point que William finit par discerner le cliquetis de leurs fusils tombés à court de munitions, entre le roulement des douilles sur les pavés. Soulagés, ses camarades commencèrent à s’échanger quelques sourires discrets, mais il avait beau essayer de se rassurer lui aussi, il en était incapable tant que les chenilles ne se seraient pas remises en marche.
Et le Premier Savant eut beau supplier intérieurement durant de longues secondes, le blindé resta ici, juste devant leurs fenêtres, lorsqu’un raclement métallique se fit entendre.
— Il y a quelqu’un ?! lança l’un des soldats depuis le toit du véhicule, sous les regards paniqués des insurgés tous figés. Nous pouvons vous aider ! Levez la main si vous pouvez ! insista-t-il, avant d’asséner à l’un de ses équipiers qu’il était sûr d’avoir vu le monstre fixer quelque chose…
(++ Petit bonus : à la place d’une vraie citation, je vous donne la dernière réplique de cette scène pour me faire pardonner de mon retard, je le referai peut-être sur les prochaines scènes).
« Je me demandais dans quel état j’allais te ramasser, Souffle de la Justice… »
Une fillette aux cheveux de jais s’adressant à William dos contre sol, presque inerte au milieu de Kiel en flammes, Allemagne, 1880…
Merci pour ce commentaire encourageant. Pour la couverture, elle est réalisée avec les moyens du bord comme celle des romans précédents d'ailleurs.