Seconde vision de l'avenir - Maria au Gévaudan

Notes de l’auteur : Bonsoir, j'espère que cet extrait vous plaira.
Celui-ci est un peu plus court que celui de William, car plusieurs de ses péripéties donnent des révélations sur les conséquences de la fin de la première partie (à savoir les conséquences du voyage à la Forêt d'en Bas et les relations du Conseil). Donc j'ai préféré éviter de trop en dire. Mais si vous aimez le côté fantastique ou mythologique de mon récit, vous devriez être intrigué. Le prochain extrait sera celui d'Alessia car il est censé se situer avant le chapitre de Maria, mais je n'ai pas encore eu le temps de sélectionner les extraits chez Alessia.
Portez-vous bien, n'hésitez pas à commenter ou en parler autour de vous.

(Après un bref retour à Paris, Maria se rend aussitôt au site du DMN installé dans les forêts du Gévaudan, mais le département est loin d’être acquis à sa cause)

 

Dans la foulée, Maria et Antoine quittèrent donc les locaux de la section Médecine avec un certain enthousiasme, prêts à tirer les leçons de ces travaux pratiques.

— Je crois que vous n’aurez pas besoin de me faire une synthèse, j’ai bien écouté, pour une fois ! se réjouit son disciple, tout aussi soulagé d’en avoir terminé.

— Pourtant, je me suis retenue sur la fin. J’aurais dû insister sur les horribles tourments qu’ils causent à leurs collègues, alors que nous devrions tous être unis derrière notre nation à l’agonie.

— Rester sobre n’était peut-être pas une mauvaise idée, celui-là n’avait pas l’air très empathique, il vous aurait suspecté d’hypocrisie.

— Hm… Tu as sûrement raison, rien n’est pire que d’être jugé manipulateur dans une négociation. Toutes mes promesses seraient vues comme des pièges, ma belle morale comme du cynisme, mes confidences comme des mensonges. Et elles le sont, mais il croit l’inverse, résuma-t-elle avant de reprendre la route de son petit cottage isolé.

— Vous retournez à votre communiqué officiel ?

— … Non, pas encore. Mais toi, tu as toujours plein de travail, sourit-elle à son assistant blasé, lassé à l’idée de la paperasse qui devait l’attendre dans un coin de l’administration.

Toutefois, Maria n’était pas motivée pour autant à l’idée de retourner devant sa machine à écrire, ces arbitrages ne l’avaient pas spécialement inspiré — tout juste échauffé.

Il ne me reste plus qu’une solution, se prit-elle donc à sourire, presque réjouie d’être mise au pied du mur, rendue à se remémorer les arcanes de son père : rien ne vaut les conseils du roi des oiseaux, ton cheval te mènera à lui. Le temps était d’ailleurs parfait pour une promenade solitaire sur sa chère Étoile, arrivée au Domaine de Chasse dans une caravane spéciale aux frais de la directrice, avec toutes les autres montures de ses lieutenants. Depuis sa naissance, Maria avait toujours nourri une profonde estime pour les destriers, un lien plus fort qu’avec ses chats ou même ses chiens — tombés à Cracovie sous les ordres d’Henri. Car elle n’avait pas seulement une tendresse pour leur apparence, elle ne les percevait pas comme un simple emblème de la noblesse, elle les voyait comme ses alliés. De tous les animaux, seuls les chevaux de guerre pouvaient affronter le vacarme des canons avec leur cavalier sans ciller, là où les plus fidèles des chiens resteraient apeurés, là où même les grands éléphants deviendraient incontrôlables. Et son Étoile était de ceux-là, issue des destriers élevés sur le domaine de son grand-oncle Louis, tel un souvenir vivant de ce dernier. Néanmoins, les promenades en forêt étaient devenues de plus en plus rares, au grand regret de Maria qui espérait bien se rattraper aujourd’hui.

Assoupie dans l’étable, sa jument fut d’ailleurs bien heureuse de la revoir avec ses bottes et une selle à la main, au point d’en trépigner d’excitation pendant que sa maîtresse la préparait en compagnie des palefreniers. Ceux-ci lui recommandèrent bien sûr d’arpenter les bois du Domaine avec une escorte, par simple sécurité, mais elle rejeta leurs craintes sans y prêter attention, avant de tirer les rênes vers la sortie pour enfin monter en selle puis quitter l’enceinte de sa base. De toute façon, elle ne comptait pas s’éloigner des sentiers déjà utilisés par ses subordonnés ni des zones saines, et la forêt de Mercoire n’était pas celle d’en Bas non plus. Au-delà des murs, Maria entendait simplement le chant des oiseaux et le bruissement du vent, filant entre les feuilles d’une canopée assez lâche pour laisser passer les rayons du soleil, sans le moindre écho pour les corrompre. Alors une fois à l’abri des regards, elle se mit à raconter tout ce qui lui passait par la tête à son Étoile, à voix haute, les yeux tournés vers l’horizon sans vraiment le regarder.

Outre ses doutes, Maria lui parla de ses peines et de ses espoirs, de son Conseil ou de son DMN, jusqu’à même aborder ses sentiments confus pour Jasper ou cette curieuse pièce.

— Tu me connais, j’ai dû me retenir de faire mon intéressante devant les ésotéristes, mais Léto était le nom d’une déesse grecque, la mère d’Appolon et d’Artémis. D’après Arcturus, les sectes de la Grisonne lui rendent parfois hommage, elles auraient même dédié un temple à ce qu’elles nomment la Triade de Borée… Pour être honnête, je me demande si cette reine Léto ne serait pas une descendante d’une ange déchue, vénérée comme une déesse qui se serait mêlée aux humains. Avec ses pouvoirs et sa connaissance du LM, elle les aurait conduits aux confins du monde… dans un paradis calme et tempéré, à l’abri de grands arbres aux fruits scintillants, de chimères difformes pour de simples explorateurs grecs, se fascina-t-elle toute seule, avant de revenir sur des théories plus vraisemblables, et plus passionnantes encore. Peut-être… non, cette déesse était sûrement d’origine humaine… Depuis quelque temps, j’entends comme une sorte d’intuition au fond de mes pensées, quelque chose qui m’encourage à rêver de ça, plus qu’avant… Arcturus aura son immortalité un jour, nous l’avons même déjà trouvé en réalité. Alessia terminera bientôt le langage universel… Quant à William et moi, nous trouverons bientôt un moyen de nous élever plus loin… Nous deviendrons tous comme des dieux, et nos cités seront le monde entier, ça n’aura plus rien à voir, sourit-elle nerveusement, assez lucide pour redouter ce moment ou le chemin à parcourir pour y parvenir… Si cette Hyperborée a bel et bien existé, elle semble avoir fini par succomber elle aussi, elle n’a pas pu survivre cachée dans les entrailles du monde… Tiens, qu’est-ce donc ? s’intrigua-t-elle en apercevant une étrange lueur noire à l’horizon, entre les arbres à la gauche du sentier.

Nerveuse, Étoile ralentit d’instinct pour laisser sa maîtresse tourner le regard, se frotter les yeux puis se pincer devant cette anomalie visuelle, jusqu’à finir par l’admettre : un orbe noir flottait au-dessus des buissons, à trente mètres d’elle environ.

Ces bois n’abritaient pourtant pas le moindre mutant, pas un filament d’écho, rien qui ne puisse engendrer une chose pareille, surtout vu les stocks réduits du Domaine en LM noir. Pourtant ce globe de feu lévitait là, sans bouger, sous les yeux impatients d’une Maria dévorée par sa curiosité, au point de bientôt dévier de sa route. Elle restait néanmoins vigilante, une main sur les rênes et l’autre sur son revolver, tandis qu’elle scrutait les environs en gardant un œil sur cette lumière surnaturelle. Plus elle s’en approchait, plus elle était troublée par cette sorte de flamme noire, crépitant sous une épaisse pellicule blanche, évanescente comme un brouillard dans le vent. Ces brumes semblaient heureusement disparaître avant de toucher le sol, avant même d’entrer en contact avec les feuillages entre lesquelles Étoile arriva bientôt, sans la moindre menace en vue. Il n’y a vraiment rien, s’étonna la directrice en prenant deux grandes gorgées d’eau, histoire de se prémunir des émanations potentielles de ce spécimen dont elle fit bientôt le tour, c’est juste une boule. Elle était récente de toute évidence, puisque le DMN n’avait pas encore remarqué sa présence, visible depuis le sentier où Maria jeta un dernier regard, quand l’orbe se mit à bouger.

Tranquillement, il se mit à convoyer vers le fond des bois, à vitesse de marche, comme s’il attendait d’être suivi. Bien sûr, Maria ne se fit pas prier pour le faire, même si elle restait méfiante envers cette flamme noire qui la guida entre les arbres, les collines, les ravins, jusqu’entre les parois rocheuses d’un lit de rivière en partie asséché. Elle va bien finir par s’arrêter quelque part, confia la directrice à sa monture très satisfaite par cette balade, pendant qu’elles avançaient vers la source au bout de cette impasse. Là-bas, l’eau sortait des éboulements dans un fracas assourdissant malgré son petit débit, mais la lueur continua sa route sans hésiter un instant, au point de venir buter contre le fond, aussitôt désintégré. Saisie par cette énergie noire, la pierre s’évanouit en poussière sous les yeux ébahis de Maria comme de son cheval, figés devant le corridor tracé dans le sillage de la sphère, assez grand pour laisser passer une femme. Si je veux continuer, ça sera seule, s’inquiéta Maria à la vue de ce piège évident, de cette invitation si tentante qu’elle hésitait à l’idée de s’y engouffrer, cela ne se reproduira peut-être pas

 

(Après quelques péripéties et découvertes, Maria est assaillie par une vision étrange)

Entre ses flammes, elle se sentit soudain transportée au bout d’une petite esplanade à flanc de montagne, dallée de marbre gris et parsemée d’arbres aux pétales de lumières, évanescents au point de se disperser en neige sous les rayons de la nuit.

En voyant les arcades ornées de reliefs ou les silhouettes vêtues de fourrures somptueuses, elle comprit être à la terrasse d’un grand palais, dressée en l’honneur d’une déesse des étoiles dont elle ne discernait pas le visage. Aux cheveux de neige et au teint pâle, celle-ci se tenait au bout du promontoire, entourée de ses fils et filles, face à la foule qui écoutait son discours serein, impassible malgré les lumières crépitant derrière elle. Pourtant ses serviteurs restaient inquiets, surtout quand ils la virent bénir cette armure venue s’agenouiller à ses pieds, avant de repartir avec un bon quart d’entre eux. Et pour cause, dès que la déesse fit volte-face, Maria vit un horizon de feu et de brumes s’étendre par-delà les murs de la cité, protégée par de hauts murs de nachtstein et des milliers de ces hommes — grands ou petits, nouveaux ou non. Impossible de dire quel danger rampait derrière ses flammes, dans ce carnage où les arbres étaient telles des torches immuables, où les sons et les couleurs paraissaient s’entrechoquer sous un ciel éventré, ouvert au Vide à la manière d’une étoffe déchiré. Mais Maria ne se sentait toujours pas effrayée, elle restait calme devant cette vision de désespoir, lorsqu’une voix féminine interpela la déesse, une voix familière, même chérie. Et toute la vision s’effondra en un instant, suivie par une sensation froide et collante sur le long de son corps, comme si de l’eau fraîche coulait dans ses vêtements…

Surprise, Maria se réveilla en sursaut dans le lit du ruisseau, sur une couche de galets à la sortie du tunnel, près de sa jument hennissante d’inquiétude.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda-t-elle aussitôt à son cheval, avant de se redresser pour jeter un œil vers le seuil du souterrain, désormais scellé par une paroi de pierre identique à la précédente. Notre flamme s’est encore éclipsée, reprit-elle en balayant du regard la petite impasse silencieuse, tout juste troublée par les bruits des sabots contre l’eau. Nous allons repartir, ma grande, je crois que nous en avons fini ici… Et j’ai plein de choses à te raconter… lui promit-elle entre ses caresses, prête à remonter en selle avec toutes ses pensées.

Au-delà du comportement curieux de l’orbe, cette vision plongeait Maria dans une multitude de doutes, sur le passé comme sur son futur.

Cette déesse des étoiles était-elle son ancêtre ou son avenir, celui où son paradis finirait assiégé par les tourments de cette Apocalypse ? Si elle se fiait aux gravures de la tombe de Galbia, il ne pouvait s’agir de l’une de ses filles, les apparences physiques et les attributs surnaturels ne correspondaient pas. À l’inverse, tout ce palais semblait dédié à la Lune Pâle et à son idéal, comme si la flamme noire avait cherché à lui montrer cette voie, ce destin, son rêve. J’ignore si ce cataclysme global aura bien lieu, mais nous serons prêtes à nous y opposer quand le moment viendra, confia-t-elle à sa jument, déjà bien plus enthousiaste sur le chemin du retour. Car sa maîtresse n’allait pas raccourcir la promenade, au contraire, Etoiles sentait cette curiosité impatiente palabrer sur son dos, encore et encore. Maria ne savait plus trop quoi penser, ni rêver tant ces révélations la fascinaient, la réconfortaient, l’excitaient dans une direction ou dans l’autre. Qu’il s’agisse d’un Ange ou de l’esprit d’Alita, cet orbe avait eu raison de venir la trouver, de venir la confirmer dans ses espoirs les plus fous. Le cap était clair désormais, Alessia ou les Ésotéristes avaient vu juste, la tempête arrive, mais il est possible de l’affronter, en suivant l’héritage de ceux qui l’avaient déjà essuyé.

Alors Maria décida de revenir au galop à sa base, afin d’achever son discours d’une traite, quitte à faire décaler l’heure de son repas. Puis toute l’après-midi durant, Maria arpenta le Domaine à la recherche du moindre ésotériste prêt à rallier sa cause, en leur assurant la protection de leurs croyances et, surtout, la fusion de leurs recherches personnelles dans celles du DMN. Elle avisa bien sûr ses assistants et ses lieutenants de l’imiter, même s’il fallait risquer de froisser les rationalistes. De toute façon, la liberté de culte comme l’union sacrée étaient exigées par les valeurs républicaines, la directrice avait déjà trouvé comment déjouer ces querelles à son avantage, sans attiser les pires soupçons à son égard. Ces derniers ne tardèrent cependant pas à revenir en travers de son chemin, quand son vice-directeur vint la trouver aux laboratoires de la section Physique, avec une mine de nouveau troublée. Maîtresse, un maréchal de la République est arrivé au Domaine, il vous attend à votre résidence, lui confia-t-il en l’invitant à la suivre au plus vite, avant de lui révéler son souci à voix basse : il n’a pas l’air satisfait de votre discours, je crois qu’il est même un peu énervé. Car le maréchal Joch était un fervent républicain, de passage au Domaine pour une simple visite du site et des projets de la nouvelle directrice. De toute évidence, il n’allait pas perdre son temps avec Maria pour un vulgaire papier, et il n’hésiterait pas à lui ordonner de recommencer sous peine d’être blâmée, virée, ou pire. Pourtant elle était prête à l’affronter, elle ne comptait plus reculer d’un pas, même lorsqu’elle ouvrit la porte pour croiser le regard furieux de l’officier.

Après votre retour de vacances, vous partez en vadrouille au lieu d’être à votre bureau, lui lança-t-il dès la porte fermée, agacé d’avoir trouvé ce pauvre Antoine à la place de la directrice pour l’accueillir, votre petit poulain s’est aussi chargé de rédiger ce communiqué ?

— Non, c’est moi qui m’occupe de tout ici, du déroulé des expériences à l’inspection des travaux. Je n’ai pas le temps de rester assise à signer des papiers. Nous sommes en guerre, vous l’avez oublié ? lui asséna-t-elle dans la foulée, en venant s’asseoir au bureau où il jeta son discours d’un air négligent.

— Vous auriez pourtant dû trouver le temps de me relire ça, avant de le signer. Nous ne sommes pas comme votre professeur, Madame, vous l’avez oublié ? Vous pensez que je vais vous laisser publier ce ramassis d’inepties ? Le Département de Médecine Nouvelle est au service de l’État français et de son peuple souverain, pas d’une Humanité élevée à je ne sais quoi. Ces chiens de communards ont transformé des innocents en monstre pas plus tard que la semaine dernière, à Saint-Étienne ou Châtellerault, personne ne veut entendre parler de vos délires !

— Au contraire. Les sectes prospèrent chaque jour, le peuple s’interroge sur tout le LM que nous leur avons fait ingurgiter. Vous n’avez apporté aucune réponse aux problèmes de la mutation tant que nous arrivions à la dissimuler, et vous prétendez la réprimer en surface maintenant la situation devenue ingérable ? Et dans quel but, celui d’attiser les craintes à votre profit, de gesticuler aux yeux du peuple face au déclin dont nous sommes responsables ? Vous devez être heureux d’avoir trouvé le DMN pour faire taire les voix dissidentes, mais je suis assez sage pour avoir bien mieux à proposer, pour nous tous, renchaîna-t-elle, en adoucissant sa voix au fur et à mesure. Je peux changer ces peurs en espoirs, rediriger les Sciences Nouvelles au service de nos concitoyens. Nous n’avons pas besoin du Pape ou des Anglais de Solar Gleam pour cela, et ce communiqué fera plus que couper l’herbe sous le pied des sectes, il rassemblera notre peuple derrière un objectif rationnel et fédérateur. Mais pour amorcer ce projet, il faut déjà préparer le DMN à l’encadrer, à l’étudier, car nous ne pouvons plus nous permettre des erreurs ou des mensonges dignes des précédents…

— Je peux accepter un débat sur cet aspect de votre texte. En revanche, vous allez immédiatement vous expliquer sur votre double jeu, auprès des partisans de notre République et ceux du Général Argéa. J’ai lu vos innombrables appels du pied à ces réactionnaires de tous poils, à chaque fois que j’attendais une référence, une simple gratitude envers tous les efforts consentis par notre gouvernement. Ni vous ni ce Département n’en seriez là sans la bonne volonté du régime actuel.

— Vous êtes moins bien renseigné que je ne l’aurai cru. Gabriel n’aurait jamais milité pour la création de notre Département sans mes conseils et ma participation à l’expédition des Balkans. C’est d’ailleurs grâce à moi que nous sommes ici, dans ce bureau de Solar Gleam dont j’ai obtenu la réquisition, des mains de son président là où vous auriez subi un refus outragé et un incident diplomatique. Enfin ! Ne surestimez pas mes ambitions, Maréchal. Comme j’ai voulu le faire comprendre à notre président, je ne vise que l’unité de notre nation face à l’adversité, cette tempête à laquelle je fais allusion dans mon discours. Si nous voulons rallier les religieux ou les rebelles de tous poils, il faudra les canaliser dans cet espoir, sinon les drames se multiplieront.

— Peut-être. Dans tous les cas, je ne vous laisserai pas détourner ce Département national à vos propres fins. Outre la reprise de plusieurs axes de votre communiqué, j’envisage de suggérer la création d’un comité d’inspection permanent, continua-t-il de s’obstiner malgré toutes les tentatives de la directrice pour désamorcer la vindicte du maréchal.

Elle semblait pourtant l’emporter à chaque fois, sur tous les sujets de discorde qu’il essayait de lui porter, mais rien n’y faisait.

Et même au bout d’une heure à lutter, Maria dut finir par avouer qu’elle ne pourrait pas gagner, du moins, pas sur tout. Si elle parvint à protéger les ésotéristes ou ses assistants, à garantir leurs droits et leurs ambitions, elle ne pouvait pas encore les imposer, tout comme elle ne pourrait s’imposer devant la commission chargée de surveiller son département. De la même manière, elle réussit à sauver le fond de son discours, jusqu’à presque lui épargner cette hypocrisie tant détestée, mais elle ne put échapper à tous les euphémismes de bonne convenance, ni à un hommage final à la République — plutôt qu’à la patrie seule et dans son ensemble. Je n’avais pas le choix, c’était un maigre prix pour assurer nos avancées, comme elle dut le résumer à son adjoint une fois la réunion achevée, ou plutôt suspendue, car son inspection s’achèvera demain.

D’ici là, elle allait devoir le supporter et l’empêcher de nuire un maximum, surtout s’il entendait confronter ses jeunes assistants ou ses lieutenants inexpérimentés. Seuls Théodose et Fiacre sauraient lui tenir tête, s’agaçait-elle dans le silence de sa chambre, avant le dîner prévu avec eux afin de les préparer, les motiver, les exalter. Durant toute la soirée, ils échangèrent sur l’aventure mystique de la Lune Pâle, sur ce beau futur promis à chacun d’eux, en évitant de trop s’étendre au sujet de l’horizon embrasé qui pourrait les y attendre. Bien sûr, elle ne pouvait espérer en parler à d’autres de ses subordonnés ni s’en servir d’une quelconque manière, sauf envers les principaux ésotéristes du Domaine qu’elle réunit le lendemain matin. Ensemble, nous briserons nos chaînes, puis nous ferons de même pour nos frères avant la tempête, leur annonça-t-elle avec tellement d’assurance qu’ils louèrent la clairvoyance de la sainte Lune Pâle, venue réclamer l’héritage commun de l’Humanité.

Les jours suivants, Maria lutta sans relâche pour ce grand rêve, des laboratoires aux casernes ralliés à sa cause, au nez et à la barbe des officiers incapables de leur promettre plus. Aucun discours public n’aurait fait mieux qu’elle, n’aurait mieux parlé à l’âme de chacun. Qui se souciait de la jeune République ou de la vieille Monarchie, quand sa voie annonçait un paradis nouveau où tout serait à conquérir ? Sous l’éclat de la Lune Pâle, le chasseur pouvait se rêver héros ou seigneur comme les grands guerriers d’autrefois ; le savant pouvait imaginer les projets les plus grandioses ou fascinants comme les alchimistes des contes ; et puisque Maria croyait en l’apprentissage et à la fidélité plus que tout, n’importe quel ouvrier pouvait espérer la suivre sur cette route. Sang bleu ou non, le LM n’amènera pas l’égalité, mais il rebattra les cartes de ceux désireux de se battre pour un autre tirage, assurait-elle au plus fortuné ou au plus misérable, aux nobles comme aux orphelins des rues prêts à s’offrir au DMN. Au bout du compte, la nouvelle directrice n’était pas si hautaine, si intolérante ou si intransigeante que l’avait fait croire les officiers du régime, beaucoup d’employés en devinrent convaincus. Et ces derniers furent bien réjouis de la voir secouer leurs supérieurs, leur hiérarchie de fonctionnaires qui se croyait trop souvent irréprochable. En clair, le rêve de Maria allait bientôt prendre corps, et plus personne ne pourrait l’arrêter…

Au matin du septième jour, elle sortit de sa demeure pour apprendre qu’une fuite de spécimens avait eu lieu, mais qu’ils avaient tous été recapturés dans l’heure suivante, sans pertes si ce n’est le mutant ramené pour autopsie. Au midi, les premiers succès de ses assistants et de ses ésotéristes ridiculisèrent les avancées de leurs collègues, même si les nouveaux protocoles de travail n’étaient pas encore en vigueur. Puis au soir venu, quand elle fit sa visite quotidienne du grand dôme de la section biologie, elle vit les premières fleurs du Cœur de la Forêt éclore, s’élever par-dessus leur lit de racines vertes et poilues. À l’image de son prédécesseur, le Cœur du DMN paraissait évoluer en une immense plante, capable de communiquer avec les végétaux ou les insectes des environs, pendant sa croissance exceptionnelle. Au bout d’une seule semaine, il faisait déjà la taille de Maria, si haut qu’elle n’avait même pas besoin de se baisser pour humer le doux parfum de ses fleurs.

Ce n’était pourtant pas la raison principale du bonheur de ses assistants, car ce Cœur n’était pas égoïste, il faisait prospérer toute la forêt dans son sillage. Depuis sa plantation ici, les résultats d’analyse indiquaient une croissance naturelle accrue dans tous les bois de Mercoire, de plus en plus forte aux abords de la base. Les nutriments semblaient remonter de la terre, les eaux dirigées au gré des soifs, les vers guidés dans leur labeur, même les abeilles et les fourmis avaient soudain changé de comportement. Si les théories de Fiacre sont exactes, nous pourrons bientôt faire fleurir le Sahara, en vint à espérer Antoine sous les ricanements de sa maîtresse, il faudra au moins ça pour rembourser le citoyen français des aventures coloniales futiles de ses bourgeois. En dépit de toute son ironie, elle avouait volontiers que les cœurs des forêts joueraient un rôle fondamental dans leur quête d’un paradis, dès ses premiers fruits.

Quand Maria partit dîner avec ses partisans, puis se coucher sans perdre de temps, tout allait donc pour le mieux, elle n’imaginait pas un instant que le véritable dilemme arriverait le lendemain matin. A l’arrivée d’Antoine dans son bureau, la directrice reconnut immédiatement un sceau parmi toute sa pile de courrier qu’il lui amenait, celui d’une louve assoupie autour d’un agneau : celui de la Dolce Lupe…

 

« Père, tout est déjà achevé ici. Personne ne soupçonne rien, tout se déroule comme prédit. Yerri Marckolsheim a été envoyé en Allemagne avec le Paria, la Lune Pâle a replanté un faux Cœur de la Forêt et offert accueil aux fidèles de toutes chapelles. Nous continuons notre œuvre en attendant l’ouverture de votre Arche, la seule véritable. Puissent les échos vous guider. »

 

Lettre d’un jeune savant prometteur du DMN au Prophète, rédigée au Domaine de Chasse, Gévaudan, août 1880.

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