Lyron pénétra en courant dans la maison de Violetto. L’inquiétude qui lui enserrait le cœur lui était trop familière. Ce n’était pas une inquiétude de père, c’était plus que ça. Une prédiction, un message des Fondateurs pour le prévenir d’un danger. Il craignait terriblement pour Windane. Pourtant, lorsqu’elle apparut au pied des escaliers, elle était indemne. Il poussa un soupir, mais le soulagement ne fut que de courte durée. Elle avait le teint pâle, l’air morose. Quand elle le rassura sur sa santé, il insista, devinant qu’elle lui cachait quelque chose.
— C’est sans doute de rester enfermée ici, finit-elle par avouer. Les grands espaces me manquent. Quand partirons-nous pour les Terres du Nord ?
Lyron s’étonna. Après sa rencontre avec le mangeur d’âmes, il avait imaginé que Windane serait réticente à rejoindre les colonies.
— Si tu le souhaites vraiment, nous pourrons partir dans les semaines qui viennent. Mais pourquoi tant d’empressement ?
Elle hésita, perdue dans ses pensées.
— J’ai besoin de le voir par moi-même, répondit-elle.
Violetto entra au même instant et Lyron n’eut pas l’occasion de l’interroger sur ce qu’elle avait voulu dire. Elle se tourna vers Eissel et cacha son trouble derrière un sourire.
— Allez-vous nous accompagner dans les rues pour participer à la fête ? Il est temps de se mettre en route !
Lyron aurait pu refuser. Il aurait pu obliger Windane à rester là, en sécurité dans la maison. Mais, de même qu’il avait peur pour elle comme un père, il ne pouvait se résigner à la priver d’une fête aussi unique le jour de son anniversaire. Avec un poids sur le cœur, il lui tendit la cape bleue offerte par Estelon.
— En ce cas, allons-y.
Tous les saltimbanques du pays semblaient s’être donné rendez-vous dans la capitale. Une foule joyeuse dansait et riait au son des tambours et des violons. Tous s’étaient parés de leurs habits de fête aux couleurs les plus vives et aux tissus les plus originaux. Malgré toutes les critiques qu’elle avait pu formuler, Eissel fut la première à revêtir un masque de soie et à s’élancer au-dehors, invitant Windane à la rejoindre. Cette dernière remonta sa capuche par habitude, puis s’amusa de son propre geste. Le chaperon bleu ne la masquait pas le moins du monde. Il contribuait plutôt à la démarquer dans ce tourbillon de couleurs chaudes. Masque pourpres, chemises orangées, chapeaux jaunes et sertis de plumes dorées : toutes les couleurs chatoyantes se mêlaient dans un camaïeu de soleil pour rappeler le symbole de la fête. Même Lyron s’était paré d’une chemise ocre empruntée à Violetto. Sous son air enjoué, il avait conservé un regard inquiet qui la fit hésiter. Le moment était-il venu de lui parler ? Lyron était devenu bien plus qu’un simple professeur à ses yeux. Elle avait l’espoir, peut-être futile, qu’il saurait l’accepter malgré… Mais pas ce soir. Pas encore. Elle s’avança au milieu de la foule et s’enivra de la fête pour oublier, au moins le temps d’un soir.
Au détour d’une ruelle, ils assistèrent à une saynète jouée par des hommes déguisés sur un balcon. Ils se chamaillaient et, en tentant de se lancer de l’eau, en profitaient pour arroser tous les passants qui partaient en riant. Plus loin, un homme jonglait avec des couteaux avant de les lancer avec agilité sur une cible mouvante. Un autre, déguisé en pirate, défiait les passants à un duel à l’épée. Lorsqu’il s’avança vers Lyron, ignorant qu’il avait à faire à un Protecteur, ce dernier releva le défi. L’acteur était un escrimeur redoutable, mais il ne put faire le poids face à la maîtrise de Lyron. Anticipant chacun des gestes de son adversaire, le Protecteur sortit vainqueur du duel et la foule l’acclama.
Ils participèrent ainsi à divers jeux avant de rejoindre enfin la Place Blanche, où la ville était venue en masse pour admirer les artistes étrangers invités par le Roi. On comptait quelques poètes et jongleurs des îles orientales ainsi que des lutteurs faisant démonstration des techniques de combat d’Esteterre, le grand continent. Pourtant, la foule leur avait préféré une scène moins exotique : un conteur ayjaellin revenu des colonies, qui avait pour preuve de ses exploits un corps marqué de cicatrices. Il avait ouvert sa chemise pour dévoiler les morsures blanches qui dévoraient son bras, et cette chair grise et desséchée qui avait fané sur ses os.
— Seule la magie des Fondateurs me sauva des gueules affamées de ces créatures de magie-flamme ! Les Fondateurs, dans leur miséricorde, virent en moi la rédemption et m’envoyèrent leur messager : ce fut un homme de foi, chers Solastiens, un Prêcheur ! Il n’eut qu’à lever le bras, et les diablotins prirent la fuite sous l’éclat rougeoyant du crépuscule…
La main de Windane, instinctivement, tira sur la capuche bleutée pour cacher son visage. Elle était prise d’un frisson, plus vibrant encore que celui qui traversait les spectateurs fascinés. La pierre de son collier pesait sur son buste. Elle la frôla du doigt, étourdie par les paroles du conteur. Elle aurait voulu se détacher de la scène, rejoindre Lyron qui s’était éloigné vers les lutteurs d’Esteterre. Ses jambes refusaient de lui répondre. Tout semblait plus brillant, comme si la Rochelune s’était ravivée sous l’éclat de sa peur, comme si son sang s’était réchauffé et avait accentué sa vision. Il n’avait fallu qu’un mot, un regard, pour réveiller sa peur et fissurer le mur qui retenait les flammes. Son cœur battait violemment et la sueur perlait déjà en gouttes sur son front, pourtant Windane ne bougeait pas. Elle ressentait la violence de ce corps prisonnier de lui-même, elle le voyait lutter contre cette déferlante qu’il ne devait qu’à ses mensonges. Un corps au bord de l’explosion, voilà ce qu’elle avait toujours été, ce qu’elle serait toujours : condamnée à une prison de chair pour l’éternité, sauf à se laisser enfin consumer.
— Windane ? Tu es fiévreuse ?
La main de Lyron, posée sur son épaule, la tira enfin de sa torpeur. Le contact de ses doigts, glacés contre sa peau, l’aida à prendre conscience du brasier qui montait dans son buste. C’était un raz-de-marée, pire encore que dans le bureau de Violetto, une vague qu’elle serait incapable de retenir.
— Non !
L’adrénaline lui rendit enfin l’usage de ses jambes. Bousculant Lyron, elle prit la fuite à travers la foule. Elle contourna les familles, elle bondit au-dessus des tonneaux, par-dessus des charrettes. Le Protecteur, interloqué, mit quelques instants à réagir. Puis Felyen siffla à son oreille, un commandement si puissant qu’il écarquilla les yeux de stupeur.
— Windane !
Il s’élança à sa poursuite, le pouls battant à ses tempes. Avait-il jamais vu autant de spectres réunis en un seul endroit ? Les ombres noircissaient le pavé par millions, étouffant son regard de leurs silhouettes silencieuses. La magie de Windane rayonnait dans ses yeux, plus puissante que jamais. Il traversa les fantômes, évita les vivants, filant vers cette aura qui le guidait au travers du temps. Une forme se jeta tout-à-coup sur son chemin, suivant la même direction. Une cape émeraude, puis une autre, se détachèrent du brouillard de visages pour le devancer.
— C’est elle !
Inconsciente de la traque qui se mettait en place, Windane continuait de courir. Son cœur hurlait à chaque femme bousculée, à chaque enfant qui se retournait pour la montrer du doigt. Tant de visages innocents, tant de victimes potentielles. Les flammes gonflaient en elle jusqu’à scintiller sous sa peau. Plus vite ! Elle poussa sur ses jambes, hantée par le fantasme d’un brasier gigantesque dévorant les corps par centaines. Plus haut !
Lyron fut le premier à repérer sa silhouette bondissant sur les toits, filant vers les quartiers Nord. Les hommes en vert ne tardèrent pas à dévier leur course, gagnant à leur tour les rues plus sombres de la capitale. Lyron serra la main sur son épée, la rage au ventre. Voilà donc la menace qui s’était resserrée sur Windane ces dernières semaines. Des Séides. Plus jeunes et plus en forme, ces fanatiques le distançaient peu à peu. Lyron poussa un juron. Pourquoi l’avaient-ils prise en chasse ? Il l’ignorait, mais il était hors de question qu’elle tombe entre leurs mains.
Quelque part sur les toits de Solastène, Windane se prit les pieds au bord d’un toit et vint percuter une cheminée. Elle roula sur les tuiles, chercha à se retenir aux pierres. Son épaule et son bras, encore sourds du choc, lâchèrent presque aussitôt. Elle chuta de trois étages pour atterrir dans un fouillis de membres et de cris étouffés. Deux enfants effrayés se sauvèrent tandis qu’elle se redressait difficilement, appuyée sur le mur de pierre, guettant les bruits lointains de la fête. Trois hommes encapuchonnés déboulèrent au bout de la ruelle. À bout de force, épuisée de lutter contre elle-même, Windane leur hurla de se sauver. Les flammes léchaient ses doigts, leurs reflets étincelaient jusque dans son cou. Il était trop tard. Alors, dans un ultime effort, elle leva les mains pour contrôler l’explosion. Pourvu que la pierre résiste à son torrent.
Le feu se libéra en chantant hors de ses bras, déversant un brasier contre les pavés. La vague rougeoyante gonfla jusqu’à frapper le mur opposé et se disperser en écume dorée sur les côtés. L’un des Séides recula trop tard et disparut sous les flammes. Les deux autres hurlèrent son nom, le visage paré d’effroi devant l’incendie qui jaillissait des mains de Windane. Ils furent vite rejoints par trois nouvelles capes, baignées d’une lueur écarlate. L’un des hommes tendait devant lui une Rochelave aussi grosse qu’un poing, aussi lumineuse qu’un soleil. Puis une autre Rochelave fut extirpée d’un coffret, et les deux pierres, en harmonie avec le talisman qui pendait au cou de Windane, s’illuminèrent jusqu’à avaler les flammes. Leur éclat s’accentua au point d’aveugler les Séides, explosant en éclair rouge au cœur de Solastène. Puis l’ombre retomba, révélant un sol noir de cendres et un silence de mort.
Lorsque Lyron déboucha à son tour, épuisé par la course, les hommes refermaient le coffret sur leurs talismans pour plonger la rue dans la pénombre nacrée de la Rochelune. La fumée se dispersait, révélant le corps de Windane que le souffle avait projetée contre les briques. Affalée contre les pavés fumants, elle contemplait de ses yeux écarquillés ces traces calcinées qui marquaient l’emplacement d’un corps. Un homme s’était trouvé là, et elle l’avait tué.
— Attrapez-la !
Elle était trop sonnée, trop choquée pour réagir. Les Séides en profitèrent pour se jeter sur elle et saisir ses poignets avec une chaîne. Un violent coup de pied envoya le premier rouler au sol.
— Je vous ordonne de reculer ! gronda Lyron, épée au poing. Je suis Protecteur d’Ayjaell, obéissez ou je vous envoie au royaume des morts !
Les Séides marquèrent un temps d’hésitation. Il n’avait pas sa cape violine, mais quelque chose dans sa voix et sa prestance trahissaient son statut.
— Il ne sert pas les Fondateurs, il sert la fille ! Ne vous occupez pas de lui ! Saisissez-la !
Malgré l’appel de leur chef tombé au sol sous le pied de Lyron, les hommes manquèrent de conviction pour attaquer. Lyron ne les laissait pas approcher de Windane et son épée tranchait l’air avec beaucoup trop d’ardeur.
— Windane ! appela Lyron. Windane, debout ! Par les flammes, que lui avez-vous fait ?
Son juron arracha un rire ironique à l’un des Séides, mais aucun ne prit la peine de lui répondre. Ils se contentèrent de frapper à leur tour, manquant de justesse d’embrocher le bras de Lyron. Pourquoi n’avait-il pas vu venir le coup ? Il jura en repoussant l’attaque, estima ses chances de tenir tête face à quatre adversaires armés. Il était en mauvaise posture, surtout si la magie lui faisait soudain défaut. Incapable de prévoir leurs gestes, il se retrouva encerclé. Deux hommes se jetèrent dans son dos et le plaquèrent contre ce sol brûlant, couvrant sa joue de cendres.
— Windane !
Il la voyait cligner des yeux, enfin. Ses joues étaient baignées de larmes, ses mains tremblaient tandis qu’elle relevait la tête, hagarde, incapable de se défendre. Lyron parvint à dégager l’un de ses bras et se libéra au prix d’une balafre sur son bras. Il recula en jurant, la main serrée sur son épée. Même sans magie, il restait chevalier. Selverin lui avait appris à se battre sans pouvoir. La lame fila à la rencontre d’un Séide, brisa sa garde pour le toucher à l’abdomen. Un autre surgit par-derrière pour passer la chaîne autour de son cou.
— Occupez-vous d’elle, je le tiens !
Appuyée contre le mur, Windane se relevait péniblement. La chaîne se resserrait sur la gorge de Lyron. Elle fit un pas chancelant vers lui, criant pour que ses forces lui reviennent.
— Ne la laissez pas s’échapper !
Lyron projeta son crâne dans le nez de son adversaire, ouvrant assez d’espace pour dégager son bras et planter son épée dans sa jambe. L’autre chancela tandis que Lyron se redressait, massant sa gorge endolorie. Il récupéra sa lame et, d’un geste sûr, transperça le ventre de son agresseur.
— Archèr, non !
Lyron se retourna et vit la dague fondre sur lui, trop tard pour l’éviter. L’homme abattit son arme au moment même où Windane s’interposait. La lame trancha les chairs de son dos sans qu’aucune écaille n’apparaisse pour la protéger.
— Windane !
Deux voix avaient crié son nom au même moment. Lyron tendit le bras pour la relever, effrayé par le flot rouge qui imprégnait son dos. Un Séide se jeta devant eux, bras écartés.
— Il ne faut pas la blesser !
Windane tenta en vain de se relever. Ses bras cédaient sous le poids de ce ravin de douleur. Lyron se pencha vers elle pour la soulever et ne vit pas le dernier assaillant fondre sur lui. La lame d’une épée jaillit brusquement de son abdomen. La douleur le submergea tandis que son sang venait se mêler à celui de Windane.
— Lyron ! Non !
La voix de Windane n’était plus qu’un gémissement. Lorsque l’épée se retira, le Protecteur s’écroula à genoux, s’appuya sur le pommeau de son arme. Il vit les Séides se regrouper autour de Windane et lui plaquer un linge sur le visage. Elle se débattit à peine avant de s’effondrer. Lui-même céda quand on frappa dans son genou, retrouvant le sol noirci contre sa joue.
— Pour Archèr ! jura l’homme à la dague.
Son chef l’arrêta d’un geste et secoua la tête. Le Séide renonça à frapper mais cracha dans sa direction.
— Ça lui apprendra à vouloir défendre ce démon !
Le soigneur penché sur Windane lui lança un regard noir avant de déclarer :
— Elle survivra.
— Et pour Archèr ?
— Il a déjà rejoint les Dieux, répondit leur chef. Maintenant, aide-nous à porter la fille. Estelon, récupère la cape d’Archèr. On ne doit rien laisser.
Le soigneur hocha la tête et obéit puis marqua un temps d’hésitation en passant près de Lyron. Le Protecteur gémissait encore, tendant le bras vers Windane. Il tressaillit quand leurs regards se croisèrent.
— Laisse-le, Estelon, et dépêche-toi !
Le soigneur tira la cape sur son visage, tête baissée.
— Pour les Fondateurs, souffla-t-il.
Il s’éloigna à grandes enjambées tandis que les premiers feux d’artifice explosaient dans la nuit.
Quant aux Séides, j'envisage de retravailler le début du roman pour montrer davantage la menace qu'ils représentent vis à vis de Windane, histoire de donner plus de tension... parce qu'on est loin d'en avoir fini avec eux.
J'ai passé un excellent moment. Je n'ai pas décroché. Encore une fois une pincée de révélations quant à la Rochelave cette fois-ci, qui je me rends compte seulement maintenant fait échos à la Rochelune. Je ne sais pas si un lien sera fait par la suite ^^.
Pour ce qui est de la jungle et des terres du nord, je m'en doutais hu hu :).
La bagarre finale est rondement menée. Encore une fois c'est très clair dans l'action des personnages, leur positionnement, etc. C'est très fluide.
Je n'ai rien relevé de particulier. Je te mets juste deux pensées que j'ai eu pendant ma lecture ^^:
" Ce serait abuser de votre gentillesse, et j’ai encore beaucoup à faire avant demain."
Ouais ouais ! On imagine bien petit traître ! (Ceci n'est qu'un commentaire à l'attention du personnage ! ^^)
"Avec un poids sur le cœur, il lui tendit la cape bleue offerte par Estelon."
Pratique pour que toutes les personnes au courant la repère de loin... Quel vilain !
En tout cas félicitations pour cette première partie ! C'est une belle aventure que tu nous contes là !
Pour la jungle en Terres du Nord : moi aussi ça me paraissait évident, un peu trop même, j'avais peur qu'on se dise que Windane n'était pas bien futée à ne pas faire le lien ! ^^'