C’était la veille de la fête de l’été et les habitants de Solastène frissonnaient d’impatience. Les commerçants hâlaient les passants pour vendre toutes sortes de masques tandis que les saltimbanques se regroupaient sur la place dès les premières lueurs du jour. En revenant des courses, même Eissel portait dans ses cheveux un iris jaune qu’un pitre avait glissé là pendant son spectacle. Au déjeuner, elle ne cessa de rappeler à tous comment le malotru l’avait soudainement empoignée pour la faire tournoyer au son d’un tambourin. Néanmoins, elle n’ôta pas la fleur de ses cheveux.
— Quelle folie, ce carnaval !
Elle pensait arracher un sourire amusé à Windane, qui avait pris l’habitude de rire à ses remarques, mais elle était perdue dans ses pensées. Refusant de laisser une enfant avec une si triste mine, Eissel se pencha et s’inquiéta de sa santé avec douceur.
— Je manque simplement de sommeil…
— Je vous comprends bien, mademoiselle ! Ces chanteurs de rues qui hurlent à la Rochelune m’empêchent de dormir, moi aussi ! J’ai bien hâte que cette fête prenne fin, je vous l’assure ! répliqua Eissel avant de vérifier dans le miroir si l’iris était toujours accroché à ses tresses.
Windane esquissa un sourire puis fit mine de se replonger dans le livre que Lyron lui avait recommandé. Moins d’une minute plus tard, elle relevait les yeux vers l’horloge en poussant un soupir de désespoir. Lyron avait-il sciemment choisi la pire torture possible ? Quand il avait parlé de la former, elle avait imaginé des tas de possibilités, sauf celle de se retrouver avec une pile de livres poussiéreux à consulter. Il avait sélectionné tous les ouvrages de Violetto qui évoquaient les Terres du Nord : cahiers d’herboristes, essais de cartographie, classifications biologiques… Le premier jour, au moins, il s’était donné la peine de commenter les esquisses des créatures reproduites sur les imprimés, ajoutant çà et là quelques détails sur leur mode de chasse ou la manière de s’en défendre. C’était bien la seule manière de lui faire retenir quelque chose. Comment aurait-elle pu apprendre quoi que ce soit, seule face à des textes aussi denses, des dessins aussi brouillons ? Le mangeur d’âme était méconnaissable sous les traits de charbon, alors que penser de ces néphastes ou ces diablotins ? Les yeux de Windane survolaient les pages sans parvenir à s’y accrocher, perdus dans le souvenir verdoyant d’une jungle assez vaste pour toucher le ciel.
Lyron non plus n’avait pas la tête à l’étude. Il s’était encore absenté pendant des heures pour fouiller les fondations de la bibliothèque en compagnie des Érudits. La veille, déjà, il en était revenu soucieux, le regard accroché à la tour de Rochelune comme s’il en attendait une réponse. Windane ne s’attendait pas à le revoir avant la nuit. Aussi, elle sursauta lorsqu’on frappa à la porte et pouffa de surprise en découvrant la tenue d’Estelon, qui se présentait à Eissel. La folie du carnaval avait déteint sur lui : il avait troqué sa chemise contre une étoffe de soie rayée d’un velours pourpre, avait ajouté une ceinture colorée à son pantalon et avait complété le tout par un chapeau à larges plumes.
— Comptez-vous rejoindre la piraterie ? lança-t-elle en penchant la tête de côté.
Estelon resta droit face à son sourire moqueur et répondit d’une courbette.
— Seulement pour vous corrompre, mademoiselle…
Sa réponse provoqua les gloussements de la gouvernante, ce qui le tira aussitôt de son personnage. Il passa une main dans sa nuque et se redressa.
— Toutes mes excuses pour cette farce, mesdames. En vérité, je ne viens pas pour jouer les troubadours, mais les précepteurs ! Maître Lyron m’a confié l’objet de vos recherches, et il s’avère que je possède moi-même quelques connaissances sur les plantes des Terres du Nord…
Eissel les installa sans plus tarder dans le salon autour d’une tasse de thé, continuant de glousser en leur jetant quelques regards curieux depuis la cuisine. Estelon avait étalé quelques manuels entre les soucoupes et les petits gâteaux, qu’il entreprit de commenter en recommandant parfois quelques recettes de potions. Windane grignota un biscuit tout en l’écoutant, fronçant les sourcils devant la qualité des reproductions griffonnées au coin des pages.
— Vous avez dessiné ça vous-même ?
Il hocha la tête et s’empressa d’ajouter :
— Ce ne sont que des copies basées sur les notes de mon oncle, cependant. Hartur est le seul de ma famille à être jamais allé aux colonies. Il a beaucoup appris en soignant les téméraires qui tentaient de franchir la forêt…
Windane tourna plusieurs pages en l’écoutant, cherchant quelque image familière dans les dessins.
— Je me demande à quoi ça ressemble…
— Les Terres du Nord ? supposa Estelon. On dit qu’elles sont aussi sauvages que le royaume d’Ayjaell avant l’avènement des Fondateurs : sombres, hostiles et peuplées de démons. Très peu d’hommes ont pu pénétrer leur territoire. Mais… Maître Lyon ne vous a-t-il pas prêté les carnets de Stenas Phillet ?
Il s’était levé pour inspecter les ouvrages empilés sur la table. Windane secoua la tête.
— Phillet est le seul à avoir franchi la grande forêt et à en être revenu vivant, expliqua Estelon. Il décrit très bien les paysages et les démons… Il a même réalisé l’esquisse d’une sorcière !
Les doigts de Windane se contractèrent instinctivement quand il prononça ce nom. Elle reporta son attention sur sa perle de Rochelave, refermant la main sur le bijou pour chasser sa crispation.
— Ne lui suggérez pas l’idée, grommela-t-elle, la pile est bien assez haute comme ça.
Lorsque Lyron et Violetto regagnèrent la maison, ils trouvèrent Estelon et Windane installés au milieu des ouvrages éparpillés dans le salon, sous le regard amusé de la gouvernante. Le jeune homme se releva aussitôt pour rassembler ses affaires et annoncer son départ, au grand désespoir d’Eissel qui espérait le garder pour dîner.
— Ce serait abuser de votre gentillesse, s’excusa-t-il, et j’ai encore beaucoup à faire avant la fête de demain. J’y pense, comptez-vous participer au carnaval ? Je ne pourrais me libérer qu’en fin de journée, mais nous pourrions nous y croiser…
Windane n’osa pas lui donner de réponse, attendant un signe de Lyron. Il hocha la tête et esquissa un sourire.
— Ne crois pas que j’ai oublié ton anniversaire, Windane.
— Je savais bien que vous n’étiez pas si cruel ! s’exclama-t-elle, ravie.
Estelon ouvrit de grands yeux.
— Votre anniversaire ? Je suis d’autant plus heureux d’avoir apporté un présent, souffla-t-il en fouillant dans sa sacoche. Vous savez sans doute que les Protecteurs sont invités à ôter leur cape le temps de la fête de l’Été ? Alors, comme je connais votre affection pour la vôtre…
Elle leva les yeux au ciel devant son sourire amusé, puis accepta enfin le paquet qu’il lui tendait. C’était un chaperon bleu azur, d’un tissu léger et scintillant, dont la forme pouvait rappeler celle de la cape violine.
— Je m’attendais à davantage de plumes, remarqua Windane, mais j’imagine qu’il faudra s’en contenter. Merci, Estelon.
La main du jeune homme s’attarda un instant sur le tissu avant de relâcher sa prise. Lyron le remercia à son tour, agacé par le regard qu’il jetait à Windane. Quand, enfin, Estelon referma la porte derrière lui, Lyron poussa un soupir agacé. Son jugement était-il biaisé par le fait qu’elle était sa petite fille ? Lui qui s’était félicité de la voir s’ouvrir enfin un peu plus regrettait désormais d’avoir laissé un étranger l’approcher d’aussi près.
— Irons-nous ensemble au carnaval ?
Lyron se retourna, surpris par la question de Windane.
— Tu ne comptais pas y aller en compagnie d’Estelon ?
Elle secoua la tête.
— Je préfère passer mon anniversaire en famille.
Et l’inquiétude de Lyron s’envola, tandis que son cœur se serrait de bonheur.
Eissel s’était surpassée en cuisine pour l’anniversaire de Windane. Dès le petit déjeuner, elle servit de délicieux gâteaux et fruits confis qu’elles dégustèrent à deux, dans la cuisine. Lyron avait promis de la rejoindre dans la soirée pour profiter ensemble de la fête de l’Été. Impatiente de s’échapper de ses lectures ennuyeuses, Windane passa une grande partie de la journée à la fenêtre de sa chambre, reprenant ses exercices de concentration entre deux livres. La fièvre n’avait fait que se renforcer au cours des dernières nuits, ses mains tremblaient presque en continu désormais. Elle tenait bon. Elle respirait, elle surveillait le tourbillon de lave, grondant dans sa prison de chair. Elle tint bon jusqu’au déclin du soleil, puis s’arracha à la lumière orangée pour arpenter les couloirs silencieux. Pour se changer les idées et attendre le retour de Lyron, elle descendit jusqu’à l’étage inférieur, inspecta les étagères et leurs trésors incongrus : tablettes, plumes et autres rouleaux indéchiffrables empilés dans un ordre indéchiffrable. Sa main glissa sur la poussière et s’arrêta sur la porte du bureau. Violetto n’avait pas verrouillé. Lyron n’avait rien précisé. Elle se glissa à l’intérieur, profitant qu’Eissel était trop affairée dans la cuisine pour le lui interdire.
Les rideaux étaient tirés et seuls quelques rayons lumineux éclairaient la pièce en désordre. On avait peine à distinguer la table de travail dans cet amoncellement de rouleaux et d’artefacts. Windane se faufila entre les piles pour inspecter les armoires, lisant çà et là des titres de livres aux noms étranges. Il y avait même quelques originaux, dont l’un en particulier retint son attention : « Stenas Phillet : voyages en terres sauvages. »
Prise de curiosité pour le livre évoqué par Estelon, elle tira délicatement le fragile manuscrit dont les pages commençaient à se détacher. Les pages écrites à la main étaient parsemées de croquis au fusain et d’aquarelles retraçant les grandes étapes du voyage : le port de Solastène, la caravelle, la forêt sombre… Arrivée au centre du carnet, Windane tomba en arrêt devant une esquisse aux teintes émeraude. Elle reconnaissait ces arbres si hauts qu’ils semblaient porter le ciel, les couleurs de jade de ces feuilles qui pouvaient abriter un homme : c’était la forêt de Nayhidan. Les doigts tremblants, Windane tourna la page, cherchant dans les mots de l’explorateur une explication à la panique qui la gagnait. L’encre avait bavé et chaque trace d’humidité dégageait le parfum entêtant de la jungle. Était-ce sa mémoire qui lui jouait des tours, ou la magie qui s’éveillait au contact du carnet ? L’air étouffant du bureau avait laissé place à un souffle chaud, moite, saturé d’humus et de pollen. Sous ses pieds, le parquet s’était brisé pour révéler une terre battue par la pluie et des lianes qui poussaient en s’accrochant à ses chevilles. Windane prit une inspiration et, le cœur battant, se laissa emporter dans le souvenir accroché au papier.
L’homme était fatigué, usé. Sa peau d’ébène était marquée par la crasse et la fatigue, sa barbe coupée maladroitement au couteau. Sous ses vêtements déchirés, on distinguait quelques bandages qui pansaient son épaule ou ses chevilles. Il écrivait à l’abri des racines, bien plus grandes que lui, afin de laisser une trace de son aventure.
« Je ne sais combien de jours se sont écoulés depuis mon départ de la colonie. J’ai perdu le compte du temps dans ce pays sans mesures. Mon voyage d’exploration m’a conduit là où nul d’entre nous n’a jamais pu aller, en un lieu où nul homme n’a sa place. Les territoires dont je parle s’étendent à perte de vue à mes pieds et au-dessus de moi. Je ne saurais décrire la taille de ces arbres dont on ne voit la cime, ni la largeur de ces feuillages ! J’ai esquissé un croquis teinté des couleurs émeraude de cette jungle, mais j’ai peur qu’aucun homme ne puisse imaginer ce monde. C’est un royaume à la taille des Dieux, et je sens chaque jour davantage sur ma peau la présence des Fondateurs… Ce sont eux qui insufflent chaleur et vie à mon corps épuisé. Hélas, j’entends également les rugissements de ceux qui ont pris possession de leurs terres. Ils font trembler le sol de leur poids, ils font gronder l’aube de leurs cris, et j’hésite à poursuivre mon voyage. J’ai pu jusqu’alors échapper aux démons par les talismans, mais j’ai peur que rien n’arrête ceux-là… Ils sont les gardiens de la brume. Je sens sa fumée qui s’infiltre dans mes poumons à chacun de mes pas… La magie-flamme cherche à me corrompre. »
Refermant son carnet, Stenas Phillet leva les yeux vers le ciel, cherchant à distinguer quelque lumière à travers la voûte sombre des arbres. Il tremblait à l’idée d’apercevoir une forme dans la dentelle de lumière. Il s’était aventuré trop loin sur leurs terres et craignait d’avoir été repéré. Alors, remballant son matériel, il se décida à rebrousser chemin. Des jours, des nuits, des semaines à se tordre le cou pour guetter leurs ailes noires. La peur guidait ses pas, la jungle luttait contre ses jambes. Elle avait tenté de le retenir pour conserver son secret, elle avait tenté de le briser. Mais les Dieux l’avaient guidé jusqu’au monde des hommes. Après des semaines d’errances, il avait enfin retrouvé les colonies.
« C’est ici, à l’abri des palissades de Fort Terrat, que je termine mon récit. Je suis allé au-delà de la forêt noire, jusqu’à cette fumée qui coule vers le ciel et marque le royaume des seigneurs du feu. La jungle m’a fait payer le prix de mon audace, car il aura fallu m’amputer du pied droit. Pourtant elles n’auront pas pris ma vie, et je remercie les Fondateurs de m’avoir envoyé ces talismans rouges. Je leur dois mon salut. »
Windane reprit son souffle en détachant sa main du livre. Son corps entier était imprégné de l’odeur de la jungle, et elle plissa les yeux avant de s’habituer à la pénombre de la pièce. Ses mains tremblaient, encore brûlantes de magie. Elle peina à contenir cette force qui cherchait à se répandre sur sa peau. Elle respira profondément, cherchant à apaiser les pulsations de son cœur. Elle avait plongé dans les souvenirs du cahier, comme elle l’avait fait avec Lyron dans les montagnes. La magie était-elle intervenue pour lui faire comprendre ? Nayhidan vivait-il là-bas, en Terres du Nord ?
Elle revint au début du récit, chercha d’autres explications, d’autres preuves. Il n’y avait aucun autre dessin en couleur, à l’exception de ce rubis rouge que l’explorateur avait représenté. Interloquée, Windane revint sur la page, et observa attentivement l’illustration. La forme de la pierre n’était pas la même, mais sa couleur et ses reflets sombres étaient trop ressemblants. Windane se pencha sur le texte noté sous le dessin.
« J’ai découvert un talisman digne des Dieux. La Rochelave que je me suis procurée à Solastène me protège du pouvoir du feu. Elle se met à scintiller au contact de la magie-flamme, et fait fuir les démons. »
Le texte s’arrêtait là, mais c’était bien suffisant. Windane posa le livre sur le bureau et tira le collier de sous sa tunique. La Rochelave qui pendait à son cou avait la même teinte que celle de l’explorateur. Lyron n’avait jamais précisé la nature exacte de ce talisman. Elle repensait à ses paroles, à ce regard étrange qu’il avait eu en lui offrant le collier. Pouvait-il savoir ? Elle contempla son pendentif, résolue. Son cœur battait la chamade à l’idée de ce qu’elle s’apprêtait à faire. C’était pure folie : ses doigts tremblaient déjà de retenir la fièvre… Mais elle avait trop besoin de réponses.
La cage se fêla dans un soupir, libérant un peu de cette lave qui grondait en son ventre. La magie jaillit brusquement, remontant ses veines pour exploser en flammes sur sa main. Son courant était si violent qu’il raidissait son bras. Elle serra le poing pour contrôler l’ardeur du feu et l’approcha lentement de son cou. Le flux qui échappait de sa paume se pencha vers son visage, comme pour l’embraser. Non. Il s’étirait plus bas. Il s’étirait en direction de la Rochelave. Prise d’un doute, Windane avança sa main jusqu’à laisser le feu en lécher la surface. Alors, une infime lueur émergea du talisman. La pierre avait toujours eu un éclat particulier, mais c’était différent, cette fois. Elle s’illuminait comme une Rochelune teintée de sang.
Elle se met à scintiller au contact de la magie-flamme.
Le cœur de Windane s’emballa, et le pouvoir du feu répondit à son inquiétude en produisant des flammes plus importantes sur ses poings, plus grandes et plus ardentes encore. Chacune des flammes qui jaillissaient de sa peau se tournait aussitôt vers la Rochelave et venait s’éteindre en son cœur, augmentant le scintillement écarlate qui en émanait. Windane sentait un souffle glisser entre ses doigts tandis que l’énergie du feu était happée par la Rochelave. Avait-elle refusé de voir la vérité jusque-là ? Au moins, elle avait sa réponse. Alors elle ouvrit le poing et commanda au feu de se taire. Il refusa.
Un frémissement chaud s’emparait de son corps. La fièvre s’était changée en lave dans son sang, en torrent incontrôlable qui émergeait de cette faille dans la cage de sa poitrine. La magie se déversait dans la moindre parcelle de sa peau, refusant de céder à ses ordres. Comme cette toute première fois, comme ce tout premier incendie à Sashanka.
— Non !
Windane suffoqua, serra les poings dans l’espoir d’arrêter les flammes. Elle serra jusqu’à planter ses ongles dans les écailles qui se formaient sur sa peau, jusqu’à les en arracher. Elle ferma les yeux, se concentra comme Lyron le lui avait appris. Inspirer, expirer lentement.
— Retourne dans ta cage, grogna-t-elle entre ses dents serrées.
Le feu, lentement, finit par lui céder. Elle sentit la lave remonter ses veines, se tapir dans son buste, jusqu’à la prochaine fois. C’était un monstre caché en elle. Elle tomba à genoux, le souffle court. Combien de temps encore aurait-elle la force de lutter ?