Prologue

Neuf ans plus tôt

Avachi sur la table, il triturait machinalement les pansements enroulés autour de ses doigts. Ce n’était pas ces bandes de tissu ridicules qui rendraient ses jointures moins douloureuses. Il n’y avait qu’un seul vrai moyen de ne plus avoir mal aux mains : arriver à esquiver les coups d’estocs de son maître d’armes.

Quand il y arriverait, plus personne ne serait de taille contre lui. Son père avait choisi cet homme pour être son mentor parce qu’il était le meilleur. Le garçon ne suivait ses enseignements que depuis quelques semaines, mais il avait déjà beaucoup appris de cet humain. Comme quoi les elfes n’étaient pas les seuls à connaître les arts du combat.

− Murn, je t’ai posé une question.

Le garçon jeta de dessous ses mèches noires un regard provocateur à son enseignant. Patient comme à son habitude, le nain répéta simplement :

− Quel était l’idéal révolutionnaire à l’origine du Glorieux Soulèvement ?

− Mettre à bas la monarchie héréditaire.

− Et après ? Pourrais-tu m’en dire plus ? Ces six mots ne suffisent guère.

Murn avait déjà mis ces quelques instants à profit pour se remémorer le reste de son cours d’Histoire.  

− On voulait des lois de succession plus larges qui permettraient à n’importe qui de devenir roi ou reine du royaume du Nord.

− Pas tout à fait n’importe qui, mais tu as retenu l’essentiel, c’est bien. Toutefois, aurais-tu oublié que le royaume du Nord a un nom ?

Murn croisa résolument sur sa poitrine deux bras longs et minces. Le faune que son maître d’armes lui avait présenté la veille l’avait observé toute la soirée dans cette position, le reprenant parfois sur ses mouvements de jambes, mais sans jamais décroiser les bras. C’était une posture intéressante que Murn s’était promis d’expérimenter.

− Je n’ai pas oublié, répliqua-t-il, le dos droit et l’œil hautain. Je sais bien que ce royaume s’appelle Helmer.

Le nain s’accorda un léger soupir devant l’attitude de son élève. Ils se toisèrent un moment en silence. Murn adorait d’ordinaire les duels de regards. Ses yeux verts en sortaient toujours victorieux. Pourtant quand il soutenait ceux de son maître, il se sentait ridicule. C’était comme si le nain connaissait trop bien son penchant pour la provocation et trouvait de la satisfaction à l’y voir retomber systématiquement. Décidé à le détromper, Murn détourna la tête, et pour se donner contenance, balaya avec nonchalance les mèches sombres qui tombaient devant son visage.

Ses cheveux d’un noir de jais ravissaient les domestiques qui les lui lavaient tous les jours après l’entraînement. Si le reste de la population avait la même hygiène que lui, ils auraient pu remarquer que sa tignasse n’avait rien d’exceptionnel. Tous les humains d’ici avaient la même chevelure sombre, mais cachée par une couche de crasse et de poussière.

− J’aurais peut-être…

Ce n’était pas dans les habitudes du nain de s’interrompre ainsi au milieu d’une phrase. Murn ramena son attention sur l’enseignant.

− J’aurais une dernière question à te poser pour aujourd’hui.

− Vos questions sont une perte de temps. Vous connaissez toujours la réponse, et moi aussi, alors à quoi bon ?

− Cette fois-ci, je ne la connais pas. Et quelle que soit ta réponse, tu pourras ensuite rejoindre ton maître d’armes.

− J’aimerais mieux y aller tout de suite.

Pour illustrer son propos, il se leva de son siège, mais son maître l’imita et se plaça tranquillement entre lui et la sortie. Sans avoir l’air particulièrement robuste, Murn était grand pour ses onze ans. Debout à côté de son maître, il le dépassait presque d’une tête.

− Je le sais, répondit le nain sans broncher. Depuis la mort du roi Khros, tu crois que tu n’as plus rien à apprendre de moi.

Ce nain était sûrement une des rares personnes de ce château plus perspicaces que lui. Il avait vu juste sur ce point : les cours d’Histoire avaient perdu tout intérêt pour lui depuis la mort de son père. Puisqu’il devrait gouverner Uh’ak à sa place, lire des livres, aussi passionnants soient-ils, ne lui était plus d’aucune utilité. Murn passerait bien plus volontiers ses journées avec le régent de la ville, et ses nuits à s’entraîner au combat. Ou du moins tentait-il de s’en persuader. Il devait s’en persuader.

− Ce n’est pas qu’une histoire de mort, murmura-t-il.

Le nain hocha la tête comme s’il comprenait. Mais même lui ne pouvait pas comprendre. Il ignorait par quoi Murn était passé. Tout le monde l’ignorait, car après dix ans passés auprès de son père, Murn savait dissimuler parfaitement les sentiments qui le saisissaient. Au fil des années, il avait appris à cacher sa peur de ne pas être à la hauteur, son ennui des longs discours, sa tristesse d’avoir une mère aussi indigne de ce nom, son désir fou de quitter pour toujours les murs de ce château.

− À ton avis, Murn, pourquoi Uh’ak n’applique-t-elle pas cet idéal pour lequel notre peuple s’est battu lors du Soulèvement ?

Il baissa vers le nain un regard soupçonneux. Ce petit homme était en train de remettre en cause son ascension sur le trône à la suite de son père. Quelques mois plus tôt, il en aurait remercié intérieurement son maître. Peut-être aurait-il même cherché à savoir ce qui suscitait cette réflexion. Mais à présent, il était trop tard, le roi avait parlé et Murn avait choisi de l’écouter. Il ne voulait plus revenir sur cette décision.

− Ce n’est pas un simple idéal qui était à l’origine du Soulèvement, répliqua-t-il avec intelligence, c’était un homme, mon père, le roi Khros. Je ne vais pas lui succéder simplement parce que je suis son fils. Je vais régner car j’en suis parfaitement capable.

Sans laisser à son maître le temps de répondre, il se glissa contre la paroi rocheuse de la pièce et s’échappa dans le couloir. Son pas resta mesuré tandis qu’il se dirigeait En son for intérieur, il tremblait de colère. Contre son maître qui ne comprenait rien. Contre Khros qui aurait pu vieillir moins vite. Contre lui-même, parce qu’il avait finalement renoncé à la vie qu’il aurait voulu vivre.

Finies les escapades, les lectures du soir à la lueur d’une chandelle, les nuits passées à regarder les étoiles pour chercher de nouvelles constellations. Murn devait répondre au désir de son père. Khros avait été clair : c’était son fils et personne d’autre qui devrait régner sur son héritage. Murn ne savait pas pourquoi le régent, ou n’importe qui d’autre à vrai dire, ne pouvait pas le faire à sa place, pourquoi ce devait être lui. Mais c’étaient les dernières volontés de son père. Tout le monde lui avait répété à quel point ces paroles-là étaient importantes, même si elles entraient manifestement en contradiction avec l’idéal du jeune Khros pendant la guerre qu’il avait menée au péril de sa vie dans le royaume du Nord. En Helmer.

Passé le seuil de la salle où il apprenait depuis peu à manier les armes, Murn fut surpris d’y apercevoir une femme. C’était loin d’être la première qu’il croisait ici, un grand nombre de gens venaient apprendre à se battre à la forteresse, toutes races et sexes confondues. En revanche, la tenue de celle-ci n’était pas du tout appropriée. Elle portait une longue jupe, si longue que le tissu cachait même ses pieds. C’est alors qu’un détail frappa l’œil de Murn qui revint aussitôt sur ses pas pour se tapir dans l’entrée. Le tablier de cette femme était taché de sang.

Heureusement, ni l’inconnue, ni le maître d’armes avec qui elle s’entretenait, n’avaient aperçu le garçon. Ils étaient trop pris par leur conversation, que Murn s’empressa d’ailleurs de déchiffrer, retenant son souffle pour mieux discerner leurs voix et observant attentivement les lèvres qui s’agitaient.

− La reine souffre depuis plusieurs heures maintenant, mais on ne peut pas dire combien de temps encore cela durera.

− Je vois, dit le maître d’armes. Eh bien, je garderai Murn toute la nuit s’il le faut. Je ne pense pas qu’il trouve quoi que ce soit à y redire. Rassurez-vous, le garçon ne quittera pas cette salle.

− Parfait.

Sans attendre un instant de plus, Murn se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait dans les tunnels de pierre sombre. Emporté par la vitesse, il se griffa plusieurs fois les bras aux aspérités saillantes des parois. Murn ne s’arrêta pas aux intersections. Il ne prit même pas la peine de ralentir aux angles ou dans les escaliers. Il n’hésita pas une seule fois. Sa volonté avait rarement été si forte.

Détermination. C’était le genre de mot que prononçait son père Khros de sa voix caverneuse, persuadé que son garçon deviendrait comme il l’entendait à force de lui répéter ainsi les valeurs qui l’avaient forgé lui-même. Cela n’aurait pas été totalement vain. À ce moment très précis, Murn se sentait pris d’une détermination dont son père aurait pu être fier.

Il déboula dans le Hall Nord qui sans surprise était bondé. Sans ralentir une seconde, il s’élança dans la foule en évitant adroitement les passants. Ses jambes fines lui donnaient une démarche un peu raide mais qui s’assouplissait lentement d’année en année. Son maître d’armes le lui avait dit, Murn se mouvait déjà avec une aisance que n’avaient pas les autres enfants de son âge.

Continuant sa course effrénée, il quitta le hall pour s’enfoncer dans de nouveaux corridors. Sous peu, il le savait, sa destination serait atteinte. Plus que quelques portes et il y arriverait. Enfin il atteignit le battant, en apparence semblable à tous les autres. Murn agrippa la poignée d’une main pâle et se faufila dans la pièce.

L’intérieur présentait toutes les caractéristiques d’un bureau. Une table, une chaise, quelques parchemins roulés puis empilés sur des étagères, de hauts candélabres : rien d’exceptionnel. Mais la propriétaire de ce bureau aimait qu’on l’appelle autrement. Pour tout le monde, cette pièce était donc le boudoir. Murn ne comprenait pas toujours les lubies de sa mère.  

Cet endroit, quel que fût son nom, n’était pas important. Le garçon pouvait y venir quand bon lui semblait, même s’il s’en gardait bien. C’était la seconde pièce qui importait. Celle sur laquelle donnait la porte entrebâillée, au fond du boudoir. Laissant enfin les battements de son cœur ralentir un peu, Murn marcha en direction de la porte.

Des hurlements se faisaient entendre, des cris de femme qui trahissaient une douleur abominable. D’autres femmes encourageaient la souffrante. Elles étaient nombreuses là-bas.

« Allez-y ! On y est presque ! Courage ! »

Murn se rapprochait. Encore un instant, et il pourrait enfin voir ce qui se passait dans la chambre. Enfin…ce qui se passait, il le savait déjà et ne tenait pas spécialement à en être spectateur. Murn n’était pas stupide. Il savait comment une femme donnait naissance à un enfant. Très logiquement, ça ne pouvait pas être une scène attrayante. Tout son intérêt allait vers l’enfant lui-même.

Plus que quelques pas. Tout à coup, sa mère poussa un hurlement surpassant tous les autres en intensité. Immédiatement après, des exclamations de joie et de soulagement retentirent dans la pièce. Alors, Murn l’entendit. Un cri qui avait surgi du néant, plus fort et entêtant que les voix autour de lui. Un bruit étrange. Murn n’arrivait pas à discerner si le son était aigu ou grave. La voix était rauque mais aussi fluette. Il n’avait jamais entendu un tel bruit auparavant, mais il savait ce que c’était. C’était le premier cri d’un nouveau-né.

Tout cela s’était déroulé en un battement de cœur. Murn se précipita vers la porte et se plaça dans l’entrebâillement pour ne rien perdre de la scène. Allongée sur son lit gigantesque, sa mère était méconnaissable. La lumière jaunâtre des chandeliers donnait au sang tachant les draps et les vêtements des reflets effrayants. Murn eut un léger frisson de dégoût en songeant que sa propre naissance s’était sans doute déroulée à l’identique. À ceci près que son père était là.

Il n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps, car déjà une voix déclarait à toute l’assemblée :

« L’enfant va bien ! L’enfant vit ! »

Il y avait de quoi se réjouir et personne dans la pièce ne s’en priva. Pour la première fois depuis onze ans, sa mère avait donné naissance à un enfant vivant. Et qui vivrait encore de longues années. Murn l’espérait si fort qu’il en était persuadé.

En réalité, il ferait tout pour que ce bébé devienne adolescent, puis adulte, et enfin vieillard. Cette personne ne devrait pas mourir avant d’avoir atteint les soixante-dix ans, comme leur père Khros. Son cadet vivrait délivré de toute peur, de tout fardeau, Murn s’en faisait la promesse.

C’est alors que la femme qui tenait le bébé et qu’il n’avait pas quitté un instant des yeux, s’avança vers le lit. Alors qu’elle faisait mine de tendre l’enfant à sa mère, quelque chose s’agita violemment à l’intérieur de Murn. Il bondit en avant et avant que quiconque n’ait le temps de remarquer sa présence, il s’empara du nourrisson et le lova dans ses bras.

Alors que toutes les femmes présentes se tournaient vers lui dans un concert confus de surprise, d’inquiétude et d’indignation, Murn recula avec précaution jusqu’au mur opposé à sa mère. Le bébé extirpait encore des cris de sa minuscule poitrine, son petit corps remuait.

Quand le dos de Murn toucha la pierre, il se laissa glisser par terre et se pencha vers le bébé blotti contre lui. Sa main vint caresser ce visage miniature au teint écarlate. Alors que son doigt passait près de la bouche ouverte, le nouveau-né attrapa sa phalange et se mit à la téter. Dans le calme soudain, Murn entendit une femme qui devait le connaître convaincre les autres de ses bonnes intentions. Son attention replongea tout entière sur l’être si fragile qu’il avait sous les yeux, dans les bras. Il ne savait plus la nature des émotions qui l’envahissaient. Son cœur semblait avoir triplé de volume, des larmes lui montaient aux yeux sans qu’il sache pourquoi.

− Rends-le moi ! appela sa mère d’une voix rauque depuis son lit.

Murn retira son index d’entre les lèvres du bébé pour pouvoir le soulever de nouveau tout près de lui, avoir son petit cœur contre celui qui battait à tout rompre dans sa poitrine. Pour la première fois de sa vie, il se sentait responsable de quelqu’un d’autre que lui-même. Il était grand frère. Contrairement à ses parents qui l’avaient chacun délaissé à leur manière, Murn n’abandonnerait jamais son cadet.

Quelqu’un s’avança dans un mouvement de jupes.

− Il faut lui donner l’enfant, maintenant, déclara l’inconnue d’une voix bienveillante. Tu entends comme il pleure ? C’est parce qu’il a faim, il faut le nourrir.

Aucun autre argument n’aurait pu le décider à remettre le bébé à cette femme avachie sur le lit. Elle n’était pas une bonne mère, mais il ne pouvait pas ignorer les cris affamés du nouveau-né. Il lui faudrait faire des sacrifices pour le bien de ce petit, et cela commençait par accorder de nouveau un tant soit peu de confiance à cette femme qui leur avait donné la vie.

Lentement, Murn éloigna le bébé de lui pour le tendre à la soignante accroupie juste en face. Elle s’en saisit délicatement et tout en marchant vers le lit avec son précieux fardeau, informa tout le monde d’une voix claire :

− C’est une fille !

Une fille. Une sœur. Murn avait une petite sœur. Il s’aida du mur pour se redresser sur ses jambes flageolantes. Ses yeux se posèrent sur l’enfant qui tétait avidement le sein de sa mère.

Elle serait sûrement brillante. Il s’en assurerait, en réalité. Elle suivrait les mêmes enseignements que lui. Néanmoins, c’était à lui, Murn, qu’il incomberait de se démener corps et âme pour remplir le moule démesuré laissé par son père, cette empreinte de géant qu’il lui faudrait combler sous peine de se faire détrôner. Murn s’en acquitterait. Cette petite venait de devenir sa raison d’y parvenir, une flamme bien plus puissante que les dernières étincelles crachées par son père sur son lit de mort.

Il donnerait à sa petite sœur une vie de reine, même si cela devait lui prendre des années. Et s’il devait devenir le roi le plus puissant pour cela, qu’il en soit ainsi.