1. Salysse

Alors qu’elle allait quitter la pièce, Salysse s’arrêta devant l’immense miroir de sa suite. D’un œil expert, elle s’assura qu’aucun cheveu blond ne retombait sur sa nuque. Elle rectifia légèrement la position de son collier. C’était mieux. Elle fit jouer un instant ses bagues étincelantes tout en détaillant encore un peu son reflet. Cette robe lui donnait l’air plus âgé, c’était parfait.

Pleinement satisfaite, Salysse se détourna et sortit d’un pas rapide dans le couloir silencieux. Hormis les deux gardes postés à sa porte et qui la suivirent sans mot dire, l’endroit était désert. À croire que les courtisans ne quittaient leurs quartiers que pour les grandes occasions.

Elle avait beau y habiter depuis sa naissance, ce palais la ravissait toujours autant ; avec ses tapisseries, peintures et sculptures qui décoraient chacun de ses murs, ses portes imposantes aux poignées brillantes qui semblaient s’ouvrir par magie devant elle. Il regorgeait de richesses et de beauté jusque dans les plus infimes détails. Il était digne de la capitale d’Archangelsk.

Et pourtant, ce que préférait Salysse était bien plus discret que toutes les décorations clinquantes ou vieilles de plusieurs générations. Car qui se souciait des fenêtres dans un palais aussi grandiose que celui de Zandiar ? Transparentes comme l’eau claire des cascades du Sage, on ne voyait que ce qu’elles voulaient bien montrer à travers elles. C’était grâce à ses grandes fenêtres que le palais s’ouvrait sur le monde extérieur.

Allons, le temps pressait : elle était sûrement déjà en retard au moment de quitter sa suite. Il s’agissait de hâter le pas, et non le ralentir par des rêveries.

Enfin, Salysse arriva. Impossible de rater la porte à double battant de cette salle. Sculptée dans un bois très clair dont elle ne connaissait ni le nom ni la provenance, la frise qui ornait son encadrement était unique au monde. Unique et sublime. L’œuvre représentait les cinq peuples d’Archangelsk.

Au centre, un humain, splendide dans sa cotte de mailles détaillée, arborait une belle épée, symbole d’Helmer, le royaume d’acier. À sa droite, une guerrière elfe à l’air digne, entourée de verdure, brandissait elle aussi les armes. Au-dessus d’elle, on apercevait distinctement le croissant lunaire de Lignum.

 Aussi différente de l’elfe que le jour de la nuit, mais tout aussi complémentaire, une humble nymphe était représentée à ses côtés. La belle créature présentait deux mains désarmées et, contrairement à sa voisine, ses longs cheveux étaient détachés autour de sa silhouette. Au bas de la frise, une vague léchait ses pieds nus, discret rappel de l’élément qu’affectionnait le peuple de la Ruissolvie.

 À l’opposé des deux femmes, se tenait un nain, livre en main. À sa ceinture, pendaient les clefs du savoir, emblème de l’Edelstein. Enfin, tout près du petit homme, se dressait une majestueuse licorne de l’Ancien Temps. Depuis longtemps disparu, l’animal était utilisé pour symboliser, en un seul être, les quatre sortes d’hybrides peuplant le royaume de Galfinir.

Salysse contempla encore un instant ces égéries des peuples d’Archangelsk. Dommage que tous leurs si beaux visages soient également tout à fait dénués d’expression. Lorsque ses gardes eurent achevé d’ouvrir la porte, elle pénétra sans attendre dans la pièce, tête haute.

La Réunion des Dirigeants n’avait lieu qu’une fois l’an, le soir de la lune rousse automnale. Cet évènement était essentiel aux bonnes relations diplomatiques entre les cinq royaumes d’Archangelsk. Depuis plus de deux cents ans, les Dirigeants se retrouvaient tous à Zandiar pour y participer. La salle de Réunion n’était utilisée qu’à cette occasion et, même si elle pensait que c’était un peu du gaspillage, Salysse se devait d’admettre que cela donnait au lieu un caractère particulier.

Le mobilier y était rare mais singulier. Une lourde table rectangulaire, recouverte par une immense carte d’Archangelsk, trônait au centre de la pièce. Elle était cernée par cinq fauteuils de bois sculpté. Chaque Dirigeant avait le sien, orné des motifs liés à son royaume et surmonté de son beau blason coloré.

L’arrivée de Salysse ne passa pas inaperçu. Les autres Dirigeants, déjà tous présents, s’étaient figés dans un silence poli. Elle avança d’un pas mesuré en prenant le temps de noter le comportement de chacun.

Évidemment, Dziats’ul était debout. On se demandait à quoi pouvait bien servir son fauteuil à un centaure. Dziats’ul était le nouveau Dominant de Galfinir. Les ambassadeurs hybrides avaient en effet décidé récemment que leur Dominant se faisait vieux et qu’il fallait le remplacer par un centaure plus jeune. Et pour être jeune, Dziats’ul l’était. Plein de prestance avec ses jambes musclées et sa robe alezane d’étalon, ses cheveux aussi noirs que ses crins et sa peau légèrement brunie par le soleil de la Plaine : il était magnifique. Mais Salysse ne fit que le survoler du regard pour se concentrer sur les autres Dirigeants présents.

Son œil vif fut attiré par l’éclat ambré de la couronne naine. Déposé sur la chevelure châtaine de Gwalyn, le bijou s’accordait parfaitement à sa robe d’un beau vert sombre. Debout près de la table, la Mère des nains avait déjà le regard rivé sur elle. Ses yeux sombres semblaient brûler de l’intérieur et si la petite femme n’avait pas affiché un grand sourire, Salysse en aurait frissonné. Elle était toujours impressionnée par l’autorité qui se dégageait de ce petit brin de femme. Gwalyn n’était pourtant pas plus haute qu’un enfant de dix ans. Sans la douce rondeur de ses hanches et son port altier, on aurait pu prendre sa silhouette menue pour celle d’une fillette. En quarante années de vie, la Mère des nains avait gagné en autorité sans perdre en charme. Mais encore une fois, Salysse ne s’attarda pas plus que nécessaire.

 La seule personne assise avait toutes les raisons de l’être, étant de loin la plus âgée de l’assistance. Le Sage Taaro était, selon les rumeurs, vieux de plus de cent ans. Mais Salysse n’avait jamais aimé les rumeurs. Selon ses propres calculs, la vieille nymphe devait approcher les soixante-dix ans.  

La longue barbe bleue du Sage Taaro descendait en cascade devant ses genoux osseux jusqu’à ses pieds. Toutes les nymphes avaient des chevelures bien particulières. Outre le bleu ciel, étaient aussi répandus le vert clair et le violet très pâle.  

Le regard de la reine quitta le siège de Taaro. Le dernier Dirigeant d’Archangelsk s’avançait lentement vers elle. Les cheveux éternellement châtains du roi Splendor se balançaient dans son dos. Il n’y avait qu’un elfe pour venir assister à une réunion habillé en soldat. Les vertes armures elfiques avaient beau être discrètes et aussi légères que n’importe quel habit, elles n’en demeuraient pas moins martiales, et inutiles en la circonstance. Le Dirigeant avait toutefois laissé sur la table sa longue épée encore glissée dans son fourreau.

Salysse adressa à l’elfe un sourire radieux que le roi lui retourna sans effort. Comme tous les elfes adultes, il avait l’apparence d’un jeune homme de son âge, soit d’une vingtaine d’années, mais elle ne s’y trompait pas. Elle le connaissait depuis l’enfance car Splendor avait hérité très tôt du trône de Lignum. En tant que roi des elfes, il s’était donc rendu annuellement à Zandiar. Se liant peu à peu d’amitié avec les jeunes humains qui régnaient alors sur Helmer, les parents de Salysse, il avait ajouté à ce rituel de nombreuses visites de courtoisies.

Salysse se souvenait de son propre couronnement, deux ans auparavant, et lors duquel l’elfe était venu la saluer avec un drôle d’air sur le visage. Elle était déjà orpheline depuis plusieurs années à ce moment-là. C’était avec lui qu’elle avait ri et dansé pendant le bal qui avait suivi la cérémonie. Elle le considérait comme un ami étrange. Un père qui aurait remplacé l’homme peint sur les tableaux du palais et dont elle ne se souvenait pas avoir jamais entendu la voix. Un père qui avait l’air d’être son frère. Un frère, comme celui qu’elle n’avait jamais eu, mais avec des oreilles en pointe et les cheveux longs et châtains.

Salysse entendit la porte se refermer derrière elle et accorda au roi des elfes une innocente révérence. Splendor lui offrit galamment son bras pour l’escorter jusqu’à la table. La Mère des nains se redressa imperceptiblement à leur passage et Salysse prit enfin place sur son siège. Splendor s’assit également et, rapidement, chacun fut installé.

Le Dominant Dziats’ul faisait claquer ses sabots à intervalle régulier sur le marbre clair. Pourvu que ne lui vienne pas l’idée de déambuler ainsi pendant toute la Réunion. Heureusement, Taaro s’éclaircit la gorge et le centaure s’arrêta immédiatement.

– Il est bien agréable de voir que Sa Majesté se porte à merveille, déclara la nymphe en lissant sa longue barbe bleue.  

– Merci, Sage Taaro, répondit Salysse moins aimablement qu’elle l’aurait souhaité. Pouvons-nous, amis Dirigeants, nous tourner dès à présent vers les sujets qui nous importent et éviter ainsi la perte d’un temps précieux ? 

Parler de temps précieux alors qu’elle était la seule en retard, voilà qui ne lui donnait pas l’air malin. Même à sa première Réunion, elle n’avait pas laissé échapper une telle idiotie.

− Mais très certainement, Votre Majesté, approuva Splendor sans dissimuler son amusement.

– Je souhaite commencer par l’affaire du nain pyromane, décida Salysse en se ressaisissant. Où en êtes-vous, Gwalyn ?  

La concernée se leva et déclara d’une voix claire :

−Y-a-t-il encore parmi nous des personnes qui n’ont pas eu connaissance de cet incident ?

Seuls Taaro et Dziats’ul se manifestèrent.

− Il y a trois mois, résuma donc la Mère des nains, un nain Révélé a déclenché plusieurs incendies en Edelstein et en Helmer. Il y a eu de nombreuses victimes. Cet homme a réussi à échapper pendant longtemps à la justice, mais il est aujourd’hui enfermé, et pour le reste de sa vie.

Bien, commenta Salysse. Et avez-vous mené les recherches comme demandé ?

− Nous avons établi que le condamné est bien sujet à la folie, mais il semblerait que ça n’ait aucun lien avec son Don.

− Il semblerait, dites-vous ? Quel genre de réponse est-ce là ?

− La seule que je peux vous fournir.

− J’ai peur que cela ne suffise pas. Vos savants n’ont peut-être pas bien perçu la situation : l’individu n’est pas un pyromane ordinaire, c’est un Révélé du feu ! Nous devons savoir si le Don est ou non à l’origine de ses actes. Imaginez-vous les proportions que pourrait prendre ce genre d’incidents si d’autres Révélés étaient concernés ? Si le Don commence à conduire à la violence voire à la folie, nous devrons trouver une solution.

Ses paroles ne laissèrent pas l’assistance indifférente. Dziats’ul, notamment, manifesta son inquiétude. Le centaure était moins séduisant avec les sourcils froncés de cette manière, et les tressautements nerveux de sa peau agaçaient Salysse.

− Votre Majesté, intervint Splendor. Dans la mesure où c’est un cas isolé, de telles conjectures me semblent…

− Vous demandez l’impossible, le coupa abruptement la Mère des nains en rivant ses yeux dans ceux de Salysse. Personne ne peut répondre à une telle interrogation.

Elle avait oublié l’assurance dont pouvait faire preuve Gwalyn. En outre, elle n’était pas femme à se laisser impressionner de manière générale.

− Au cas où vous l’auriez oublié, sermonna encore la naine, le Don est un mystère, il l’a toujours été.

− Vos savants ont bien écrit des livres entiers sur le sujet, si je ne me trompe pas. C’est donc que l’on en sait quelque chose.

− Bien sûr que nous en savons quelque chose ! Mais ce qui a été établi ne concerne que les Révélés. Sur le Don en lui-même, il n’existe aucune certitude. On ne sait rien ni sur son origine, ni sur une potentielle évolution. Or le Don n’a jamais rendu les Révélés fous, ni avides d’exercer leurs pouvoirs. Tout le monde le sait, ce sont des personnes inoffensives en harmonie avec la nature et l’élément qu’elles contrôlent. Cet homme était fou, et c’est par pur hasard qu’il a reçu le Don et utilisé son pouvoir à mauvais escient.

Le Sage Taaro prit la parole :

− Ce cas est-il vraiment isolé, ainsi que le roi Splendor l’a suggéré ?

Salysse sonda l’assistance du regard.

− Oui. Je crois qu’une affaire similaire de Révélé criminel ne serait pas passée inaperçue. Tout le continent a entendu parler du pyromane.

Le Dominant Dziats’ul haussa un sourcil. Ah oui, tout le continent sauf la Plaine. On aurait pu croire qu’en tant que nomades, les hybrides seraient friands de scandales de ce genre à commérer.

− En ce cas, reprit Taaro, je crois que nous pouvons en effet clore cette affaire sans hésitation.

Le Sage dut voir que Salysse n’était pas tout à fait convaincue par son ton catégorique, car il ajouta solennellement :

− Le Don est l’une des choses les plus imprévisibles de ce monde. Aucune personne n’est plus ou moins susceptible qu’une autre de devenir Révélée.

Si ce n’était pas Taaro en train de parler, Salysse aurait été tentée d’interrompre ici ce discours. Elle pressentait que la vieille nymphe ne prenait sa respiration que pour mieux poursuivre son laïus. Malheureusement, elle avait vu juste :

− Mais c’est aussi un des phénomènes les plus stables que je connaisse, autant que le cycle de la lune. On ne peut recevoir le Don qu’à l’adolescence, et selon sa race, le Révélé contrôle un élément différent. Ces deux règles n’ont jamais connu la moindre exception. Jamais, depuis que le Don existe. Et depuis quand le Don existe-t-il, Mère des nains ?

− Depuis toujours, répondit celle-ci en se prêtant au jeu.

Salysse ne trouva rien à redire. Soit, ces Dirigeants se fiaient un peu trop à son goût sur une idée complètement fausse, à savoir que certaines choses ne changeraient jamais. D’un autre côté, elle se devait d’accorder crédit aux paroles de Taaro et Gwalyn, de loin les personnes les plus savantes de leur petite assemblée. S’ils affirmaient que le Don n’avait jamais évolué, jamais commis la moindre exception, alors Salysse les croyait.

Tout de même, il y avait bien dû y avoir une époque où les gens n’auraient pas envisagé la disparition des Créatures de l’Ancien Temps. Et pourtant, aucune d’elles n’existaient plus désormais. Comme leur nom l’indiquait, elles appartenaient au passé. Les Révélés ne resteraient peut-être pas indéfiniment inoffensifs et en harmonie avec la nature.

Quoi qu’il en soit, ses confrères et consœur Dirigeants avaient raison sur un point : un cas isolé ne prouvait rien. À partir de deux, on pourrait commencer à se poser des questions. En attendant, Salysse avait d’autres choses à traiter. Le pyromane était enfermé à perpétuité, et le Don serait encore d’actualité lors de la prochaine Réunion. En revanche, ce n’était pas tous les ans qu’Archangelsk célébrait le cinquantenaire de la fin de la Grande Guerre.

− Comme vous le savez, il s’agit de décider aujourd’hui comment commémorer la cinquantième année de paix que nous connaissons. 

En amont de cette Réunion, Salysse avait pris bien soin de s’informer sur les habitudes commémoratives d’Helmer et des différents royaumes. Les nains et les humains aimaient les statues et autres monuments, les elfes et les nymphes préféraient les cérémonies, de préférence au clair de lune, et le peuple hybride affectionnait surtout les fêtes lors de grands rassemblements. Or, pour la première fois, il s’agissait de faire de cette commémoration quelque chose de commun aux cinq royaumes. Et c’était à la jeune reine Salysse qu’il incombait de prendre une décision, conseillée bien évidemment par tous les Dirigeants ici présents.

− Pourquoi pas un feu d’artifice dans chaque capitale ? proposa Splendor.

Le Dominant Dziats’ul avait l’air d’accord. Salysse se demanda si le centaure avait seulement déjà assisté à ce genre de spectacle. Elle le privait peut-être d’une grande découverte mais se devait de répondre au roi elfe :

− C’est impossible. À Zandiar, on ne lance des fusées que pour la naissance ou les noces d’une personne royale. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de mêler autre chose à cette tradition.

− Dans ce cas, dit Dziats’ul, j’aurais peut-être une autre proposition.

Comme le centaure ne poursuivait pas de lui-même, Salysse lui fit signe qu’il pouvait parler. Elle prit bien garde toutefois à n’accorder à l’hybride qu’un rapide coup d’œil. Chercher son regard lui faisait trop lever les yeux à son goût étant elle-même assise et lui bien plus haut qu’un cheval ordinaire. Salysse avait sa fierté.

Le centaure prit solennellement la parole :

− Les membres de mon conseil d’ambassadeurs ont déjà réfléchi à la question qui nous occupe, et se sont mis d’accord sur une manière unique de marquer le cinquantenaire de la paix. 

Comme il redevint muet à la fin de sa phrase, Salysse s’autorisa un léger haussement de sourcils. Fixant finalement son regard sur l’hybride, elle montra explicitement qu’il avait toute attention et hocha délicatement la tête pour l’inviter à poursuivre. Avait-elle été aussi agaçante dans sa manière d’intervenir lors de sa première Réunion ? Après ce silence bref mais inconfortable, le Dominant des hybrides se décida enfin à développer sa réflexion :

− Puisque la Grande Guerre se rapporte de plusieurs manières à un conflit entre les peuples mais surtout au sein même des royaumes, il semblerait symboliquement fort de marquer la cohésion qui règne à présent dans chacune de nos nations. Nous pourrions organiser des jeux.

À ce mot, tout le monde eut comme un sursaut inquiet.

− Pas des jeux comme nous en avons dans la Plaine, les rassura Dziats’ul.

Salysse sentit une vague de soulagement balayer son front. Les jeux du peuple hybride étaient des combats singuliers dont la seule règle était l’interdiction de toute arme quelle qu’elle soit. La plupart du temps, ces combats étaient amicaux. Mais occasionnellement, ils se terminaient, non pas par la reddition de l’adversaire, mais par sa mort pure et simple.

− Ce seraient plutôt des compétitions de toutes sortes, dans plusieurs domaines différents. 

En même temps qu’il parlait, son visage de jeune homme affichait une mine inquiète, comme s’il redoutait une réaction particulière de leur part à tous. En réalité, plus personne ne faisait trop attention aux propos du centaure. Évidemment, son projet était irréalisable, et c’était à Salysse de le lui faire savoir.

− Merci, Dominant Dziats’ul, d’avoir partagé cette idée avec nous. Malheureusement, j’ai bien peur qu’un tel rassemblement entre les différents royaumes ne soient bien trop fastidieux à mettre en œuvre.

Le centaure ne parut pas vraiment déçu, mais plutôt soulagé. Sans doute que lui aussi avait perçu l’absurdité d’une telle proposition mais que, ainsi qu’il l’avait laissé entendre plus tôt, ses conseillers l’avaient fermement enjoint de faire part de leur brillante idée au reste des Dirigeants. En voulant mettre l’accent sur l’unité de chaque peuple, Salysse soupçonnait même ces hybrides-là de viser davantage la supériorité de leur royaume dans une telle compétition.

− Et si, intervint alors la voix apaisante du Sage Taaro, nous faisions construire une statue ?

Salysse lui adressa un sourire reconnaissant.

− Mais une statue de qui ? demanda Splendor. Tous les Dirigeants qui ont ramené la paix ?

− Ce serait trop, dit la Mère des nains. Pourquoi pas seulement de ceux qui ont péri pendant la guerre ?

− Qui sont-ils ? s’enquit naïvement Dziats’ul.

Salysse ne pouvait pas vraiment lui en vouloir d’ignorer cela. En vérité, à part son propre arrière-grand-père, elle-même ne savait pas qui répondait à ce critère. Fort heureusement, la Mère des nains n’attendit pas de savoir qui d’autre dans la salle avaient des lacunes en Histoire et se chargea d’énumérer :

− Le roi Albrin, deuxième du nom, Dirigeant d’Helmer.

− Mon arrière-grand-père est mort au combat pendant la première année de la Grande Guerre, précisa Salysse avec une certaine fierté.

− Tout à fait, reprit la Mère des nains. Et le roi Nawell, quatrième du nom, Dirigeant de la Ruissolvie, est décédé au cours de la deuxième année.

Le vieux Taaro prit à nouveau la parole :

− Je pense qu’une statue du seul roi Albrin serait préférable.

− Mais non, voyons, répliqua Salysse. Helmer n’a pas à être le seul royaume représenté, la Grande Guerre a touché tous les peuples.

En réalité, elle n’était pas certaine de savoir exactement quel avait été le rôle des nymphes pendant cette guerre. N’était-ce pas à compter de ce temps-là que leur royaume avait cessé toute pratique des armes et du combat quel qu’il soit ?

− Ce n’est pas la question, lui répondit le Sage avec bienveillance. Le roi Nawell est mort loin de la guerre des suites d’une maladie de naissance. Il ne serait pas très honnête de lui ériger une statue à côté d’un glorieux combattant comme votre arrière-grand-père. Sans compter que la mort de Nawell marque surtout la fin de la grande dynastie de la Ruissolvie. Ce serait détourner un peu le but de notre commémoration, ne croyez-vous pas ?

Tout le monde ne tarda pas à se déclarer en faveur d’une magnifique statue à l’égérie du roi Albrin, deuxième du nom, qui s’élèverait ici-même à Zandiar. Comme cette question était réglée, Salysse s’enquit de la prospérité de chacun des royaumes et la Réunion prit un autre tournant. On commença à parler commerce et ressources. Salysse prit une grande inspiration. Elle savait pertinemment que les sujets s’enchaîneraient sans répit jusqu’à la fin de la journée.

Et plus tard, quand la lune rousse culminerait dans le ciel étoilé, brillant de mille feux, ils quitteraient la salle de la Réunion, rejoindraient le banquet dressé pour eux dans le grand hall de réception de l’aile Ouest du palais, et toutes ces sérieuses discussions seraient remplacées par de plus distrayantes. Ce serait à leurs ministres respectifs de se replonger dans tous les accords passés entre eux, les annonces faites à tel ou tel partenaire commercial, et de préparer la prochaine Réunion.

La paix demandait autant d’attention que la guerre, c’était ce que sa mère lui avait souvent dit. Ce fut donc avec beaucoup d’attention que Salysse s’appliqua à ne rien oublier pendant la Réunion en cours, tout en songeant, malgré elle, à la soirée qui les attendait déjà dans l’aile Ouest du palais.