Les croassements des corbeaux et le doux martèlement de la pluie sur la plaine avait depuis longtemps remplacé le fracas des armes, des cris de guerre et de la magie. L’atmosphère était lourde et chargée d’une puissante odeur de soufre. Le soir tombait lentement tandis que l’orage approchait. Au loin, on pouvait entendre les battements des tambours et la sonnerie des cors qui rappelait les troupes.
Le champ de bataille n’était maintenant plus qu’une immense terre boueuse et gorgée de sang, difficilement éclairée par un soleil gris pâle. La lumière blafarde baignait la scène d’une lueur macabre.
Des milliers cadavres aux faces blêmes contractées de souffrance étaient étendus dans l’herbe. Leurs yeux vides fixaient le ciel sans le voir et leurs membres brisés étaient semblables à ceux d’une poupées désarticulée qu’on aurait abandonnée là. Ecroulés les uns sur les autres, amis et ennemis mélangés, ils ne formaient plus qu’un amas de morts anonymes et putrides. Des larves de mouche rampaient sur leur peau glacée et une insupportable odeur de pourriture flottait dans l’air.
Au milieu de cette hécatombe, une fragile silhouette vêtue de noir se découpait sur le ciel d’orage. Titubante, affaiblie par ses blessures, elle enjambait les corps, évitait les flaques de sang et semblait chercher quelque chose. Difficilement, elle grimpa tout en haut d’une butte. Du haut de son perchoir, ses cheveux blancs flottant dans le vent du soir comme une bannière, elle contemplait le massacre en silence. Les larmes coulaient lentement sur ses joues, traçant des sillons dans la crasse qui lui collait à la peau.
Autour d’elle, les corbeaux semblaient rire de son malheur en dévorant avidement les restes pourrissants de ses soldats. Ils arrachaient les yeux, picoraient les joues, perforaient sans vergogne les poitrines de leur bec pointu et déchiquetaient les visages de leur serres.
Une bouffée de rage monta dans sa poitrine et une déflagration de pouvoir teinté de noir fit fuir les rapaces dans un concert de cris effrayés.
Quel calme, quelle immobilité…après la brutalité des combats, ce silence lui semblait assourdissant. En fermant les yeux, elle pouvait encore entendre les cris de douleur et les supplications. Les craquements des os et les hennissements terrifiés des chevaux.
Epuisée, endolorie, elle se laissa tomber à genoux dans l’herbe humide. A ses pieds, les cadavres s’empilaient les uns sur les autres dans un enchevêtrement de membres, d’ailes et de têtes. Des centaures, des loups-garous, des trolls, des elfes, des fées, des Seraphims et même des humains, baignant dans la boue, leur sang et leurs tripes. Elle en reconnut certains qu’elle appréciait, d’autres qu’elle méprisait. Quelques-uns qu’elle avait aimé comme des frères et d’autres à qui elle aurait volontiers tranché la gorge quelques heures plus tôt.
Mais qu’importe ce qu’ils avaient pu être de leur vivant. Amis, ennemis, amants, alliés, ils étaient tous morts désormais. Etendus à ses pieds comme un morbide sacrifice avec la même expression de douleur gravée sur le visage et le même regard fixé sur elle qui semblait lui demander pourquoi.
Pourquoi tant de haine ? Pourquoi tant de souffrance ? Pourquoi tant de morts ?
« Pour la liberté. Pour la vengeance. Pour la paix. »
Elle se répéta ses mots en serrant son pendentif dans sa main tremblante.
Vengeance. Liberté. Paix.
C’était son but et son rêve. Ce pour quoi elle pourrait tout sacrifier.
En relevant la tête, elle put voir émerger de la boue au milieu des cadavres, un étendard. Elle le reconnut quand même bien qu’il soit en piteux état. Noir et argent, brodé en son centre d’une étoile flamboyante, il représentait l’espoir d’une vie nouvelle. D’un monde en paix.
En cet instant, rien ne lui semblait plus vain.
Ils avaient remporté cette bataille, mais à quel prix ? Le monceaux de cadavres à ses pieds lui hurlait que ça n’en valait pas la peine. Elle sentait que l’enthousiasme de ses troupes faiblissait au même rythme que sa conviction de se battre pour une cause juste. Elle s’était engagée dans le combat en étant persuadée qu’elle était dans le vrai, que ses exigences étaient suffisamment légitimes pour entraîner une guerre. Elle n’était pas la seule à penser cela. D’autres l’avaient suivie, accompagnée, portée, encouragée. Des gens en qui elle avait confiance et qui comme elle, ne voulaient plus vivre dans la peur et l’oppression. Elle comprenait maintenant qu’aucune cause ne valait la peine que l’on sacrifie d’autre vie que la sienne.
Sorcière !
Monstre !
Fille du Démon !
Elle méritait tous ses surnoms. Ces injures qu’on lui avait craché au visage dès sa naissance et qu’elle avait appris à ignorer. Elle avait baigné ses mains dans le sang et vendue son âme afin d’être suffisamment puissante pour mener son combat à terme. Sa peau portait encore les stigmates de sa malédiction. On la craignait, on l’adulait, on la suivait et on mourrait pour elle. Elle ne le voulait pas. Elle souhaitait du plus profond de son cœur que la mort cesse de l’accompagner. Que son nom ne soit pas assimilé à ces massacres.
C’était trop tard. Elle était l’Insurrectrice. Elle devait lutter et sacrifier jusqu’à avoir atteint son but. Jusqu’à ce qu’elle n’ait plus rien d’autre que la satisfaction de trancher la tête de son ennemi et de voir son âme quitter son regard, sentir son souffle mourir dans sa gorge et son cœur s’arrêter à jamais.
Une odeur de fumée et d’encens monta dans l’air et elle tourna la tête. Au loin, ces soldats avaient commencé à dresser des bûchers funéraires et à creuser des tombes pour leurs amis. La cendre portée par le vent lui piqua les yeux et assécha un peu plus sa gorge. Elle était assoiffée d’avoir crié sans répit pendant des heures pour se faire entendre au milieu de l’atroce cacophonie des combats. Encourageant, guidant, organisant et dispersant son armée. Ses lèvres étaient sèches, gercées et un arrière-goût métallique persistait sur sa langue. La puanteur de la terre humide de sang et la moiteur de sa sueur sous ses vêtements de cuir lui donnèrent envie de vomir.
Ravalant ses larmes et sa nausée, attisant la flamme brûlante de sa colère, elle se redressa et reprit son exploration au milieu des dépouilles, cherchant les corps ou la trace de la présence de ses amis et généraux les plus proches. Appelant parfois leurs noms de sa voix rauque lorsqu’elle en trouvait la force.
Trouver les survivants. Soigner les blessés. Enterrer les morts et repartir au combat pour encore plus de tueries. Une routine horrible qu’elle avait fini par adopter.
Elle songea pendant un instant qu’elle n’en verrait jamais le bout. Que cette guerre durerait jusqu’à l’extermination totale du Monde de l’Ombre. Elle poussa un cri de désespoir, oublia de regarder où elle mettait les pieds et faillit trébucher. Elle se rattrapa de justesse à l’épaule d’un troll décapité et ne put retenir sa nausée. Elle s’écroula dans l’herbe et vomit en pleurant et hoquetant, implorant silencieusement quelqu’un – n’importe qui – de l’achever sur-le-champ, persuadée qu’elle n’aurait plus jamais la force de se relever.
Puis un chant funéraire s’éleva. Grave, rauque et bas, il résonna longuement dans la plaine. La solennité et la douleur qu’il transmettait firent trembler son cœur de désespoir juste avant que l’orage n’éclate pour de bon. Un éclair d’une blancheur aveuglante zébra le ciel comme une déchirure et la pluie redoubla d’intensité, effaçant les traces de pas dans la boue et les taches de sang sur son visage. Trempée et frigorifiée, elle aperçut au loin les reflets d’une chevelure cuivrée.
Alucard !
Elle se releva d’un bond et courut en direction du corps de son ami. Elle le dégagea à mains nues de l’amas de corps qui l’écrasaient, s’égratignant les paumes sur le tranchant des armures. Elle le prit dans ses bras en implorant le ciel, écarta ses mèches folles et pleines de boue de son front…
Ce n’était pas Alucard.
C’était un jeune loup-garou, lui aussi. D’une vingtaine d’année également, avec la même chevelure en bataille et les mêmes yeux jaunes et fluorescents, mais ce n’était pas son ami.
Elle poussa un soupir de soulagement, qu’elle regretta aussitôt. Coupable, elle embrassa le front humide et tuméfié, ferma délicatement les yeux du jeune homme en murmurant dans la langue de son père :
- Níl sa bhás ach an tús. Tosaíonn do thuras anois.
« La mort n’est que le début. Ton voyage commence maintenant. » Chaque espèce du Monde de l’Ombre avait sa propre formule funéraire. Elle se félicita de connaître celle des loups-garous.
Après un dernier regard désolé pour l’adolescent qui ne verrait plus jamais le soleil se lever, elle s’éloigna lentement, cherchant encore et toujours, les épaules voûtées, les yeux brûlants de larmes et le cœur empli de rage et de douleur.
Elle n’en pouvait plus. Elle ne tiendrait pas éternellement comme ça. Son cœur et son âme ne supporteraient pas plus de morts. Il fallait que cela cesse. Que chacun dépose les armes pour parler calmement autour d’une table. Mais ça ne serait pas possible tant qu’elle existerait et marcherait sur cette Terre, une épée à la main.
Elle voulait disparaître. S’évanouir dans l’air comme un fantôme.
Et pourtant, elle continuait de chercher.
WOW, ce prologue est juste incroyable !!!!
Quelle surprise, je ne m'attendais pas à un tel coup de foudre.
L'idée de commencer ton histoire sur un champ de bataille est génialissime, j'aime déjà beaucoup la narratrice avec ses doutes et son combat. Son surnom est très stylé, on a envie d'en savoir plus.
Enorme coup de cœur, tu as une sacré plume !
Une petite remarque :
"de la pluie sur la plaine avait depuis longtemps" -> avaient
A très bientôt (=
J’ai trouvé ce début incroyablement bien écrit ! J’ai tout simplement adoré ta plume et la justesse de ton vocabulaire. Pour le coup, c’est certain que ton début est accrocheur !
J’ai trouvé un petit oubli ( du moins il me semble ^^ )
*Des milliers de cadavres [...]. Il manquait le « de ».
Je pense pouvoir dire que le début est très percutant. Mais je me demande cependant s’il ne le serait pas plus sans les répétitions.
Si le vocabulaire est varié et qu’il n’y a pas de répétitions de mots, on retrouve quand même des paragraphes très similaires où le contenu décrit est le même.
Peut être que c’est volontaire pour marquer aussi le traumatisme du personnage parce que les memes images défilent sans cesse dans sa fête.
Mais je pense que tu peux tout autant traduire l’horreur de la scène en moins de mots, mais en accentuant les émotions (chose qui est déjà vraiment bien fait ici ! ). Je pense que ça rendrait le tout un peu plus percutant et mystérieux :)
Les descriptions sont top ! Rien à dire ;)
Mais sinon, vraiment un super début ! ( et d’ailleurs j’ai beaucoup aimé le résumé aussi !)
Désolée si ne m’y prends pas correctement, je viens tout juste d’arriver ^^
Voilà un prologue qui me donne l'eau à la bouche. Il est très bien écrit, très fluide, j'aime beaucoup ! Et puis, il me donne envie d'en savoir plus sur cette femme qui marche parmi les corps, sur le champ de bataille et qui semble culpabiliser d'être à l'origine de leur mort. Ca soulève pas mal de questions : qui est-elle ? Pour quoi se battent-ils ? Quels sont les camps ? Et quel est le lien de tout ceci avec le personnage principal, évoqué dans le résumé ? Je suis curieuse de le savoir !
Sinon, j'ai trouvé la description du champ de batailles assez réaliste et très imagées, même si je n'en ai pas ressenti tout l'horreur. Malgré les détails sinistres que tu nous donnes, c'est tellement joliment écrit que ça passe très bien. Et comme c'est vu du point de vue du personnage, je pense que ça se comprend ^^
J'espère, en tout cas, qu'elle va retrouver son ami, Alucard et qu'il n'est pas mort au combat, lui aussi. Ce serait trop triste pour lui et elle, sinon ><
Bref, je te laisse sur ces mots ! Je poursuivrai ma lecture donc tu me reverras sur la suite ^^
À tout bientôt !
Natsunokaze
Tu poses beaucoup de questions mais pour ne rien de spoiler je vais juste de conseiller de lire la suite ;). J'attends ton avis avec impatience.
C'est très intriguant ce prologue, on se demande bien ce qui a pu mener à cette guerre, et ce qui va en découler. Visiblement, yavait des soucis, et les conséquences vont être dures pendant longtemps avec autant de morts x)
J'ai beaucoup aimé ton écriture, très évocatrice mais sans que ça soit trop lourd, vraiment, c'est passé tout seul avec moi, c'était cool ! Juste une petite remarque :
"D’autres l’avaient suivie, accompagnée, portée, encouragées." encouragée
Bref, un prologue qui remplit très bien sa fonction et qui donne envie d'aller voir la suite ^^ Pluchouille zoubouille !
Merci pour ton commentaire, même si j'y réponds un peu tard (problème de connexion ^^').
J'espère que la suite va te plaire aussi. J'ai hâte d'avoir ton avis ;)
La suite arrive vite