La pluie tombait depuis près de trois heures sans marquer le moindre signe d’accalmie. Les gouttes martelaient les vitres des voitures comme si elles voulaient les briser et les flaques d’eau avaient maintenant la taille d’un petit étang.
Abrité sous l’auvent d’un arrêt bus, assis sur un banc de métal glacé, Julian Clever, dix-sept ans, attendait tranquillement que la tempête se calme, les écouteurs de son iPod enfoncés dans ses oreilles et une chanson de London Grammar à fond pour couvrir le bruit de la pluie.
Accessoirement, il attendait aussi que le bus scolaire vienne enfin le chercher pour l’emmener en cours.
Transi de froid et à demi-mort d’ennui depuis que le réseau de son téléphone l’avait lâché – sûrement à cause du déluge qui semblait vouloir engloutir Londres – Julian s’était résigné à observer les passants pour tenter de tuer le temps qu’il perdait là, assis sur ce banc décoré par des décennies de chewing-gum mâchés, abandonnés et momifiés depuis.
Les londoniens avaient à peu près tous la même allure sous leurs parapluies colorés. Malgré la violence des éléments qui se déchaînaient autour d’eux, ils affrontaient la situation le dos droit, les épaules en arrière et le menton haut avec le flegme le plus britannique. Julian était sûr que si la fin du monde débarquait cette après-midi, les anglais seraient capables de lui demander d’attendre que l’heure du thé soit passée pour les anéantir.
Malgré les sept ans qu’il avait passé à Londres, Julian avait toujours autant de mal à se sentir intégré à ce paysage urbain et gris. La ville, malgré le charme pittoresque de ses vieux bâtiments chargés d’histoire, de ses balcons ornés de géraniums en pleine noyade et de la Tamise qui serpentait entre eux avec son odeur de moisi, n’avait rien à voir avec les contrées emplies de magie de l’Ecosse où il avait passé son enfance.
Il se souvenait encore vaguement des landes vert émeraude, des lochs aussi scintillants que des miroirs et de la pluie fraiche et purifiante, chargée des parfums de la nature. Rien à voir avec la bruine glaciale qui noyait Londres en permanence, surtout en hiver, et qui dégageait une vague odeur de suie. Il avait aimé et aimait encore l’Ecosse pour le charme mystérieux qui l’entourait. Pour ses légendes fabuleuses, racontées autour d’un feu de camp par les anciens du village, au sourire édenté et au regard malicieux. Il adorait se rendre sur les lieux et champs de bataille légendaires qui avaient été foulés par d'anciens héros, glorifiés dans des poèmes épiques et réputés pour être magiques. Dans le nord de ce pays, tout semblait possible. Toutes les légendes, tous les mythes étaient vrais et personne ne venait gâcher cette ambiance de mystère par des réflexions terre-à-terre idiotes ou n’essayait de tempérer les imaginations débordantes par la logique scientifique. Là-bas, Julian s’était senti à sa place, proche d’un monde magique que ses yeux d’enfants lui avaient permis d’entrevoir.
A contrario le pragmatisme qui semblait régner en maitre partout ailleurs l’étouffait. Le monde était vraiment devenu beaucoup trop raisonnable. Et particulièrement déprimant. La moindre chose, même la plus insignifiante, pouvait désormais être expliquée et décortiquée. Il n’y avait plus aucun mystère dans la vie moderne. Julian avait même l’impression que les gens fuyaient l’imprévu, chassaient l’inattendu et refusaient ne serait-ce qu’imaginer que quelque chose de non-explicable scientifiquement, pouvait exister en ce bas monde.
Lui qui avait grandi en battant la campagne pour tenter d’attraper une fée et qui s’était baigné dans le Loch Ness pour surprendre le monstre qui s’y cachait, se sentait en décalage avec cette société moderne qui n’était pas tendre avec les rêveurs, les tourant en ridicule, étouffant leurs voix et pétrissant leurs esprit trop libéré pour les faire entrer dans le moule. Il avait parfois l’impression d’être pris en otage par une bande fanatiques de la logique et qu’un mot de travers de sa part pourrait lui couter la vie. Ou du moins, sa réputation à l’école, ce qui était plus ou moins équivalent du point de vue d’un ado normal. Il leva les yeux vers le ciel gris, envahi en permanence par les nuages et poussa un profond soupir.
C’est en rebaissant les yeux qu’il la vit.
N’importe qui ne se serait pas attardé sur la petite silhouette frêle qui se découpait sur le trottoir et aurait tout bonnement passé son chemin sans s’interroger davantage. Mais Julian, qui s’ennuyait à mourir dans ce monde qui prenait un malin plaisir à nier toutes les formes d’étrangeté possible, avait développé un sens aigu de l’observation pour repérer la moindre petite trace de ce qui pourrait être surnaturel autour de lui. Des objets qui disparaissaient sans raison, une maison à l’air hanté, un bruit incongru, un chat au regard trop intelligent, un passant avec une allure bizarre. Rien de ce genre ne lui échappait. L’étrange semblait l’attirer comme la lumière fascine les insectes. Et la jeune fille qui se tenait sur le trottoir d’en face accrochait son regard comme un aimant.
Pourtant, elle n’était pas spécialement remarquable. Elle ne devait pas avoir plus de seize ans, dépassait difficilement les 1m60 et sa tenue noire et grise semblait avoir été faite pour se camoufler parmi les vieux bâtiments. Ses cheveux châtain sombre qui lui arrivaient au menton paraissaient avoir été coupés au sécateur et coiffé avec un pétard. Elle avait la peau diaphanes de ceux qui ne voient pas souvent le soleil et recouverte de taches de rousseur au niveau du nez. Même son visage était banal, sans aucun trait, ni aucune marque pouvant la démarquer d’une autre fille.
Non vraiment, elle n’avait rien d’exceptionnel. Mais c’était justement cette absence d’originalité, cette volonté criante de passer inaperçue qui titilla la curiosité de Julian. On ne cherche pas à se faire discret sans une bonne raison. Elle cachait quelque chose, il en était sûr. Son instinct lui hurlait qu’il ne serait pas tranquille avant de savoir quoi.
C’est seulement lorsqu’un coup de tonnerre retentit et que la pluie redoubla d’intensité qu’il réalisa ce qui clochait.
Malgré l’absence de parapluie ou de protection au-dessus d’elle et le déluge qui lui tombait sur la tête, la fille était complètement et parfaitement…sèche. Ses cheveux ne tombaient pas mollement sur son front humide, ne se collaient pas à ses tempes, ni frisottaient autour de ses oreilles contrairement à ceux de Julian qui commençaient doucement à se rapprocher de la toison d’un mouton. Ses vêtements n’étaient pas détrempés comme des serpillères, dégoulinant de flotte, ni pendant misérablement sur son corps. Ils n’étaient même pas humides. Aucune goutte ne s’accrochait à ses cils ou ne s’écoulait doucement sur son visage. Pourtant, la pluie ne l’évitait pas. Elle lui tombait dessus avec la même indifférence que sur n’importe quel autre passant. On aurait plutôt dit que l’eau disparaissait juste avant de la toucher. C’était parfaitement insensé.
Mais Julian adorait ce qui était insensé.
Ce fut lorsque ses grands yeux, du même gris orageux que le ciel, croisèrent les siens qu’un éclair le traversa, cristallisant sa conviction d’assister à un événement extraordinaire. De loin, il discerna vaguement ses traits et son regard gris qui scintillait dans la semi-pénombre comme celui d’un chat dans la nuit. Ses yeux-là dissimulaient un secret trop lourd à porter qui donnait un air froid et triste à l’inconnue.
La jeune fille, de son côté, lui accorda presque autant d’attention qu’à un poteau électrique abandonné sur le bord d’une route. Son regard glissa sur lui sans vraiment le voir, comme s’il faisait partie du paysage. Elle semblait s’ennuyer mais en même temps, attentive. Elle balayait les environs du regard avec l’air de chercher quelque chose sans réellement penser le trouver ici.
Comme dans un rêve, Julian se redressa lentement dans l’idée de se lever pour aller lui parler sans même savoir comment engager la conversation. Mais ça n’avait aucune importance. Il se fichait bien de sembler impoli, il voulait juste entendre sa voix, qu’elle le regarde dans les yeux, qu’elle le voit vraiment. Il voulait s’assurer qu’elle était bien là, dans cette rue avec lui et pour comprendre l’origine du miracle qui la maintenait au sec alors que le reste de la ville se faisait asperger par le ciel et grelottait de froid. S’il lui parlait, alors son existence deviendrait réelle. Elle ne serait pas juste une sorte d’apparition fantomatique qu’il aurait pu inventer pour se distraire comme ça lui était déjà arrivé.
Mais au même moment, un immense camion surgit de nulle part à toute vitesse pour s’interposer entre lui et la mystérieuse jeune fille aux yeux tristes dans un crissement de pneus et une forte odeur de gomme brûlée. Julian retint une exclamation à limite entre l’indignation d’être interrompu ainsi dans son élan et la peur de se faire écraser. Dans un dérapage qui démontrait clairement une absence totale de maitrise de son véhicule de la part du conducteur, ce bruyant élément perturbateur disparut au coin de la rue après un dernier coup de klaxon retentissant qui aurait pu réveiller un cimetière.
Non sans avoir incendié le conducteur dans sa tête en le traitant notamment de casseur d’ambiance, Julian attendit de ne plus entendre les pétarades du moteur pour se tourner à nouveau vers la fille.
Mais elle avait disparu.
Le cœur de Julian manqua de s’arrêter dans sa poitrine. Il se leva d’un bond et la chercha des yeux. Rien. A part lui et quelques pigeons abrités sous un porche, la rue était déserte. En quelques secondes, son imagination débordante s’enflamma et un pic d’adrénaline se répandit dans ses veines. Sa respiration s’accéléra brusquement et il s’apprêtait à s’élancer à la poursuite de l’inconnue peu importe où elle avait pu aller quand soudain…
…le bus arriva, accompagné d’une petite sonnerie de cloche qui brisa nette l’ambiance de mystère qui s’était installée et coupant court à la montée d’enthousiasme de Julian. Le jeune homme retint de justesse un cri d’exaspération. Les véhicules semblaient réellement s’être ligué contre lui ce matin !
Mais alors qu’il s’apprêtait à ignorer royalement le regard insistant du chauffeur qui attendait qu’il daigne monter à bord, pour se lancer à la poursuite de la fille disparue, il se souvint de la colère de ses parents si l’un d’entre eux apprenaient qu’il avait manqué ne serait-ce qu’une minute de cours et l’invariable punition qui s’en suivrait. Une fille qu’il n’était pas complètement sûr d’avoir bien vue, en valait-elle la peine ? Qui sait s’il ne l’avait pas tout bonnement pas inventée comme ça lui arrivait souvent par le passé.
Cours, lui hurla son cœur tambourinant. Reste, lui souffla sa raison.
Un orage tout aussi grondant que celui au-dessus de sa tête faisais rage dans son esprit. Deux camps s’affrontaient dans une lutte acharnée. D’un côté, son insatiable curiosité et son envie débordante d’aventures qui le poussaient à faire toutes les folies, du moment que ça le distrayait de la monotonie de la vie. Et de l’autre, le souvenir des derniers cinq mois de privation de sortie que lui avaient collé ses parents. Tout ça parce qu’il avait manqué une journée à l’institut pour pourchasser un vieux monsieur qui lui avait semblé étrange dans toutes les rues de la ville.
Pour mériter une telle attention, le vieil homme en question avait fait tomber un sol, un étrange objet délicatement ouvragé, long d’une vingtaine de centimètre et brillant d’un éclat argenté, taché de rouge à la pointe. Cet objet ressemblant furieusement à un poignard taché de sang, avait suffi à susciter l’intérêt de l’adolescent qui avait donc suivi le vieil homme toute la journée pour voir ce qu’il comptait en faire. Ledit objet s’était finalement révélé, à la grande déception de Julian, n’être qu’un simple coupe-papier ancien, mais un peu rouillé que son propriétaire voulait faire nettoyer.
Ce n’était pas tant que Julian ait poursuivi un pauvre septuagénaire pendant toute une après-midi qui avait scandalisé les parents. Ni qu’il ait séché les cours (il aurait pu aisément rattraper ce minuscule retard). Mais plutôt qu’il l’ait fait dans le seul but de découvrir si le vieux monsieur était en réalité un assassin en mission ou (pourquoi pas) un sorcier pratiquant la magie noire.
Ils avaient qualifié son comportement de puérile, d’idiot, de stupide et d’indigne d’un jeune homme de son âge et l’avaient sévèrement puni pour lui passer l’envie de recommencer. Malgré les années écoulées depuis cet incident, Julian se souvenait encore de l'amertume de la déception et de la punition. Certaines choses devaient peut-être mieux rester indéfinies pour ne pas perdre de leur charme.
La raison finit donc par remporter son combat intérieur, et à regret, il renonça.
Avant de monter, Julian scruta une dernière fois la rue, le cœur battant, cherchant le moindre signe qu’il n’avait pas rêvé de cette apparition fantomatique. Un minuscule prétexte pour échapper au supplice de finir sa journée dans une salle de cours à faire semblant d’écouter et prendre des notes de manière mécanique. Mais il n’y avait plus aucune trace de la présence de la jeune fille, ni aucun indice pour lui permettre de déterminer de quel côté elle pouvait bien être partie.
Elle semblait s’être volatilisée dans un coup de vent.
L’apparition et la disparition furtive de cette fille occupa toute l’intention de Julian pendant l’entièreté de son trajet jusqu’à l’institut. Il se repassait en boucle la vision éphémère de ses grands yeux sombres et tristes, sa silhouette fragile mais inébranlable face au vent qui balayait la rue et l'expression lointaine de son visage. L’avait-il réellement imaginé ?
De l’autre côté de la vitre, la pluie ne faisait toujours pas mine de s’arrêter. Il repensa à la façon dont les gouttes évitaient la jeune fille. Comme deux aimants de pôle opposé. N’importe qui aurait considéré cela comme la preuve irréfutable que ce n’était qu’une illusion. Un mirage créé de toute pièce par son esprit encore embrumé par le sommeil.
Il était déjà arrivé à Julian d’avoir des visions. De petites apparitions furtives qu’il apercevait du coin de l’œil l’espace de quelques instants. Une femme avec un bec d’oiseau à la place du nez, un homme à la peau bleue, un enfant couvert d’écaille ou un chien avec des cornes. Mais il suffisait qu’il concentre son attention dessus pour que ce qu’il avait pris pour des créatures mythiques se révèlent être une vieille dame au nez crochu, un peintre en bâtiment éclaboussé de peinture, un gamin en déguisement ou encore un chihuahua avec un serre-tête.
Lorsqu’il était plus jeune, ces chimères l’avaient mis dans d’innombrables situations embarrassantes puisqu’il ne pouvait pas s’empêcher de leur courir après pour découvrir leur origine, quitte à finalement essuyer une profonde déception. En grandissant, Julian s’était résigné à garder sa passion de la magie et du surnaturel pour lui, et si aujourd’hui encore, il lui arrivait d’apercevoir entre deux battements de cils, un oiseau à trois yeux ou un petit homme avec des sabots à la place des pieds, ces visions ne persistaient jamais très longtemps et l’insipide réalité reprenait rapidement ces droits.
Le bus finit par s’arrêter devant un bâtiment ancien, rendu grisâtre par la pluie.
L’institut français Victor Hugo, situé sur la rue Brook Green, ressemblait à un ancien manoir avec sa façade de pierre rouges, ses grandes fenêtres aux encadrements d’un blanc immaculé et le charmant jardin fleuri qui l’entourait. Mais en réalité, c’était une prestigieuse école privé de Londres dans laquelle ses parents l’avaient expédié plus ou moins sans son consentement, dans l’espoir qu’on parvienne à raccrocher les pieds sur Terre.
Julian n’aimait pas cette école. Il ne se sentait pas à sa place parmi tous ses étudiants passionnés de biologie et de physique qui passaient leur temps libre à reprogrammer les ordinateurs de la salle d’informatique ou à faire exploser des éprouvettes en cours de chimie. Tous ces petits génies, gosse de riche et pourris gâtés, étaient sûrement les pires spécimens de personnes avec lesquelles Julian ne pouvait absolument pas s’entendre.
En descendant du bus, il se fit néanmoins sauter dessus par un grand jeune homme à lunette avec des tâches de rousseurs jusqu’aux oreilles et un sourire lumineux. En un clin d’œil, il reconnut Lewis Turner, le seul garçon de l’institut qu’il s’était permis de considérer comme un véritable ami.
Complètement décalé dans son genre, un peu fou sur les bords, Lewis arborait en permanence un sourire sympathique qui le rendait facilement abordable. Malgré sa passion inconditionnelle pour la science, il ne dénigrait pas les phénomènes inexpliqués et considérait les légendes comme des indices pouvant mener à la découverte de nouvelles espèces. C’était qui avait poussé Julian à se rapprocher de lui.
Les deux garçons s’adressèrent un sourire complice avant de se ruer à l’intérieur du vieux bâtiment pour ne pas finir totalement trempés. Leurs uniformes étaient déjà un peu humides lorsqu’ils retirèrent leurs imperméables et leurs chaussures faisaient un bruit humide d’éponge trempée lorsqu’ils posaient le pied par terre. En marchant en direction de leurs casiers, les adolescents débattirent de sujets insignifiants comme le dernier match de foot ou le résultat de leur prochain examen. Ou encore la météo.
- Sale temps, pas vrai ? déclara Lewis en sortant un énorme manuel de science et physique de son casier.
- A qui le dis-tu ?
Julian songea à parler à son ami de la fille de l’arrêt de bus pour avoir son avis. Il était presque sûr que Lewis pourrait lui expliquer même sans être sur les lieux, comment elle avait pu parcourir plusieurs dizaines de mètres en quelques secondes sans qu’il ne la voie disparaître. Mais il renonça. Il n’avait encore jamais parlé à son ami des nombreux effets d’optiques et autres mirages auxquels il était sujet dans son enfance et dont il faisait encore les frais aujourd’hui. Non pas parce qu’il avait peur qu’il se moque de lui – ce n’était clairement pas le genre de Lewis – mais plutôt parce qu’il craignait que son ami fana de science trouve une explication logique et rationnelle à ces étranges phénomènes. Il préférait espérer que ce n’était pas seulement son cerveau qui lui jouait des tours mais qu’il existait encore bel et bien de la magie cachée quelque part. Décidant qu’ils auraient tout le temps de parler d’évènements étranges plus tard, Julian suivit Lewis presque automatiquement lorsqu’il prit la direction de leur salle de cours.
C’est seulement en entrant en classe que l’impression que quelque chose clochait repris Julian avec encore plus de violence qu’à l’arrêt de bus. Il se désintéressa de ce que lui disait son ami pour observer attentivement la salle.
A première vue, il n’y avait rien d’inhabituel. Comme à l’ordinaire, alors que le professeur n’était pas encore arrivé, les élèves bavardaient gaiement entre eux, le bruit de leurs rires et de leurs voix formant un brouhaha joyeux, respirant l’insouciance. Par une curieuse loi universelle qui régentait la répartition des genres, la classe était séparée en deux groupes bien distincts. D’un côté, il y avait les filles, rassemblées en petits groupes d’amies qui gloussaient d’un air conspirateur, tandis que de l’autre, les garçons se tapaient dans le dos avec énergie en riant à gorges déployées. Ils jetaient de temps en temps un regard qui se voulait discret du côté féminin de la salle.
Et au milieu de tout ça, tranquillement assise à une table qui n’était pas la sienne, se trouvait l’inconnue de l’arrêt de bus.
Julian manqua de peu de s’étrangler avec sa propre salive.
Il n’y avait pas d’erreur possible, c’était bien elle. Même si elle n’arborait plus le même air triste que lorsqu’il l’avait croisé sous la pluie battante, elle avait la même moue boudeuse et les mêmes yeux gris, qui semblaient encore plus troublés sous la lumière crue des néons.
Julian n’en revenait pas. Comment avait-elle pu arriver ici avant lui à pied ? Comment avait-elle disparue dans la rue ? Et surtout, que faisait-elle là ? L’année scolaire avait commencée depuis presque cinq mois et c’était bien la première fois que cette fille faisait son apparition dans cette classe. Si une nouvelle élève devait arriver en cours d’année ou si elle devait simplement changer de classe, les enseignants les auraient prévenus longtemps à l’avance et ça aurait été l’événement du mois.
En plus, elle était assise à la table d’une autre élève, prénommée Ophélia O’Neill si ses souvenirs étaient bons. Cette dernière était manifestement absente ce matin. C’était étonnant sachant qu’elle avait la réputation d’être une bosseuse invétérée qui aurait préféré s’arracher un bras elle-même avec du fil dentaire plutôt que de rater un seul cours.
Le plus étonnant dans tout ce cirque, était que cela n’avait pas l’air de déranger qui que ce soit. Personne ne semblait avoir remarqué la présence incongrue de cette fille, hormis Julian. Alors certes, ses camarades n’étaient pas les personnes les plus attentives du monde (surtout lorsqu’un enseignant se mettait à parler), mais la présence d’une parfaite inconnue dans leur environnement proche aurait tout de même dû susciter leur intérêt.
- …et c’est ainsi que j’ai finalement couché avec mon grand frère, déclara subitement Lewis en haussant légèrement la voix.
- Hein, quoi ?
Il se toura vers Lewis qui le regardait d’un air amusé, les yeux pétillant de malice. Julian réalisa qu’il n’avait pas écouté ce qu’il lui avait dit depuis qu’ils étaient entrés en classe, tellement il était absorbé par l’apparition de la mystérieuse fille. Mais la dernière phrase n’avait aucun sens, car si Lewis était bien gay, il n’avait pas de frère.
- C’était une blague, t’inquiète, le rassura le jeune homme. Je voulais voir si tu m’écoutais.
Non, Julian n’avait effectivement rien écouté mais Lewis, habitué à ce que son ami s’égare dans ses pensées ou n’oublie totalement une conversation pour se plonger dans la contemplation d’une imperfection dans le sol, ne lui fit aucun reproche. La psychologue que Julian avait été forcé à fréquenter beaucoup trop souvent à son goût pendant sa jeunesse avait appelé cela « le déficit d’attention ». L’adolescent l’avait pris comme une insulte qui le qualifiait de bête ou de débile.
Le voulant pas se montrer mal poli, il fit donc un effort pour se reconcentrer sur ce que disait Lewis tandis qu’ils se dirigeaient vers le fond de la classe en direction d’un groupe de garçons. Ils étaient plongés dans un débat très animé sur les possibilités d’évolution qu’offraient la quête numéro X de leur nouveau jeu vidéo préféré.
En bon geek, fan de nouveautés informatique, Lewis se joignit facilement à la conversation en glissant une remarque pertinente et en adressant un sourire lumineux au reste du groupe. Julian ne fit aucun commentaire et s’assit à sa place en silence pour ne pas se faire remarquer. Cette discussion ne l’intéressait absolument pas. Il se permit donc de replonger dans la contemplation muette de l’inconnue qui n’avait pas bougé de sa position initiale. Encore une fois, il s’étonna d’être le seul à s’interroger sur sa présence ici et de ne pas entendre les murmures curieux ou moqueurs de ses condisciples, notamment sur sa drôle de tenue.
Au lieu de l’uniforme réglementaire, chemise blanche, veste noire brodée de rouge aux ourlets et marqué du blason de l’institut au niveau du cœur, jupe à carreaux rouges et verts hideux et cravate assortie, elle portait une sorte de sweat-shirt sombre et informe avec une large capuche, couplé à un pantalon de cuir pourpre orné d’étranges sangles. Le tout était maintenu en place par une large ceinture à laquelle pendaient plusieurs petites bourses et mini-sacoches ainsi qu’un impressionnant trousseau de clés. Elle portait également de grosses chaussures à semelles très épaisses pareilles à celles qu’utilisaient les randonneurs en haute montagne. Confortablement installée sur sa chaise, elle avait posé ses pieds sur son bureau et rejeté la tête en arrière pour fixer le plafond avec attention.
Sa position, parfaitement inadaptée au règlement de bonne conduite de l’institut, n’avait pas non plus l’air de déranger grand monde. Julian avait l’impression d’être le seul à l’avoir remarqué. Vraiment, tout cela était beaucoup trop bizarre pour être normal. Mais alors qu’il s’apprêtait à ouvrir la bouche pour demander à Lewis si lui aussi voyait une inconnue à la place d’Ophélia, celui-ci le devança :
- Bah alors mon vieux, qu’est-ce que t’as à fixer O’Neill comme ça ? Elle t’a tapé dans l’œil ?
Cette remarque peu subtile fut accueillie par le reste de leur groupe d’amis par un éclat de rire général un peu idiot qui tout de même eut le mérite de sortir Julian de sa contemplation interloquée de cette drôle de fille. Il se tourna vers son groupe d’amis qui le fixait d’un air attentif quand les paroles de Lewis firent tilter quelque chose dans son esprit.
- Qui ça ? commença-t-il prudemment pour ne pas se ridiculiser.
- Bah, t’arrête pas de la fixer depuis qu’on est entré dans la salle, répondit patiemment Lewis en pointant discrètement du doigt la fille qui n’était pas du tout Ophélia. Elle te plait, non ?
Eberlué, Julian ne trouva rien à répondre à cela. Il se tourna à nouveau pour observer discrètement l’étrangère en se demandant ce qui clochait chez lui. Avait-il donc accordé si peu d’attention à la pauvre Ophélia auparavant pour aller jusqu’à complètement oublier son visage ?
Se souvenant brusquement que ces amis attendaient encore une réponse, il finit par répondre en haussant les épaules de son air le plus décontracté :
- Je ne sais pas. Elle est un peu trop sérieuse à mon avis. Mais pas vilaine.
Réponse simple, sans sous-entendu particulier qui sembla satisfaire pleinement ses condisciples qui se replongèrent alors dans leur passionnant débat sur la manière adéquate dont il fallait utiliser le Cristal de feu du Niveau 34 pour créer la clé de l’Enfer permettant d’atteindre le palier suivant sans devoir affronter le boss final. Julian ne fit même pas mine de s’y intéresser et recommença à espionner discrètement la nouvelle version d’Ophélia par-dessus son classeur de science.
Il continua son observation jusqu’à ce que leur professeur de science, un vieil homme chauve avec un début de goitre qui le faisait ressembler à un pélican, ne fasse son entrée. En retard comme à son habitude. Julian fut presque soulagé de le voir arriver. Peut-être que M. Gantzman lui aussi ignorait tous des raisons de sa présence dans leur classe et lui demanderait de leur expliquer ce qu’elle faisait ici. Lui, il pouvait être certain qu’il se souvenait à quoi ressemblait Ophélia O’Neill.
Pourtant, et malgré sa réputation de pouvoir repérer un élève inattentif de dos, les yeux fermées, et les oreilles bouchées, Gantzman passa à côté de l’intruse sans lui accorder un regard. Il ne s’offusqua pas le moins du monde sur sa tenue, ni sur sa posture et ne sembla d’ailleurs même pas les remarquer. Julian pensa devenir fou. Il avait déjà vu son professeur de science manquer de peu de faire un AVC à cause d’un chewing-gum en cours. Comment pouvait-il simplement fermer les yeux sur une entorse aussi ostentatoire au sacro-saint règlement de l’institut ?
Visiblement il pouvait, car il monta sur l’estrade pour commencer son cours avec un naturel amplement partagé avec le reste de la classe. Julian était stupéfait.
Il regarda tout autour de lui en se demandant si c’était un monstrueux canular ou s’il était juste le seul à ne pas être au courant d’un potentiel échange scolaire avec un autre pays. Cette fille pouvait très bien avoir échangé sa place avec Ophélia pour un mois ou deux. Après tout, l’institut était très fier du large panel de choix de voyages à l’étranger qu’elle offrait à ses élèves.
Mais si c’était le cas, pourquoi Lewis lui avait-il demandé s’il était tombé amoureux d’Ophélia ? Est-ce qu’il les avait confondues ? Après tout, Lewis n’était pas quelqu’un de particulièrement soucieux des visages et avait vite tendance à s’emmêler les pinceaux entre apparences et noms.
Non, c’était beaucoup trop tiré par les cheveux. Il fallait qu’il parle à cette fille pour comprendre le fin mot de cette histoire sans queue, ni tête. Mais puisque le cours avait commencé, il devait prendre son mal en patience. Pendant plus d’une heure. Une véritable torture ! Julian trépignait sur place, ne prêtant pas la moindre attention à ce que baragouinait l’enseignant, complètement indifférent à l’ambiance studieuse qui s’était installé et au grattement des plumes sur le papier. C’est à peine s'il clignait des yeux pour s’assurer qu’ « Ophélia » ne disparaitrait pas à nouveau dans un battement de cils.
J'ai bien aimé ce chapitre et surtout découvrir Julian à qui j'arrive très bien à m'identifier, même s'il est un garçon ^^ J'aime son côté rêveur, son désir de découvrir que la magie existe toujours et son désespoir de voir tout être rationalisé, décortiqué et expliqué. C'est exactement ce que je regrette dans notre monde d'aujourd'hui. Il n'y a plus de mystère, plus de magie et donc, plus de rêves. C'est triste et morne donc je comprends totalement qu'ils se perdent dans ses fantaisies ! Bon, par contre, il pousse le trait très loin. Jamais je ne me mettrais à suivre quelqu'un tout une journée pour vérifier si c'est bien un tueur ou un elfe égaré xD Faut pas abuser xD Mais ça lui donne un petit côté fou intéressant et puis, on sait qu'il n'a pas tant tort que ça. Je pense même qu'il doit avoir une sorte de sixième sens qui lui permet de voir à travers le voile de la réalité, même si ce n'est que pour une ou deux seconds. Du coup, il a l'impression de s'imaginer des choses mais en fait... (Ou alors, c'est moi qui m'invente des trucs x)
J'aime aussi son ami, Lewis =) Il m'a l'air aussi simple que sympa, pas dans le jugement et ouvert d'esprit ! L'ami qu'il lui fallait, en gros x)
Enfin, la mystérieuse fille qu'il voit, d'abord dans la rue, puis dans sa classe... je pense que le doute n'est plus permis : elle n'est pas normale xD Pour le coup, il a eu du nez et je pense que sa chasse va être bonne, même si je crains qu'il s'attire de graves ennuis >.< Mais d'un autre côté, comme il est le seule à la voir telle qu'elle est, je pense que j'ai raison de penser qu'il a une sorte de pouvoir, ou une sorte de sixième sens que les autres ne possèdent pas. M'est avis que la fille va être surprise quand elle comprendra qu'il la voit telle qu'elle est, au lieu d'être affecté par sa magie x)
Sinon, ton chapitre est vraiment bien écrit, j'ai aimé tes descriptions, je trouve que tu as bien su esquisser ton personnage principal. Il a une personnalité bien à lui et il fait un ado crédible x) Bref, il me donne envie de suivre ses aventures !
Seul bémol, les virgules. Il y en a plusieurs que je trouve inutile et qui coupent tes phrases de manières assez maladroite.
Ex : "Tout ça parce qu’il avait manqué une journée à l’institut pour pourchasser, un vieux monsieur qui lui avait semblé étrange, dans toutes les rues de la ville."
=> Pourquoi mettre une virgule après "pourchasser" ? Même celle après "étrange" me semble superflue. Je pense que tu devrais tourner ta phrase autrement pour lui rendre sa fluidité. Perso, je déplacerai "dans toutes les rues de la ville" et je le mettrais après "pourchasser". Ainsi, tu n'as plus besoin des virgules. Mais je te laisse seule juge =)
Voilà, je repasserai lire la suite pour savoir ce que va faire Julian (une bêtise, sans doute x) et pour te donner mon avis !
À bientôt !
Natsunokaze