Prologue

   Le chevalier rouvrit les yeux. Il était au sol, sur l’herbe verte, la tête un peu enfoncée dans la terre par l’impact. Autour de lui, il y avait quelques gravats du mur qu’il venait de traverser. Il se releva avec peine. L’armure aux ornements blancs était écrasée en différents endroits du corps, et n’allait pas régénérer tout de suite : la nuit était à son apogée, la Lune brillante remplaçant son astre bien aimé. Le manteau de plumes vertes sur ses épaules était déchiré ; son bouclier gisait à terre en mille morceaux. Il fit un tour sur lui-même, cherchant son épée. Il essaya de reprendre conscience de ce qui venait de se passer. Il se retourna et regarda le temple solaire, où un trou béant était apparu au premier étage de sa façade Ouest. Trou qu’il venait de traverser, propulsé par son redoutable adversaire. La bâtisse de pierre blanche montrait de lourdes séquelles. Le combat n’était pas fini, et d’ici, les hurlements et les bruits de pierres cassées étaient suffisants pour en mesurer l’importance. Les murs du temple commençaient à s’effriter, et de longues fissures partaient des fondations. Le spectacle était désolant.

  Soudain, on entendit un bruit horrible de craquement, un cri qui déchira la nuit, et du trou béant de la façade Ouest, un autre chevalier s’envola dans la nuit, et vint s’écraser dans l’herbe proche.

   Le premier chevalier accouru vers lui, épée à la main. L’armure rougeâtre du deuxième était couverte de sang ; du sang rouge, le sien, et du sang violet, celui du monstre. Le chevalier blanc s’agenouilla près de son comparse, et le retourna. Il lui manquait une jambe, l’avant bras gauche, et l’armure au niveau de son abdomen était enfoncée. Pourtant, il était encore vivant. Relevant sa tête, l’homme en rouge dit d’une voix mourante :

   — Est-ce que tu puis retirer mon heaume ?

   Sans rien dire, le chevalier blanc s’exécuta, et tira sur le casque en fer, qui vint facilement. Cela ne voulait dire qu’une chose.

   — Alors je suis prêt à mourir.

   — Robert… soupira le chevalier blanc.

   — Non, point de sentiments. Je suis prêt à mourir. J’ai combattu du mieux que j’ai pu. Philibert est toujours en train d’en découdre. Rejoins-le, et abattez la bête. Qu’elle ne s’en prenne pas à la population.

   Robert tourna alors la tête vers l’abbaye aux hommes, où le peuple était pour l’instant protégé par le dôme.

   Le chevalier blanc regarda le temple, et commença à se relever. Robert le retint de sa main valide par le poignet.

   — S’il te plait, abrège mes souffrances.

   Le chevalier blanc le regarda, prit son épée à la poignée blanche. Il posa la pointe au niveau du cœur, au dessus du Soleil rouge qui décorait l’armure, et d’une simple pression, la lame traversa l’armure et sépara le cœur en deux. Robert eut un dernier spasme, et s’éteignit.

   Le chevalier blanc regarda une dernière fois son compagnon d’aventure.

   Repose en paix.

   Il se retourna alors vers le temple, où le combat continuait. N’ayant plus de bouclier, il prit son épée à deux mains, et couru vers le lieu de culte. Le poids de l’armure ne se faisait pas sentir ; de puissants enchantements et incantations la rendaient exceptionnelle : en plus de son pouvoir régénérant, elle était légère comme une plume pour son porteur, et d’une matière tellement dure que seule sa propre épée pouvait la traverser.

   Le chevalier passa l’arche de la porte principale qui menaçait à tout moment de s’effondrer. Plusieurs paladins novices baignaient dans leur sang au niveau du hall, morts pour les plus chanceux, décharnés pour les plus infortunés. Ils gisaient un peu partout, au milieu des débris de pierre et de bois. On entendait au dessus le grincement des poutres sous le combat, et les murs de pierre qui travaillaient.  De la poussière blanche tombait du plafond.

   Le chevalier blanc n’avait pas le temps d’abréger à tous leurs souffrances. Il reconnu cependant dans le tas l’armure bleu d’Alexandre : son Soleil en son centre était toujours rouge, mais rouge de son propre sang.

   Il se dirigea vers l’escalier le plus proche ; sur la pierre blanche, il y avait des taches écarlates, des corps propulsés avec une telle force que des casques en fer s’étaient plantés dans la pierre, avec les têtes qu’ils contenaient. Le chevalier monta le colimaçon, mais en son plein milieu, il manquait une partie qui s’était effondrée sous le poids du combat. Il recula de quelques marches, et au prix de ses forces et d’un élan bien pensé, il arriva à sauter le mètre qui le séparait du reste de l’escalier. Alors il grimpa les dernières marches et arriva à l’étage, où le combat continuait. A l’entrée de la grande salle, il reconnu l’autre armure blanche, celle de Volpert. Lui aussi était mort.

   Dans la grande salle, le combat entre la bête et Philibert s’arrêta net : la bête venait de catapulter le chevalier avec une telle force contre un des pilonnes de pierre que celui-ci trembla, et quelques pierres tombèrent de plus haut, traversant le plancher de l’étage en y laissant des trous béants. L’épée de Philibert ricocha, et glissa jusqu’au chevalier blanc. Il la prit de sa main gauche, et fit face à la bête. Le combat allait reprendre.

   Le monstre le regarda avec ses yeux illuminés de violet, son corps puissant et musclé était couvert de plaies qui, par chance, ne se refermaient plus aussi rapidement. La bête était impressionnante, sa tête était proche du plafond. Elle faisait bien deux mètres de large au niveau des épaules, et ses bras faisaient la largeur du chevalier blanc lui-même. La bête grogna en le revoyant revenu, mais le courage du chevalier ne s’en alla pas, au contraire.

   L’être démoniaque chargea dans un hurlement puissant, et le chevalier fit de même. Poing en avant, le monstre mit toutes ses forces, et le chevalier esquiva en s’abaissant et en faisant un petit bond sur le côté, et avec ses deux épées, trancha le derrière du genou droit de son adversaire, ce qui aspergea le plancher de sang violet, et fit trébucher le monstre en avant sur le pilier où précédemment, Philibert avait terminé sa vie. Le pilier trembla de nouveau, et le chevalier arrêta sa course en glissant, et se retourna, les épées en croix.

   La plaie à l’arrière de la jambe de la bête se referma, sous les rayons de Lune qui traversaient désormais de part en part les murs. Elle bouillonna de rage et attaqua de nouveau. Malgré sa masse, ses mouvements étaient rapides, et le chevalier esquivait la plupart, mais l’épuisement le gagnant, il devait aussi encaisser des chocs d’une telle violence qu’ils auraient tués n’importe quel homme en temps normal. Le chevalier tamponnait avec difficulté, et arrivait tout de même à tailler le corps de la créature, au niveau du torse, des bras et des jambes. Même, il gagnait de plus en plus de terrain sur la bête.

   Le temple craquait de plus belle, et des pierres continuaient de tomber, parfois sur l’un où l’autre des protagonistes. Une poutre tomba même sur la bête, ce qui l’assomma quelques précieuses secondes durant lesquelles le chevalier s’en donna à cœur joie. La lassitude prenait de l’ampleur, l’énervement était palpable. Le sol ressemblait de plus en plus à une passoire.

   Le chevalier commença à ressentir une profonde fatigue, et le Soleil était encore loin de se lever. La bête elle n’était plus à l’apogée de sa forme, mais était encore capable de le massacrer. Leur dernière joute les avait séparé de part et d’autre de l’immense salle. Le chevalier élabora un plan en quelques secondes, le temps qu’il fallait à son adversaire pour se relever et attaquer. Observant le plafond sur le point de s’effondrer, il y remarqua la cloche d’appel, tenue par un jeu de poutres et de cordes. Il se plaça alors précisément au centre de la salle, rangea dans son fourreau sa propre épée, gardant celle de Philibert qu’il tint dans ses deux mains, et la bête, y voyant une provocation, chargea.

   Le chevalier blanc utilisa alors toute sa dextérité pour envoyer avec force l’épée vers les cordes qui maintenait la lourde cloche en bronze. Celle-ci tomba précisément au moment où la bête passa à deux mètres de lui ; le chevalier fit un pas de côté, et la bête, qui reçu sur la tête l’énorme masse (ce qui provoqua un craquement équivoque), percuta un des piliers du bout de son élan et tomba en arrière. La cloche se fracassa sous l’impact, du sang violet s’échappait de la tête de la bête. Elle respirait encore, mais plus pour longtemps ; déjà, son corps commençait à reprendre une apparence humaine, à rétrécir. Le chevalier devait à tout prit détruire l’orbe et son hôte avant que ce dernier ne meure. Car si tel était le cas, il ne pourrait détruire l’orbe, et le cycle se poursuivrait. Le chevalier observa la respiration de la bête déclinante. Il devait agir vite.

   Les murs du temple tremblaient, et une pluie de pierres s’abattit sur le plancher. Le chevalier ressortit son épée du fourreau pour en finir.

   Vise le cœur, détruit l’orbe.

   Il fit quelques pas, en esquivant les pierres qui tombaient à côté de lui.

   Vise le cœur, détruit l’orbe.

   Le sol tremblait sous ses pieds. La bête ne donnait plus aucun signe de vie.

   Vise le cœur, détruit l’orbe.

   Enfin, il se trouva au dessus de son corps inerte, monstrueux, musculeux, que seules les épées des chevaliers solaires pouvaient traverser.

   Vise le cœur, détruit l’orbe.

   Il brandit alors son épée en l’air, et avant qu’il n’ait pu la rabattre, un gros morceau de toit s’effondra. Il traversa le plancher, on entendit un grand « crac » les murs tremblèrent, le sol aussi. Le temple s’effondra.

   Le chevalier et la bête traversèrent le sol du premier étage, et sous l’impulsion du poids du toit effondré, traversèrent aussi le premier et le deuxième sous sol. Ils furent tous deux recouverts de gravats, immobilisés. Le chevalier ne put jamais atteindre l’orbe.