La bataille faisait rage dans la plaine devant la fière cité d’Airilion, joyau de la Nouvelle Ithion. À l’intérieur de la ville à l’agonie après trois longs mois de siège, Iecham Lengsfrid, première conseillère du roi Éphraïm, était descendue dans la cour pour s’assurer que la grande porte tenait encore. Les vieilles défenses, usées jusqu’à la corde, tombaient petit à petit sous les coups des troupes de l’ancien vassal de Carfala, Sigfrid Valkrigen, traître à Airilion.
Les impacts des béliers résonnaient régulièrement dans les oreilles de la jeune femme. L’angoisse était palpable parmi les habitants de la cité. En parcourant les rues de la ville, Iecham les voyaient massés derrière leurs fenêtres, les visages figés par la peur, à attendre de voir les battants des portes s’ouvrir et des hordes de soldats s’engouffrer. Les plus anciennes et les plus nobles familles d’Airilion avaient trouvé refuge à l’intérieur du château mais le reste de la population ne pouvait compter que sur ses propres défenses. « Qu’importe, pensa Iecham, de se trouver dans le dernier bastion ou dans la rue, la fin n’en sera pas différente quand les portes voleront en éclats. ». Elle continua à marcher en essayant de dissimuler du mieux possible son clopinement en appuyant discrètement sur son abdomen. Personne n’était au courant pour sa blessure et c’était bien mieux ainsi.
Lorsqu’elle arriva devant l’entrée principale de la ville, les soldats, massés dans la cour pour former un dernier rempart à l’envahisseur, clignaient nerveusement des yeux à chaque soubresaut de la porte, pensant qu’il s’agissait de la dernière fois avant que les ferrures ne sautent. Iecham sentait parmi les hommes rassemblés autour d’elle la peur de la souffrance et de la mort : la grande obscurité éternelle. Elle adressa aux soldats un sourire qui se voulait rassurant, pensant que c’était la chose à faire pour les aider, mais cela les conforta plutôt dans l’idée que tout était perdu. Malgré tout le temps qu’elle avait passé parmi les humains, Iecham n’arrivait pas encore très bien à interagir avec eux. Elle les fixa alors sans sourire, faisant changer la couleur de ses yeux pour un bleu apaisant. Les hommes les plus proches hochèrent la tête et tous resserrent leur poigne sur leur épée et leur bouclier. Certains adressèrent une prière aux Grands H, le panthéon des dieux de l’Ancienne Ithion, pour les protéger et les empêcher de retourner au néant. Les dieux ne pouvaient aider les vivants qu’en retardant le moment fatidique du retour dans la grande obscurité. Finalement, il valait mieux que Iecham utilise uniquement le langage qu’elle maitrisait le mieux pour les encourager : celui de ses yeux. Ses iris devinrent rouge sang comme ceux, démesurément grands, qui figuraient sur les représentations d’Hetria, le dieu de la guerre.
Cela faisait un moment déjà que le roi Éphraïm n’écoutait plus sa conseillère que d’une oreille distraite. Il ne laisserait pas le trône à moins que Sigfrid ne le lui arrache. Il voulait se battre jusqu’au bout et entrainerait tous les habitants d’Airilion dans sa chute. Iecham savait que le souverain de Carfala pouvait se montrer raisonnable, du moins avec les civils. Maintenant que la défaite était inéluctable, il fallait tout simplement rendre les armes. Cette idée ne lui plaisait pas, mais ils n’avaient plus le choix désormais. Qu’importe l’avis du souverain, Iecham avait pris l’habitude depuis longtemps de se passer de l’opinion des rois d’Airilion. Elle se dirigea vers le plus haut gradé en essayant de faire bonne figure. Elle sentait tout de même ses forces diminuer. La blessure devenait de plus en plus douloureuse et elle avait passé une très mauvaise nuit.
Le vieil homme qui portait le grade de commandant s’inclina respectueusement devant elle. Iecham fut satisfaite de le reconnaître : cela faciliterait l’exécution de son ordre. Une petite minorité de nobles connaissait sa véritable identité et il en faisait partie. Les yeux de la conseillère devinrent d’un blanc opalescent. Tous les hauts gradés savaient que cela signifiait que ses paroles devaient être exécutées comme si elles émanaient de la propre bouche du roi.
- « Les portes vont bientôt céder, commandant Ferdel. C’est un mal pour un bien. »
- « Un mal pour un bien, grande conseillère ? Excusez-moi je ne vois pas où est le bien dans tout cela. »
- « C’est évident. Nous en aurons terminé avec ce long siège et les survivants pourront manger à leur faim. Ne voulez-vous pas qu’il y ait le plus de survivants possible, commandant ? »
- « Je ne suis pas là pour réfléchir, conseillère Iecham. Ce qui importe c’est de mourir dans l’honneur et au service du roi. »
- « Vous êtes au service de la cité avant d’être au service d’Éphraïm, commandant. Les rois passent, la cité et moi nous restons, ne l’oubliez pas. Vous ressemblez beaucoup à votre père, au même âge. Il ne jurait que par le sens de l’honneur, mais il voyait plus loin que sa propre personne. Je vais vous dire ce que vous allez faire. Quand la grande porte va céder, vous allez ordonner à vos hommes de se rendre, parce que c’est la seule option raisonnable. Est-ce-clair ? »
Le commandant Ferdel sembla réfléchir mais, lorsqu’il croisa le regard irisé de Iecham, il hocha rapidement la tête, les yeux baissés, presque honteux :
- « À vos ordres, grande conseillère. »
Iecham lui sourit, satisfaite, et lui tapota l’épaule. Elle savait que ce geste était perçu par les humains comme quelque chose de réconfortant. En avançant sa main, elle remarqua que le bout de ses doigts était tâché de sang. Elle avait pourtant changé le pansement de sa blessure peu de temps auparavant. Elle fit mine de ne rien remarquer :
- « Commandant Ferdel, je vous laisse répercuter cet ordre d’Éphraïm à vos officiers. Profitez-en également pour rassurer les civils et leur dire de se préparer à la reddition. »
Elle fit demi-tour rapidement pour reprendre le chemin du château. En montant la rue principale qui était déserte, elle sentit une petite décharge électrique lui parcourir la nuque et remonter jusqu’à son cerveau. Il ne s’agissait pas d’effets secondaires dus à sa blessure. Ces signes étaient de plus en plus rapprochés, bien qu’ils ne gagnent pas en intensité. Elle les avait ignorés au début car elle ne se souvenait pas de l’effet que cela faisait de ressentir une connexion dans son esprit. Lorsqu’elle avait pris sa décision d’essayer de résoudre ce mystère, la guerre avait été déclarée. Elle ne pouvait pas se soustraire à ses obligations à Airilion. Elle était responsable de la cité depuis si longtemps… et puis, c’était à cause d’elle cette guerre, à cause de tout ce qu’elle avait vécu avec Sigfrid et avec Karl.
En repensant à feu son mari, Iecham éprouva du regret. Elle espérait qu’il lui pardonne, elle l’avait certainement fait souffrir plus qu’elle ne l’avait rendu heureux. Il ne pouvait plus rien ressentir maintenant, c’était mieux ainsi. Il n’y avait rien qui attendait les hommes après la mort : comme leurs villes, ils étaient faits pour disparaître. Elle avait eu le malheur de s’accrocher à l’humanité et elle en payait le prix désormais.
Lorsqu’elle passa les portes du château, elle se dirigea immédiatement dans la salle du trône. Éphraïm ne voulait pas quitter son siège depuis plus d’une semaine, si ce n’est pour aller faire ses besoins. Les servantes lui apportaient à manger sur le trône et il avait même passé quelques nuits assis dans la grande pièce vide, une couverture sur les genoux. Lorsqu’il vit Iecham s’approcher en clopinant légèrement il poussa un petit soupir tout en continuant à tripoter le collier qu’il portait au cou :
- « C’est la fin. En vous poignardant, on a tué nos dernières chances de sauver Airilion. J’aurai simplement préféré que cela n’arrive pas sous mon règne. Je ne pourrai pas regarder mes ancêtres dans les yeux avec honneur. »
Elle vint s’asseoir sur le petit siège situé à côté du sien, étendant ses longues jambes sur celles du roi qui utilisait un repose-pied. Elle feignait l’aisance alors qu’elle souffrait le martyr :
- « Ne vous inquiétez pas Éphraïm, vous n’aurez de compte à rendre à personne demain. Il n’y a rien qui attend les humains après la mort, et certainement pas votre grand-père ou votre arrière-grand-père. »
- « Toujours aussi directe à ce que je vois. »
Iecham se redressa légèrement, ses iris étaient d’un noir profond, parsemés d’étincelles de rage.
- « Les hommes ont bien mérité l’obscurité. »
Éphraïm haussa les épaules. Cela faisait longtemps qu’il ne cherchait plus à comprendre les répliques de Iecham. Elle refusait de toute façon toujours de lui en dire davantage.
- « Je pensais que vous seriez déjà partie vers d’autres aventures Iecham. Vous auriez pu rester à Ectale au lieu de venir ici. À moins que vous ne souhaitiez confronter le roi de Carfala ? Il est temps de résoudre vos petites affaires une bonne fois pour toutes, elles empoisonnent la vie de tout le monde. »
- « Croyez-moi, j’aimerai mieux être ailleurs. Je n’aurai jamais dû venir pour le siège mais je n’ai pas pu me résoudre à abandonner la ville. C’est ma responsabilité. J’avais besoin d’un peu de temps pour des affaires personnelles, mais Sigfrid était pressé d’en finir apparemment. Le destin est une chose curieuse. »
Ils méditèrent tous les deux en silence sur cette dernière phrase. Iecham finit par se redresser et tapota la main du vieillard pour prendre congé :
- « Je vais attendre la fin d’Airilion dans ma chambre, mon roi, si vous le permettez. Je n’aime pas les entrées fracassantes dans la salle du trône, je trouve que c’est de très mauvais goût. Je préfère la mort dans l’intimité. »
Elle allait se retourner pour partir quand Éphraïm agrippa sa manche :
- « Je ne pensais pas que vous alliez mourir un jour Iecham. Sigfrid va vous chercher. Que dois-je lui dire ? »
- « J’ai choisi de mourir il y a plusieurs années de cela Éphraïm. Je ne pouvais simplement pas me permettre que ce soit maintenant. C’est ma punition peut-être, pour avoir aimé des mortels et oublié d’où je viens. Envoyez-moi Sigfrid quand il arrivera, c’est important. »
Elle retira doucement sa manche des doigts d’Éphraïm et ses yeux prirent une teinte rose pâle qui se voulait rassurante, bien qu’elle ne soit jamais certaine de l’effet que cela pouvait provoquer sur les humains. Elle se retourna une dernière fois et le héla de loin :
- « Éphraïm ? »
- « Oui, Iecham ? »
- « Vous avez été un bien meilleur souverain que votre grand-père. On ne peut pas juger un règne uniquement sur sa fin. »
Elle rit à gorge déployée ce qui fit sourire le roi de surprise. Bien après qu’elle soit partie, alors qu’il contemplait les tentures de la grande salle, il murmura pour lui tout seul, en faisant tourner son pendentif entre ses doigts :
- « Il y a sûrement autre chose que l’obscurité pour vous Iecham. Comment pourrait-il en être autrement ? ».
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Iecham avait retiré sa veste qu’elle avait pliée et posée soigneusement dans un coin de sa chambre. Elle avait aussi enlevé ses chaussures et changé sa chemise souillée. En revanche, elle avait gardé son pantalon kaki serré qui lui remontait jusqu’à la taille. Ses longs cheveux bruns une fois dénoués lui descendaient jusqu’en bas des reins. Son pansement était à changer mais cela n’avait plus d’importance désormais. Elle avait entendu les soldats s’engouffrer dans les rues de la cité mais elle était rassurée. Si les hommes de Sigfrid avaient décidé de se livrer aux pillages et à la violence il y aurait eu davantage de bruit. Elle entendit deux petits coups discrets à sa porte. Elle répondit d’une voix forte :
- « Entre, c’est ouvert ».
Elle sourit au jeune homme qui passait prudemment la tête dans l’entrebâillement de la porte, encore casqué. Les yeux de Iecham reprirent leur blancheur opaline. Sigfrid avait l’air très agacé :
- « Ton sourire est malvenu dans ce contexte, Iecham. »
Il jetait des coups d’œil furtifs des deux côtés de la porte et décida finalement d’entrer. Il retira son casque et fit signe aux soldats qui le suivaient de rester devant la porte. Il se tourna vers son interlocutrice qui était assise sur le bord du lit. Elle avait mis un siège en vis-à-vis qu’elle lui indiqua :
- « Excuse-moi, je ne suis pas encore prête à pleurer, Sigfrid, alors je souris. Je suis un peu rouillée avec les expressions humaines. Assis-toi, à moins que tu ne veuilles croiser le fer tout de suite ? »
En posant cette question elle désigna son arme qu’elle avait posée bien droite sur l’édredon, prête à être saisie à la moindre occasion. Sigfrid posa son casque sur une commode et s’assit sur le siège en gardant son épée contre son flanc dans son étui. Il portait encore son armure légère complète. Sigfrid n’avait jamais apprécié les lourdes armures de plates qui protégeaient bien mieux mais nuisaient à la mobilité. Tout dans son attitude montrait qu’il se méfiait de la jeune femme, mais il gardait son calme comme toujours :
- « Je suis venu pour parler, Iecham. »
Elle pouffa de rire :
- « Tu es venu pour un peu plus que cela je pense. Une belle victoire aujourd’hui, n’est-ce-pas, roi félon ? Airilion va tomber pour satisfaire l’orgueil de la petite Carfala. Je ne pensais pas que tu irais jusque-là. » dit-elle.
- « Je ne l’ai pas fait pour toi, je l’ai fait pour moi. Airilion n’aurait pas tenu longtemps de toute façon. Tu sais très bien que les cités-états sont de plus en plus nombreuses. Les vassaux ne demandent qu’à avoir davantage de pouvoirs. J’ai attaqué le premier voilà tout. »
- « Donc tu reconnais avoir profité de la paix accordée par un seigneur à son vassal pendant des années pour mieux le trahir ? Airilion existait déjà du temps où la cité d’Ithion rayonnait sur tout le royaume. Elle a réussi à passer du rang de simple village à celui de cité-état. Elle domine un territoire bien plus vaste que Carfala et cela depuis plusieurs siècles. J’en sais quelque chose, puisque j’en suis la principale instigatrice. Depuis quand projettes-tu de t’emparer d’Airilion ? Quand tu as tué Karl Lengsfrid, conseiller du roi, seigneur d’Ectale et mon époux, tu cherchais déjà la guerre. Cela fait trois ans que tu attends ce moment-là. ». Iecham avait prononcé la dernière phrase d’une voix forte.
- « Tôt ou tard, ta chère cité serait tombée, Iecham. Quand j’ai fini de construire Carfala, j’ai tout de suite vu plus grand. Tu as été en partie à la racine du développement de mon orgueil et tu le sais. J’aimais Airilion, auparavant, mais il était temps pour moi de saisir ma chance. Je voulais qu’elle m’appartienne et non à un autre. Je voulais que tout soit à moi. Je le regrette un peu maintenant. Ce duel avec Karl il y a trois ans était stupide mais il était en règle. L’un de nous deux devait s’incliner devant l’autre. Nous avons tous les trois causé la perte d’Airilion et tu le sais. », Sigfrid avait presque murmuré sa dernière phrase.
Elle eut un rire amer et hocha la tête :
- « Quelle ironie du sort ! Je ne devais pas mourir maintenant, ça tombe très mal. Il fallait que je vérifie quelque chose d’important. »
Sigfrid écarquilla les yeux :
- « Tu sais que je ne pourrai jamais te tuer, pourquoi dis-tu cela ? »
Iecham soupira :
- « Tu veux dire que tu n’as pas payé un serviteur pour m’assassiner ? »
- « Je ne ferai jamais quelque chose d’aussi bas. Que s’est-il passé ? »
- « C’est la meilleure celle-là ! Je vais mourir des mains d’un obscur inconnu qui faisait certainement du zèle pour être bien vu par les nouveaux propriétaires… J’ai reçu un coup de stylet empoisonné hier. C’est long de mourir, je ne pensais pas. »
Sigfrid se leva impulsivement et prit ses mains entre les siennes. Elle les retira doucement mais lui fit de la place pour s’asseoir à côté d’elle sur le lit. Il n’arrivait pas à saisir entièrement sa personnalité, même après tout ce temps. Trop mouvante, trop changeante, comme ses yeux, ou presque.
- « As-tu vu un médecin ? Il y a peut-être un remède. »
Iecham lui sourit et lui caressa le visage :
- « Non, Sig. La blessure est mal placée et le poison progresse dans mon sang. J’ai tué mon agresseur, je ne sais même pas de quelle plante il s’agissait. J’aurai dû mourir sur le coup je pense. Heureusement, je ne suis pas humaine. Malheureusement, je ne suis plus vraiment hénèbe. Y-aurait-il une chance pour que tu aies encore mon peigne, Sig ? »
Les yeux de Iecham devinrent jaunes, pétillants d’espoir. Sigfrid secoua la tête :
- « Je l’ai caché le plus loin possible de toi, c’est ce que tu m’avais fait promettre à l’époque. Je t’ai écoutée Iecham, je t’écoute toujours. »
La grande conseillère d’Airilion baissa la tête et haussa les épaules :
- « Alors j’ai vraiment tout perdu, je n’ai plus le choix maintenant… »
Iecham semblait perdue dans le flux de ses pensées. Ses yeux devinrent noirs.
- « Sais-tu que Denia vient tout juste d’avoir trois ans ? Je ne l’ai pas vue grandir, trop occupée à Airilion. Je n’ai eu ni le temps ni la force de la chérir comme elle le méritait. Puisse les Grands H l’aider à prendre les bonnes décisions. »
Le roi de Carfala se raidit et fuya Iecham du regard. De toute façon, la jeune femme avait toujours les yeux dans le vague.
- « Oui, je sais pour Denia. Pourquoi m’en parles-tu maintenant ? Je ne pourrai pas m’occuper d’elle, Iecham, je n’en aurai pas la force. Elle était dans ton sein lorsque j’ai tué Karl. Elle me détestera sûrement en vieillissant. Je peux m’assurer simplement qu’elle va bien si tu veux. »
- « Je te demande tout le contraire Sig : laisse-la faire sa vie et n’interviens pas. Je veux qu’elle prenne librement ses choix. Son oncle s’en occupera comme la prunelle de ses yeux, je me suis déjà arrangée avant de partir. J’avais prévu l’éventualité que je ne rentre pas à Ectale. J’espérais simplement le contraire car je devais me rendre quelque part. »
En disant cela, Iecham se massait la nuque. Sigfrid perçut cela comme un geste d’angoisse. Même si elle avait encore du mal à ressentir et à exprimer certains sentiments humains, elle essayait souvent gauchement d’utiliser des mimiques physiques pour communiquer.
- « Pourquoi est-ce aussi important ? Je peux peut-être m’en charger si tu devais faire quelque chose. »
Iecham eut un petit rire amer :
- « Tu ne peux rien pour moi dans ce domaine. C’est ma punition, Sig. J’ai voulu être humaine, je dois maintenant récolter ce que j’ai semé. Tu peux faire quelque chose d’autre en revanche. »
- « Ce que tu veux, dans la mesure du possible. »
- « Je souhaite être ensevelie non loin d’Ithion. Je t’ai laissé des indications très précises dans la lettre sur ma commode. Je veux que l’emplacement reste strictement secret. Ma deuxième demande sera peut-être plus difficile à exécuter pour toi. »
- « Dis toujours. »
- « Je veux mourir de ta propre main et non agoniser pendant des heures. »
Sigfrid la fixait intensément en espérant trouver autre chose dans ses yeux. Il savait, rien qu’en la regardant, lorsqu’elle mentait. Une légère teinte violette colorait alors ses iris et elle ne pouvait pas le dissimuler, même en changeant ses yeux de couleur.
- « Il n’y a que mes yeux qui disent la vérité, tu le sais mieux que quiconque. »
- « Je ne pourrai pas t’achever Iecham, demande-moi tout sauf cela. »
- « Quel orgueil, roitelet de Carfala, je pensais plutôt à un combat en bonne et due forme. Cela fait si longtemps que nous n’avons pas dansé ensemble, Sig. »
Ses yeux prirent une teinte vert émeraude, la couleur préférée du roi de Carfala, celle qu’elle adoptait uniquement pour lui. En disant cela elle le saisit par le cou et appliqua ses lèvres sur les siennes. Une flamme du passé, qui revint le heurter. Elle lui sourit avec nostalgie, ou du moins c’est ce qu’il pensa.
- « Prendras-tu soin de ma cité, Sig ? Tu sais très bien que je l’ai chérie pendant longtemps. J’ai même décidé d’y finir ma vie quand je t’ai rencontré avec Karl. », dit-elle d’une voix grave. Elle avait conservé ses yeux émeraudes et il n’y avait aucune nuance de violet à l’intérieur.
- « Tu sais très bien que je serai un bon roi. »
Elle lui donna, car c’est ce qu’il se plaisait à penser, le plus beau regard qu’elle n’avait jamais donné à un homme. Ce regard la représentait, il était ce qu’elle avait de plus pur, au plus profond d’elle-même. Elle hocha la tête et se leva maladroitement en saisissant son épée toujours posée sur l’édredon. Ils croisèrent le fer pendant de longues minutes, se rappelant avec nostalgie leurs longues séances d’entraînement avec Karl. Mais Sigfrid la battit facilement car elle était trop épuisée par sa blessure. Finalement, elle tomba lourdement sur la moquette de la chambre, un sourire aux lèvres. Il la regarda dans les yeux comme il n’avait pas pu le faire depuis longtemps. Ses yeux étaient tout ce qu’elle possédait à la fin, après tout. Ses uniques joyaux. Elle toussa, cracha du sang et détourna le regard. Elle fit la grimace et appuya sa main sur son ventre. Sigfrid n’était pas en grande forme non plus, elle lui avait laissé quelques cicatrices, mais il s’en remettrait, contrairement à elle. Les soldats tambourinaient timidement à la porte, inquiets pour la santé de leur souverain. Sigfrid leur intima en haussant la voix de ne pas l’interrompre. Iecham s’était glissée sur le fauteuil. Elle croisait les jambes de manière désinvolte mais le sang qui s’écoulait sur le sol la trahissait. Sigfrid vint s’asseoir à ses pieds. Il avait retiré son armure pour que le combat soit plus équitable. Il posa sa tête sur les cuisses de Iecham qui lui caressa doucement les cheveux, à la manière dont ils avaient l’habitude de le faire, il y a bien longtemps. La grande conseillère finit par rompre le silence :
- « Tu vas t’en vouloir pendant longtemps Sig mais, si cela peut te consoler, ma faute est encore plus grande que la tienne. Je vais faire beaucoup de mal, même après ma mort. Je ne l’ai pas voulu pourtant, mais je n’ai pas le choix, mon histoire me rattrape. Rien n’est jamais achevé. Récupère mon peigne Sig et garde-le. Je vous ai aimés plus que tout, toi et Karl, et nous avons bien vécu finalement. Mon seul regret est pour ma petite fille. Elle ne mérite pas de porter les erreurs de sa mère. »
Sigfrid allait répondre mais il n’osait pas la regarder. Il sentait le poids de la main de Iecham, inerte, sur sa tête. Il ferma les yeux et pleura. Lorsqu’il décida de se lever et de se retourner, il la prit dans ses bras et l’allongea sur le lit en répartissant ses longs cheveux le long de son corps. Il pensa aussi à la couleur de ses yeux au moment de partir. Noirs certainement, noirs comme une obscurité accueillante, noirs comme la mort. Ou verts, peut-être, si ses dernières pensées étaient pour lui ? Il l’espérait secrètement car une part de lui-même était morte aussi ce soir. Il saisit l’enveloppe laissée par Iecham sur la commode et partit sans se retourner. Il donna des ordres aux soldats pour faire préparer le corps de la grande conseillère.
En sortant de la chambre, Sigfrid appris sans surprise qu’Éphraïm s’était suicidé par le poison en mordant dans le collier avec lequel il jouait nerveusement depuis que le roi de Carfala avait fait irruption dans la salle du trône. Éphraïm n’avait jamais été capable d’accepter les échecs. Iecham dirigeait la cité depuis bien longtemps dans l’ombre, avec Karl autrefois. Airilion allait avoir besoin de cicatriser, les murs et les esprits d’être réparés. Mais il avait le temps de faire tout cela. En dix ans, il avait bâti Carfala et réussi à lever une armée suffisante pour prendre la fière cité souveraine. Il savait que ce n’était que le début. Bientôt, les cités satellites, anciennes vassales comme lui, pourraient l’attaquer pour tenter de prendre leur part du butin. Personne n’était venu pour sauver Airilion, mais ils pouvaient tous venir pour la lui reprendre.
Mais pas maintenant. Ce soir Sigfrid, premier des Valkrigen à devenir roi d’Airilion, pouvait se laisser aller à la tristesse. Pendant le banquet donné en l’honneur de l’armée il devait faire un discours pour rendre hommage aux morts. Au milieu du repas, il attendit que le silence soit revenu et, levant sa coupe, il dit simplement « À la vie », puis but. Le vin lui paraissait être des larmes dans sa gorge et pourquoi en aurait-il été autrement ? Lorsqu’il rejoignit sa chambre tard dans la nuit, il ouvrit la lettre de Iecham à la lueur d’une bougie. Il fronça les sourcils. Elle voulait que son corps soit déposé au milieu de la forêt d’Ithion, dans un territoire qu’aucun être humain n’avait plus le droit de fouler. Mais qu’importe, il dérogerait aux règles pour elle. À la fin de ses indications géographiques, elle avait ajouté un petit mot « Va en paix Sig, tout est bien ». Il n’était pas sûr d’être capable de le faire. Il avait tué son meilleur ami et l’amour de sa vie au cours des trois dernières années, il ne pourrait pas s’en remettre. Il s’endormit en rêvant de la femme aux longs cheveux châtains qui avait marqué sa vie à jamais.
Je dois dire que je suis vraiment admiratif de ce prologue, déjà ! Le rythme est très agréable, les phrases sont fluides, ta plume est vraiment chouette à lire, bravo !
Ensuite, j'aime beaucoup l'ambiance, aussi. On n'a aucune idée de l'époque à laquelle ça se situe, mais on se fait une petite idée avec de petits détails que tu sèmes ici et là.
Ton univers est très intrigant, et il a l'air vachement développé et maîtrisé !
J'avais noté quelques phrases que je trouvais belles sur un document mais je l'ai supprimé sans faire exprès, donc je vais me contenter de te dire que j'ai trouvé certaines formulations vraiment jolies et subtiles, poétiques, même, bref, j'ai beaucoup aimé !!
J'ai remarqué que tu t'étais donné le même nom que ton personnage principal sur le site, c'est vraiment comme ça que tu t'appelles ? Si oui, c'est marrant, j'avais jamais vu un auteur de fantasy donner son nom à un personnage de son roman, hyper original ! Très joli prénom, soit dit en passant.
Bon courage dans ton écriture, j'ai hâte de voir où tu nous emmènes :)
Merci pour ton retour, ça fait très plaisir :) J'essaye de soigner l'écriture, alors même s'il reste toujours des petites coquilles ici et là, je suis contente que mon style te plaît !
Iecham est le premier personnage que j'ai créé il y a 15 ans, alors je l'utilise comme pseudo depuis très longtemps ;)
Bonne continuation et merci pour tes encouragements, je te retrouve peut-être au prochain chapitre !
Aucun souci pour les quelques fautes, elles sont vraiment rares et sur un chapitre aussi long ça ne dérange absolument pas la lecture.
On se retrouve même carrément au prochain chapitre !!
A très vite :D
Tu es la première auteure et histoire que je commence à lire sur ce site!
Dans un premier temps le résumé et le package ont tout de suite attiré mon oeil!
J'ai dévoré ce prologue d'une traite, et il faut dire que je suis admirative de l'ambiance qui en ressort, mais surtout de la relation entre Sigfrid et Iecham. On va dire que ça commence fort, et ça donne vraiment envie de lire la suite :)
J'aime beaucoup ce concept/pouvoir vis à vis des yeux. C'est très intriguant, et comme Baudelaire dit que les yeux sont le miroir de l'âme... je valide à 100%!
On commence directement dans le vif du sujet avec la mort de Iecham, j'espère que la suite te plaira aussi car on ne suit plus les mêmes personnages (même s'ils ne sont jamais loin). La couleur des yeux qui transmet des émotions c'est vraiment l'idée de base que j'ai eu il y a très longtemps, il a fallu ensuite construire une histoire solide autour du personnage, ça m'a pris plus de temps :) Bonne continuation sur le site, je te souhaite de belles découvertes et à bientôt j'espère. Iecham
Je ne sais pas si j'aurai les mots pour décrire combien la relation de Iecham et Sigfrid est bouleversante. C'est à la fois tragique, doux et amer. Bravo d'avoir réussi à décrire une relation si forte en un chapitre. Peu réussissent à me toucher à ce point.
Deux petites remarques formelles : il n'y a peut-être pas besoin du second point après les guillemets dans "(...) voleront en éclats. ». Elle (...)" et c'est écrit "Il retira son caque" à un moment (casque plutôt, non ?). Ce sont des détails que j'ai relevés mais ils sont loin de gêner la lecture, si plaisante et prenante.
Merci aussi pour ton retour sur les coquilles, c'est très précieux car à force de me relire, j'ai l'impression que je ne les vois plus XD
Bonne continuation et au plaisir d'échanger à nouveau avec toi ! Iecham.
Les descriptions, les discussions... Tout est si bien mené!
Et puis ça commence fort, avec la prise d'Airilion!
On a qu'une hâte, lire la suite!
Bonnes lectures !
Iecham.
J'aime beaucoup ton style d'écriture, c'est très fluide, on se représente bien la scène, les personnages...
Hâte de lire la suite et de voir quelle forme va prendre ton récit !
À bientôt j'espère !
Pétrichor.
Contente que le prologue te plaise, j'espère que les chapitres suivants t'apporteront autant de satisfaction :) C'est une histoire que je construis depuis longtemps, alors c'est important pour moi d'avoir des avis.
Bonnes lectures !
Iecham.