Chapitre I

Par Iecham

              Un an après la mort de Iecham, le nouveau roi d’Airilion s’était marié précipitamment avec la princesse Mistride, fille d’un autre petit royaume satellite de la grande cité. En la prenant pour femme dans le temple d’Hatira, le Grand H de l’amour et de l’engagement, il avait eu un moment d’hésitation, vite refoulé. Mistride était magnifique dans sa robe traditionnelle violette, couleur de la déesse Hatira. Elle avait du caractère, elle était forte et intelligente, elle méritait de faire partie de sa famille. Mais il s’agissait avant tout d’une alliance politique pour se concilier une partie des anciens vassaux du feu roi Éphraïm et ne pas avoir à se battre sur plusieurs fronts. Sigfrid avait hésité, mais finalement il n’avait pas quitté Airilion qui devint sa nouvelle capitale. La cité était menacée durant les premières années de son règne par d’autres rois envieux de sa victoire. Heureusement, Sigfrid avait des alliés de poids qui l’avaient aidé militairement, notamment son frère, Ardulf Valkrigen, que leur sœur Igerne avait autorisé à venir pour l’aider. Il dirigeait désormais Carfala au nom de Sigfrid qui lui avait laissé une partie de ses hommes. Ardulf commençait à vieillir, il avait une soixantaine d’années maintenant, et tôt ou tard Sigfrid devra envisager une autre solution pour Carfala.

Sigfrid savait que Mistride n’était pas satisfaite de leur vie et qu’elle ne le serait jamais vraiment. Ils avaient connu des années difficiles après leur mariage, mais la naissance de deux enfants leur avait apporté assez de joie pour ne jamais parler de leurs problèmes de couple. L’aîné, Askan, était un mélange ambigu de douceur et de rage contenue. Son prénom, spécialement choisi par Sigfrid, signifiait « larme » en sigin, la langue universelle. Il annonça que c’était en hommage à Mistride qui avait eu un accouchement difficile mais en réalité il n’arrivait pas à oublier Iecham et Karl. Lisda, la cadette, ressemblait beaucoup à sa mère. Elle en avait le caractère et s’amusait régulièrement à taquiner son frère pour briser son calme imperturbable.

Les années avaient passé, vingt-deux ans en tout depuis la chute de la grande Airilion. Le jeune homme que Sigfrid était avait disparu. Askan était dans la force de l’âge désormais, il venait de fêter ses 20 ans. Il arborait la même chevelure noire que son père mais contrairement à ce dernier il avait décidé de les laisser pousser. Cela lui permettait de les dompter plus facilement et de ne pas avoir l’air hirsute de Sigfrid. Ses yeux, d’un vert clair presque bleu, s’accordaient harmonieusement avec la couleur de sa peau. Il avait hérité de la blancheur laiteuse de la lignée de sa mère et non de la peau foncée de ses ancêtres du sud. Il avait en revanche la même silhouette svelte et élancée que le roi. Les hommes de la famille avaient plutôt tendance à se développer en longueur qu’en largeur. « Sauf en vieillissant, pensa Sigfrid en regardant son ventre, la nature nous rattrape. » Il était dans son bureau et faisait une pause dans son travail pour observer par la fenêtre sa progéniture jouer aux cartes en contrebas. Lisda s’énervait et prouvait à grand renfort de gestes à Askan qu’elle savait pertinemment qu’il avait triché. Son fils restait de marbre et démentait tranquillement, ce qui énervait d’autant plus la jeune fille. Sigfrid remis le rideau en place en souriant. Il était fier d’eux, mais il avait l’impression que sa vie avait pris un embranchement qu’il n’avait jamais vraiment choisi. Certes, c’était le lot de chaque souverain, mais le sien lui pesait de plus en plus. 

Sigfrid avait l’impression que c’était hier qu’il avait revu Iecham, qu’il lui avait parlé et qu’il avait mis fin à ses souffrances. Pourtant, son fils était un homme aujourd’hui et lui-même un vieillard. Mais il y a certains souvenirs qui sont plus réels que la vie elle-même et des pensées plus saisissantes que n’importe quel acte du quotidien. Même s’il avait accompli beaucoup en partant de peu, il lui manquait toujours quelque chose. Il avait partagé avec Iecham son étrange façon de voir le monde et sa solitude d’être la dernière hénèbe encore en vie. Un peuple dont il ne connaissait même pas l’existence avant de la rencontrer et qu’il avait encore du mal à concevoir. Une pierre précieuse perdue à travers le vaste monde des humains et il avait eu la chance de pouvoir l’approcher. Elle ne lui avait presque rien raconté des siècles d’existence qui avaient précédé son arrivée comme conseillère d’Airilion mais il avait écouté la moindre de ses paroles et il les avait scellées dans son cœur. Elle n’avait même pas eu la peine de lui demander. Elle avait vécu dans la cité d’Airilion près de deux cents ans, régnant dans l’ombre des souverains, prenant cinq identités différentes au cours du temps pour que les humains ne se doutent pas de son immortalité. Il savait qu’au cours de ses nombreuses existences, elle avait connu la grandeur et la puissance d’une Ithion unifiée avant que la cité ne disparaisse, engloutie dans un terrible tremblement de terre. Le royaume avait alors éclaté en différentes petites principautés, comme celle d’Airilion, avec un système de cités vassales satellites. Les choses devaient être plus simples à l’époque. Iecham avait dû vivre de folles aventures avant de les rencontrer. Pourtant, elle avait décidé de renoncer à son immortalité en rencontrant Sigfrid et Karl. Un don magnifique mais également un poids, l’annonce de la mort du dernier hénèbe sur terre.

Sigfrid eu, comme à chaque fois qu’il se remémorait le passé, une pensée fugace pour Denia Lengsfrid, la fille de Iecham et de Karl. La cité vassale d’Ectale, tenue par Karl Lengsfrid, était tombée depuis longtemps sous la domination du nouveau roi d’Airilion. La dernière fois qu’il avait vu Denia, elle était encore dans le ventre de sa mère et il venait d’enfoncer son épée dans le ventre de son père. Trois ans plus tard, sa mère mourrait durant le siège d’Airilion, tuée par Sigfrid dans sa chambre. C’est en tout cas ce que l’histoire avait retenu. Si elle était encore en vie aujourd’hui Denia devait avoir 25 ans. Sa famille avait rapidement été évincée du pouvoir après la prise d’Airilion et le nouveau roi s’était empressé de prêter serment à Sigfrid. Ce dernier ne connaissait pas le destin des Lengsfrid et il ne s’en était pas particulièrement soucié, comme il l’avait promis à Iecham. Il ne savait même pas s’il serait capable de regarder Denia dans les yeux avec la mort de ses parents sur la conscience. Il valait mieux qu’elle soit à leurs côtés dans l’obscurité accueillante de la terre.

Le roi fut tiré de ses pensées par son fils Askan qui entra dans le bureau sans prendre la peine de frapper. Sigfrid, adossé contre la table débordant de parchemins, avait les yeux dans le vague et jouait avec quelque chose dans sa poche, comme à chaque fois qu’il rêvassait. Il leva les yeux et réprimanda son fils :

- « Je t’ai vu tricher aux cartes, Askan, et ta sœur aussi. Par ailleurs, combien de fois dois-je te dire de frapper à la porte de mon bureau avant d’entrer ? »

- « Au moins une fois de plus. Je vous ai vu nous regarder alors j’ai pensé que je pouvais venir vous voir. Encore une fois plongé dans vos pensées, père ? »

- « Il y a toujours quelque chose auquel je dois penser. Tu l’apprendras bien assez vite lorsqu’il sera temps pour toi de ceindre la couronne. »

Askan referma la porte derrière lui et s’avança dans la pièce pour venir s’asseoir sur une chaise non loin de Sigfrid :

- « Ne me mentez pas père, vous étiez en train de penser au passé. Peut-être cela vous soulagerait de m’en dire plus ? Vous sombrez de plus en plus dans la mélancolie. Je suis adulte maintenant, vous pouvez vous reposer sur moi entièrement, même lorsque ça ne concerne pas les affaires du royaume… Est-ce en rapport avec votre conquête d’Airilion ? Est-ce à cause de Iecham Lengsfried ? Mon oncle n’a pas voulu m’en dire plus. »

Askan avait hésité à poser ses deux dernières questions, mais il finit par les dire en espérant que cela pousserait son père à se livrer. Il sentait que quelque chose n’allait pas depuis plusieurs années sans réussir à rassembler tous les éléments de l’histoire. Son père semblait constamment vaciller entre deux mondes. Sa mère leur disait régulièrement étant enfant, pour expliquer les absences de leur père, qu’il avait besoin de rendre visite à ses fantômes. Mistride connaissait bien son mari mais elle était incapable d’expliquer à Askan ce qui n’allait pas. Elle avait accepté son mutisme et ne lui avait jamais posé de questions. Le prince sentait qu’elle en savait plus que ce qu’elle voulait lui faire croire. Elle avait simplement renoncé depuis longtemps à comprendre et à s’opposer à lui. L’esprit d’Askan, lui, refusait de le faire. Surtout après avoir entendu l’histoire de la famille Lengsfrid de la part de son oncle Ardulf, un soir de beuverie, alors qu’il allait inspecter Carfala pour son père. Il avait menti par omission puisqu’Ardulf lui avait également dit que Iecham avait les yeux changeants en fonction de ses humeurs. Askan n’arrivait pas à départager le vrai du faux et à comprendre ce que cela signifiait. Les livres à sa disposition ne l’aidaient pas. Les chroniques étaient lacunaires et avares en détails. C’était le décalage entre les témoignages et les écrits historiques qui l’avaient alerté. De petites mentions dans les parchemins, d’infimes incohérences, qui épaississaient le mystère plutôt que de le dissiper.

Sigfrid fit un sourire chaleureux à son fils. Il ne pourrait jamais lui expliquer le déchirement qui s’était créé en lui à la mort de son meilleur ami et de son premier amour. Il ne le devait pas même : cela faisait partie de son histoire personnelle et non de celle de ses enfants. Il ne voulait pas les entraîner dans son passé torturé car le reconstituer pouvait s’avérer dangereux. Lui-même le maitrisait mal et ne savait pas exactement ce qu’il recelait. Il pouvait juste empêcher Askan de fouiller dans sa propre histoire.

- « Ardulf devient bien trop bavard en vieillissant, Askan, il ne faut pas qu’il te mette de fausses idées en tête. Il fait le malin depuis qu’il est régent de Carfala mais si notre sœur, Igerne, était là, elle lui rappellerait quelle est sa place. Et puis les vieux bougres comme lui et moi, nous enjolivons souvent les récits des victoires de notre jeunesse. J’ai fait des choses que je regrette, il est vrai, et la mise à mort du couple Lengsfrid en est une. Je les aimais beaucoup tous les deux et j’ai besoin parfois de me remémorer le bon vieux temps. J’espère que tu n’auras jamais à vivre cela. Ne t’inquiète pas, je vais bien. Il est l’heure d’aller au temple je crois. Va te préparer, je termine ce que j’étais en train de lire et je vous rejoins. »

La déception se lisait sur le visage d’Askan mais il obéit et sortit de la pièce. Bientôt, peut-être, il en saurait davantage. Il se dirigea mécaniquement vers sa chambre pour se changer. Il arbora des vêtements vert amande comme il convenait en ce jour de célébration dédié au Grand H Hierana, déesse de la fertilité et de la nature. Les moissons étaient terminées et elles avaient été très bonnes. Tout le royaume serait en fête aujourd’hui et on remerciait la déesse pour ses bienfaits. Askan alla frapper à la porte de la chambre de Lisda qui lui cria d’entrer. Elle finissait de s’habiller, aidée par deux domestiques. À la vue de la mine déconfite des servantes, il supposa que sa sœur avait dû leur faire beaucoup de reproches. Il les congédia d’un signe de tête et prit le relai. Il sourit en voyant leurs visages se détendre de soulagement. Lisda ressemblait sûrement à sa tante Igerne, qu’il n’avait jamais vu, mais qu’il imaginait se comporter comme un despote avec ses servantes. Lisda haussa les épaules et termina de mettre ses chaussures pendant qu’Askan finissait d’agrafer le dos de sa robe.

- « Elles sont incompétentes au possible. Elles tremblent à moitié en m’habillant, je suis encore trop gentille avec elles. »

Elle contempla son propre reflet et celui de son frère dans le miroir.

- « Pourquoi avoir choisi ce vert clair Askan ? Il te va très bien mais tu vas dénoter avec tout le reste de notre famille, ce n’est pas convenable. Nous avons choisi une autre nuance cette année. Je la préfère d’ailleurs, elle s’accorde mieux à ma carnation. »

Lisda avait opté pour une robe fluide d’un vert foncé, luxuriant rehaussé, de broderies d’or. Le tissu lui tombait jusqu’aux chevilles. La jeune fille de seize ans ne portait jamais de robes plus longues de peur de tomber en public et elle refusait de porter des talons pour ne pas paraître plus grande que sa mère. Elle avait hérité de Sigfrid sa haute taille et sa peau foncée. Sa carnation tranchait avec celle d’Askan, de Mistride et surtout des nobles d’Airilion. Lisda essayait constamment d’atténuer les différences, raison pour laquelle Sigfrid se moquait constamment d’elle. En revanche, ses cheveux châtains clairs, bien lisses, et son profil droit tenaient indubitablement de Mistride. Lisda avait laissé sa chevelure flotter librement sur ses épaules comme le doit toute jeune fille qui n’est pas encore mariée. De petites épingles en forme de fleurs venaient parsemer le haut de son crâne.  

- « Justement on ne verra que moi petite sœur. Pas la peine de te faire aussi belle. À moins que tu ne cherches quelqu’un à impressionner peut-être ? », répondit Askan pour la provoquer.

- « Je ne vais pas faire l’erreur de te répondre, grand frère. J’ai fini de m’énerver pour aujourd’hui. J’ai encore eu une dispute avec maman quand tu es parti voir père. Sache qu’elle n’accepte toujours pas que tu partes et je t’avoue que je suis partagée sur la question. »

Askan ne répondit pas et la pressa de finir de se préparer. Lorsqu’ils furent prêts ils partirent tous les deux pour rejoindre leurs parents et le reste des nobles du royaume qui avaient eu le privilège de pouvoir venir prier au temple avec la famille royale. Il s’agissait, pour la plupart, de conseillers de son père ou de fils aînés de vassaux, les rois restant dans leurs cités pour organiser leurs propres festivités avec leurs sujets.

Le temple des Grands H était dressé à l’intérieur de la première enceinte d’Airilion qui comprenait le palais royal et toute l’administration. Les grands bâtiments étaient serrés les uns contre les autres comme s’ils aspiraient à sortir des murailles pour se déverser dans les rues de la ville en contrebas. Il n’y avait pas de place pour des espaces de verdure sur les hauts d’Airilion, les seuls jardins existant se trouvaient dans la cour du palais royal et dans celle du temple. Cela laissait toujours Askan songeur d’imaginer que plusieurs siècles auparavant, lorsque la puissance de l’Ancienne Ithion était encore à son fait, cette première enceinte contenait l’ensemble des habitants de la petite ville d’Airilion. Plus il apprenait de choses sur le passé de son pays, plus il était fasciné par l’histoire des Hommes. Il se rendait compte que beaucoup de pans du passé de l’humanité étaient obscurs, même pour ses professeurs qui avaient pourtant accès aux parchemins de la bibliothèque royale et en avaient étudié bien d’autres durant leurs études. Il avait lu et entendu bon nombre de légendes sur des créatures disparues et des batailles jamais mises par écrit dans les livres d’histoire. Il pensait que ces contes pour enfants devaient être inspirés de faits réels. Il avait demandé à son père l’autorisation de partir pour consulter la réserve de documents anciens conservés dans la bibliothèque d’Aretrina. On y trouvait les rares manuscrits extraits des décombres de la cité d’Ithion, brisée par un cataclysme. C’est la puissance de la nature qui avait finalement achevé le règne de la grande cité. Heureusement, certains de ses trésors avaient été extraits des ruines et conservés par les prêtres d’Hiridiou, le dieu de la connaissance. Après maintes demandes, Sigfrid avait fini par céder en imposant ses conditions. Askan devait partir après les festivités en l’honneur de Hierana et il s’était engagé à revenir dans un délai de trois mois.  

Il revint à la réalité lorsque la procession commença à partir. Elle allait de la porte principale du palais jusqu’au sanctuaire à l’ouest de l’enceinte. Sigfrid avait financé récemment le clergé pour refaire toutes les peintures extérieures du grand bâtiment. On ne pouvait pas louper la grande coupole divisée en cinq rayons de couleur symbolisant leur panthéon : le bleu pour Huchepta, le vert pour Hierana, le rouge pour Hetria, le jaune pour Hiridiou et le violet pour Hatira. Il s’agissait du plus grand et du plus ancien temple des Grands H, en élévation depuis la création de la petite cité durant la période d’épanouissement de l’ancien royaume d’Ithion. Au fur et à mesure des siècles, des réparations et surtout des agrandissements avaient été entrepris pour rendre le bâtiment encore plus majestueux.

Une dizaine de prêtres, appelés grands maîtres, les attendaient en haut des marches. Chacun tenait un bâton où de fins rubans de couleurs avaient été noués adroitement et flottaient dans le vent. Leur chemise était en accord avec la couleur de leur bâton et ils portaient en outre une cocarde vert foncé sur leur poitrine. Les deux desservants d’Hierana étaient en avant des autres. Ils s’inclinèrent tous bien bas devant la famille royale et leur firent une haie d’honneur pour les laisser rentrer en premier. Il faisait très frais à l’intérieur du temple, surtout dans le grand hall. Il s’agissait d’une grande pièce carrée, haute de plafond et dépouillée de tout ornement. Les jeux de lumière créés par les reflets des couleurs de la grande coupole de verre suffisaient à l’habiller. Au centre trônaient fièrement les statues en pierre des Grands H. Seuls leurs yeux, disproportionnés, étaient peints avec la couleur qui servait à les identifier. Ils auraient pu paraître ridicules s’ils n’avaient cet air aussi sévère et déterminé. Cette première grande pièce ouvrait sur une série de cinq chapelles, chacune étant dédiée à une divinité. Les chapelles étaient réservées uniquement aux membres de la famille royale. Les autres membres de la procession devraient rester dans le hall et prier devant les statues en écoutant le sermon du maître-assistant, ce qui était déjà un privilège.

Sigfrid pris la main de Mistride, Askan en fit de même avec celle libre de sa sœur. Les deux femmes tenaient des épis de blés confiés par les prêtres et fraichement coupés dans la campagne environnant Airilion. La famille se retrouva dans le silence de la chapelle. Ils déposèrent les offrandes aux pieds de la statue et écoutèrent le discours du grand maître d’Hierana. La déesse veillait à ce que ses enfants soient biens nourris et se reproduisent jusqu’à la fin des temps. Sigfrid contemplait les yeux verts émeraudes de la statue qui lui faisaient penser, tous les ans, à ceux que Iecham abhorrait uniquement pour lui dans l’intimité. Il fut tiré de sa torpeur par la main ferme de sa femme sur son épaule. Le prêtre avait terminé son discours. Ils partagèrent tous un pain aux herbes et à la viande réalisé spécialement pour l’occasion. Il y en aurait bien d’autres rompus durant le banquet ce soir.

Askan avait achevé de préparer ses affaires pour le voyage durant le repas de fête. Pas question de boire ce soir et de ne pas pouvoir partir tôt le lendemain matin. Il fallait qu’il respecte le délai de trois mois imposé par son père. Or, il avait normalement deux semaines de trajet pour arriver à Aretrina, ce qui lui laissait environ deux mois d’étude. Il ne savait pas si les maîtres lui laisseraient facilement l’autorisation de consulter leurs manuscrits les plus délicats, même avec des lettres de recommandation de Sigfrid et de ses professeurs. Le territoire du temple d’Aretrina n’appartenait à aucun royaume et leurs adeptes ne se mêlaient pas de politique, bien que leurs meilleurs élèves deviennent ensuite les précepteurs des princes et des princesses de toutes les cités-états. Maître Albert, son principal précepteur et le grand maître d’Hiridiou à Airilion, avait gardé des contacts à Aretrina et l’accompagnerait. Mais il l’avait déjà prévenu qu’en temps normal ils ne laissaient personne toucher les archives les plus anciennes et certainement pas un non érudit. Il aurait tout de même accès à davantage de ressources pour comprendre le monde et le royaume qu’il devait diriger un jour. Il partirait à cheval avec une petite troupe de gardes qu’il laisserait dans le village de Thilly pour pénétrer seul avec maître Albert dans Aretrina. Il ne s’agissait pas de provoquer un incident diplomatique ou de donner mauvaise réputation à Sigfrid.

Le lendemain matin, Askan se leva rapidement et fut heureux de constater qu’il n’avait personne à tirer de force du lit. Tout le monde était prêt pour le départ y compris maître Albert. Une domestique du temple d’Hiridiou, Iris, terminait de sceller son cheval. Il emmenait également avec lui dix gardes choisis par Sigfrid. Maître Albert salua le fils du roi d’une façon peu formelle en raison du privilège qu’il avait de le connaître depuis qu’il était tout petit.

- « Bonjour Askan, c’est une belle journée pour chevaucher. Je me suis un peu laissé entraîner dans les festivités hier mais comme vous pouvez le voir, je suis à l’heure. On ne vous a pas beaucoup vu au banquet. »

Askan flatta l’encolure de son propre cheval :

- « Bonjour, maître. J’étais bien trop excité à l’idée de partir en expédition. J’ai rapidement mangé pour étudier notre trajet et vérifier le matériel. Je tiens à mener personnellement notre troupe. »

Maître Albert s’inclina bien bas lorsque le roi pénétra dans les écuries :

- « Tu as bien raison, mon fils, le chemin est aussi important que la destination. Toi et tes livres, un roi sage qui succèdera à un roi guerrier. Mes capitaines t’ont emmené plus d’une fois en campagne mais tu n’as jamais eu de bonnes prédispositions pour les armes. Heureusement que tu as hérité de ma constitution et que je recrute des hommes d’armes compétents pour te protéger. Souviens-toi de ce dont nous avons parlé ensemble dans mon bureau et reviens vite. Je comprends que tu doives te forger ta propre expérience mais ton futur est à Airilion. »

Askan se demandait laquelle de leurs conversations il mentionnait mais hocha tout de même la tête. Il fut violemment projeté en arrière lorsque Lisda se jeta sur lui. Il lui rendit son étreinte et monta à cheval. Il valait mieux qu’il parte vite ou il ne pourrait jamais le faire. Mistride se proposa de l’accompagner seul, au trot, jusqu’à la porte de l’enceinte royale. Lisda voulait y aller aussi mais elle recula devant le regard noir de sa mère. Cela ne présageait rien de bon pour Askan car la reine était très réservée au sujet de son départ. Juste avant de passer la porte elle saisit les rênes et lui murmura, la voix pleine d’émotions :

- « Ne va pas creuser trop profondément pour trouver les cadavres du passé mon cher fils. Parfois le mieux est de ne pas connaître pour ne pas souffrir. Ne deviens pas comme ton père, n’amasse pas des fantômes dont tu ne pourras pas te débarrasser. »

 Il posa une main qui se voulait rassurante sur celle de sa mère mais en réalité il n’était pas sûr lui-même de ce qu’il faisait :

- « Ne vous inquiétez pas, je veux juste étudier davantage pour mieux gouverner ensuite. Je reviendrai vite. Essayez de ne pas vous entretuer avec Lisda en mon absence. »

Mistride lui sourit tendrement mais Askan sentait que ses plaisanteries ne produisaient pas l’effet désiré :

- « Je sais très bien pourquoi tu es devenu comme cela : avide de combler les trous. Fais juste attention à ne pas tomber dans l’un d’entre eux. »

Il hocha la tête et, d’un signe de main, ordonna à la petite troupe d’avancer. Il ne se retourna pas lorsque les portes se refermèrent derrière lui. Il était plein de détermination même s’il savait que sa mère avait raison. Il n’y pouvait rien, sa soif de connaissances était plus forte que tout.

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dodoreve
Posté le 17/02/2021
Coucou Iecham ! Je prends enfin le temps de poursuivre ton histoire. J'aime tout, tout, tout dans l'équilibre que tu instaures entre descriptions, dialogues, pensées et souvenirs. Avec ces déchirements, je ne m'éloigne pas de l'impression que j'avais eue à la lecture de ton prologue de lire une histoire "noble", belle et tragique.
Il n'y a que l'absence de ponctuation qui me gêne parfois un peu, car je trouve que ça aurait tendance à précipiter et alourdir le rythme. Par exemple : "Il arborait la même chevelure noire que son père mais contrairement à ce dernier il avait décidé de les laisser pousser." ou "Si elle était encore en vie aujourd’hui Denia devait avoir 25 ans." Lu d'une traite, ou même à l'oral si tu veux mieux te rendre compte, je trouve que ça nous fait moins savourer ton écriture qui est autrement très agréable à lire. Mais ce n'est qu'un détail : je me suis fait la réflexion et comme j'apprécie grandement ton style et ce que tu racontes, j'espère pouvoir te "donner" quelque chose en retour (de constructif mais pas critique :) ).
On s'attache beaucoup à Askan, son désir de savoir et la conscience qu'il a du poids du passé. "Mais il y a certains souvenirs qui sont plus réels que la vie elle-même et des pensées plus saisissantes que n’importe quel acte du quotidien." Ah la la, tout droit dans mon petit cœur qui se retourne si tôt dans ma poitrine ce matin.
J'ai hâte de pouvoir lire la suite : je ne peux pas le faire dans l'immédiat, mais dès que je serai dans de bonnes conditions pour le faire, je m'y plongerai avec grand plaisir !
Iecham
Posté le 17/02/2021
Coucou dodoreve ! Merci encore une fois pour tes commentaires détaillés, c'est super pour moi d'avoir un retour aussi riche !!
Tu as parfaitement raison pour la ponctuation, je ne mets pas assez de virgules, et j'ai immédiatement commencé à corriger cela dans mon manuscrit dès que j'ai vu ton commentaire (tu as le don pour motiver et donner envie de faire mieux !).
J'espère à bientôt, que ce soit sur ton texte ou sur le mien (je vais essayer de me libérer des moments de tranquillité cette semaine pour reprendre ma lecture de Loup).

Bonnes lectures. Iecham
Blanche Koltien
Posté le 13/02/2021
Hello!

Ce premier chapitre est tout aussi prometteur que le prologue dis donc!
On s'attache tout de suite aux personnages, surtout Askan!
Les descriptions sont précises, agréables à lire, bref, c'est vraiment top!
Trop hâte de lire la suite!
Iecham
Posté le 13/02/2021
Bonjour, merci, contente que tu aies poursuivi la lecture !!
Cela tombe bien pour Askan, il compte bien "s'incruster" dans la suite de l'histoire :) Je te laisse découvrir le personnage féminin principal qui est introduit au chapitre suivant !

Bonnes lectures !
Iecham.
Pétrichor
Posté le 12/02/2021
Je m'attelle au premier chapitre !

Franchement, génial ! C'est vachement bien mené !
Je suis toujours admiratif de ce genre de description hyper détaillée, hyper pointue... J'imagine que tu avoir la scène précise dans ta tête.
Néanmoins, fais attention, ça peut peut-être alourdir le récit ! Bon après c'est le début donc c'est normal, et pour la suite ben je l'ai pas lu donc je peux pas dire :D

Ton monde est superbe ! Hauts en couleurs, précis. On perçoit tout de suite une vraie histoire derrière la cité, les hommes, la famille royale... C'est trop cool.

Donc c'est un vrai bravo ! J'ai hâte de lire la suite !

À bientôt,

Pétrichor.
Iecham
Posté le 13/02/2021
Super si la suite te plaît !!
Effectivement je suis une grande bavarde et j'aime bien "planter le décor" de façon détaillée :) Je vais veiller à ce que cela n'alourdisse pas trop le style. Merci encore pour ton retour ! On se retrouve au prochain chapitre j'espère ;)
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