Peut-être était-ce la courbure affaissée de sa nuque ou la mollesse un peu lourde de sa tête ; l’apathie irritante de son regard ou l’allure généralement cotonneuse de sa physionomie… un quelque chose qui dérangeait et désintéressait tout à la fois, décourageait et détournait le regard du passant trop inattentif pour s’arrêter à la lecture difficile d’un corps dressé là, comme un chiffre. Car s’il est des corps qui se donnent à lire, d’autres se dérobent aux sens et ne laissent derrière eux que le souvenir spectral d’une face sans visage.
Alice Woland appartenait à cette caste des existences invisibles qui ne semblent côtoyer que des amnésiques. Pauvre petit ersatz de femme, elle était dotée d’une silhouette obscure à laquelle le passant inattentif se représente mille fois avec une impression vague et persistante de déjà-vu. Or il est attendu et même observé et vérifié que le passant, enroulé dans ses préoccupations égoïstes et minuscules, est l’être le plus négligent qu’il soit.
Voilà une première vérité, et comme ses comparses, elle ne vient pas sans sa première difficulté puisque vous exigez désormais des données fiables et indubitables. On ne peut pas poser de telles sentences sans les prouver. La science, la sociologie, les faits, le réel, ça se respecte. Je sais. Je dirais même que je vous attendais au tournant car je connais bien les lecteurs et lectrices de votre espèce. Vous donnez à peine quelques minutes à votre auteur et nourrissez déjà la prétention d’agir sur un récit qui ne vous appartient pas. Convaincus de votre bon droit, vous discutez, doutez, reprenez, froncez le sourcil gauche, grattez la tempe droite. Non, décidément, ça ne prend pas. Enfin vous êtes de bonne foi donc vous allez relire attentivement : « Or il est attendu et même observé et vérifié que le passant… hum… oui, oui… ou plutôt non, on demande à voir ! ». Voir quoi, on ne sait pas, tant pis puisque l’incrédule a, quoiqu’il en soit, toujours raison. On peut donc soulever le nez avec l’air dédaigneux des suspicieux et pousser le vice jusqu’au partage en interpelant son voisin ou sa voisine de canapé : « Nan mais tu te rends compte ? ». Pour l’argument, je vous aide, il faut m’objecter qu’un passant est un état plutôt qu’un être. Parce que c’est vrai, oui, très vrai, j’aperçois la contradiction. À la question « Qui es-tu ? », on n’a jamais vu personne répondre « Un passant » quoique nous nous logions dans la vie des autres en occupant immanquablement la périphérie insignifiante des passants. Et malgré l’expérience régulière de ce décentrement révoltant, nous espérons toujours coloniser le monde à la force de ce que nous appelons esprit, raison ou intelligence. Il faudrait pourtant admettre qu’il s’agit d’un point de fuite très hasardeux. Il est nôtre. Il n’est rien d’autre. Et s’il est tout à fait naturel que notre individualité se révolte pour affirmer qu’elle n’est pas plus touchée que définie par cette réduction relative, notre intelligence arithmétique reconnaît toutefois le poids des chiffres et des proportions, elle considère les milliards de ses semblables ; ils sont très nombreux à la percevoir comme une autre au mieux importune, au pire indifférente. Sa perspective est donc trop légère et surtout trop interchangeable. Qu’elle accepte bravement que cette demi-existence des ombres sur le trottoir soit aussi la sienne et qu’elle cherche plutôt à récupérer un peu de consistance. Impossible ? Une vie pour une vie et voilà la dette acquittée ; quant aux morts, ils ne valent que les vers qui les rongent.
Voici pourtant une amorce de solution : l’autre vous dérange, l’autre vous nie, devenez cet autre. N’est-ce pas le rôle de tout bon récit ? Celui-ci n’est peut-être ni très bon, ni très mauvais. Il est. À vous de le suivre et d’accrocher votre regard à l’ombre de la foule pour la transformer, le temps d’une lecture, en un sujet qui pense, sent, désire et agit.
La façon dont tu t'adresses au lecteur me plaît beaucoup ainsi que le sujet présenté.
En effet, nous sommes tous des passants... Parfois aussi des spectateurs, témoins des autres... Des acteurs et parfois même des auteurs pour ceux qui ont rencontré leur définition brute, l'acceptent et la transforment (j'ai pas dit changer mais transformer...)...
Alors bonne évolution/transformation à toi 😊
Ella Palace
Il faut je corrige cet aspect "technique", c'est la première fois que j'écris de la fiction et je crois que ça se voit... Je n'écris que des analyses, des articles, des cours, des essais... bref des textes peu littéraires, très froids, très scientifiques. La transition va me prendre encore un peu de temps ^^
Après avoir vu ta présentation sur le forum qui était très originale et très jolie, j'étais très curieux de te lire.
Voilà un prologue sacrément cryptique ! Je trouve que tu as une écriture, en tout cas ici (^^), très intéressante très riches dans les mots et les tournures, et aussi assez technique. Ce n'est pas un reproche, pour ma part, ça ne me dérange pas. Il faut juste que j'aligne correctement mes neurones dans ce cas là ^^.
Les sujets abordés ont fait des échos chez moi. Toute cette réflexion autour du terme "passant" est vraiment très bien :).
Du coup, je m'en vais lire le premier chapitre sous peu :).
A bientôt !