Août, 1884, pays de Hongoria.
C’était un soir pluvieux qui n’avait de particulier que d’exister.
La pluie se tarissait et le sol dallé luisait sous mes pas. Des perles d'eau suintaient des tuiles et des gouttières en argile. Le torrent qui avait jailli des minutes auparavant s’épuisait, laissant des flaques malodorantes. Les rigoles des ruelles perdues dans le noir et désertées par les foules nocturnes, effaçaient toutes traces du liquide gelé.
Le quartier des horlogers retrouvait son aspect magique et féérique que les enfants admiraient, la bouche ouverte, et que les adultes adulaient pour la poésie qui émanait des murs. Il se baignait sous les enseignes et sur les vitraux chamarrés tandis que ci et là, des passages naissaient entre les façades rapprochées menant vers des espaces plus sombres. À chaque instant, je pouvais tomber dans les ténèbres et plonger, des secondes plus tard, en pleine lumière.
J’avançai plus vite. Mon pouls accéléra, mes joues commençaient à brûler, tout comme ma trachée. L’air humide noyait mes poumons qui recrachaient de la vapeur blanche.
Les deux ombres devant moi avaient pris de l’avance. Il était hors de question qu’elles me filent entre les doigts. Pas cette fois.
J’appuyais plus fort sur les pavés, couru. Je fonçais aveuglément dans un labyrinthe de ruelles, parfois identiques. Les échos grouillaient autour de moi, me désorientaient. C’était à se demander, si je ne tournais pas en rond et pourtant, ce ne devait pas être le cas, car j’entendais toujours le son des talons martelant le sol.
Je n’avais pas lâché mon suspect de la soirée, jusqu’à m’engouffrer dans ces rues plus que ténébreuses où ma propre ombre me donnait des sueurs. C’était rageant de tourner en bourrique, alors qu’ils étaient là, à quelques pas de moi, dans l’angle d’un bâtiment, à l’ombre des immenses statues des dieux anciens, ou encore derrière les végétaux rampant d’une façade à une autre.
Je courais à m’en rapper les semelles, à m’en couper le souffle avec une seule idée : assassiner la pestilence d’Hongoria
Les façades paraissaient se rapprocher de moi, prêtes à m’écraser et à faire de mon existence une silhouette rougeâtre gravée sur un mur décrépi.
Le ciel sans lune ne m’aidait guère à y voir clair et je virai, tournai à la recherche d’un pas figé dans la boue formée au sol. À l’affut, je guettais le moindre bruissement qui chatouillait mes oreilles.
Je m’arrêtai, le souffle court, les poumons en feu, fermai les yeux, traquai les sons et flairais les odeurs. Le musc s’infiltra dans mes narines inondant mon esprit et obscurcissant la voie qu’il traçait et qu’enfin je visualisais. Je le humai comme un animal poursuivant sa proie, le nez en l’air et les lèvres retroussées sur mes dents.
Un cri étouffé me parvint.
Ils étaient proches.
Je repris une course effrénée avec en tête l’image de la jeune danseuse vue dans la soirée, chez une connaissance. Elle avait donné une si émouvante représentation de l’enfant perdue et avait été si douce et aimable avec les convives. Elle avait éveillé la sympathie. La pauvre petite s’était fait bêtement charmer par les paroles rassurantes d’un pervers répugnant. Un Homme qui ne m’avait jamais inspiré que du dédain et une profonde colère.
Mille émotions me passaient dessus. Je ne pouvais pas me sortir cette gamine de la tête. Si jeune. Si Frêle. D’une innocence tragique. Elle ne devait pas avoir plus de dix-huit ans et portait encore sur le visage la douceur de l’adolescence. Oui. J’avais vu lors de sa prestation une terrible naïveté, et à l’écouter, toutes les âmes, même les pires, étaient à sauver.
Elle représentait l’enfant que jadis, j’avais été. Une pauvre chose qui pensait qu’avec des sourires on pouvait refaire les gens.
Je n’entendis plus rien. La peur m’insurgea. Elle tonnait en moi comme l’orage en début de soirée. Je tournai à l’angle d’un cordonnier, m’enfonçai plus profondément dans le labyrinthe de ruelles. À chaque murmure de la nuit, je pensais penser à la fille et me désorientais un peu plus. Les minutes s’égrenaient. Je les sentais à chaque pas que je faisais, à chaque chemin vide.
Perdu, je m’arrêtais encore une fois. Il y avait dans le vent des sons échoïques.
J’entendis une masse s’écrouler et un rire.
Vif, je me tournai, le corps bouillonnant et bondis, jusqu’à parvenir à elle.
C’était aux abords d’une rue étroite, celle qui amenait dans le secteur des couturières et des ébénistes, que je vis le corps sans vie de cette jeune femme. Un ruban de sang se déroulait sur sa gorge et il formait un grand sourire partant d’une oreille, vers l’autre. Ses jupons étaient arrachés, ses cuisses ouvertes, son corset tailladé. Je m’approchai.
Ses yeux étaient ouverts, braqués dans les miens.
Je me penchai sur elle avec un fin espoir, sentis sa chaleur, vis les larmes de sang qui s’écoulaient sans vouloir se figer et une boule de tissu dans la bouche. Elle était à peine visible, mais c’était elle qui permettait à sa mâchoire de rester ouverte dans un « o » grotesque.
Elle n’était plus de ce monde et pourtant, en voyant le sac, qu’elle tenait encore entre les doigts, bouger, je restais confiant. J’attendis une nouvelle réaction. Mais rien.
Rien, hormis une masse qui ondoya sur sa robe.
Un serpent…
Un serpent borgne.
Il glissa sur le corps de la fille. Ses écailles luisaient du sang de celle que je pris pour sa maîtresse.
— Pauvre chose, chuchotai-je.
Il serpenta vers moi. Sa tête carrée et osseuse se posa sur mon genou, le tâchant de ce sang d’innocente.
Je le pris en main. Son corps n’était que muscle et tiédeur. Je le glissai dans ma chemise, acceptai les ondoiements et les caresses qui levaient sur ma peau mille frissons, puis regardai une dernière fois, la danseuse immobile.
Mes poils se hérissèrent. Ma mâchoire claqua de colère. Je ne pouvais admettre qu’on tue une personne si talentueuse et dont la personnalité demeurait si touchante, si bouleversante. Je n’avais vu aucune noirceur en elle, pas l’ombre d’une dégénérescence mentale.
Encore une…
J’avais pourtant espéré la sauver.
J’étais arrivé trop tard. Cependant, il n’était pas trop tard pas pour son bourreau. Celui qui lui avait souri avec malice. Celui qui l’avait raccompagnée avec discrétion. Je le tenais enfin. Il n’y avait plus de doute.
Je me détournai de la belle et sillonnais le quartier endormi.
L’animal recueilli s’était enroulé autour de mon torse. La tête contre le col de ma chemise, il semblait scruter les ombres. Sa langue s’agitait. Et où il tournait la tête, je m’empressais de courir.
L’homme que je traquais, réapparu. Il marchait d’un pas léger. Son ombre s’échappait des hauts murs sur lesquels elle se reflétait. Il était là, presque à portée de main : l’Egorgeur de Vénessia. La terreur des pucelles d’Hongoria.
La nuit s’enroulait dans sa cape sombre, figeant la bruine qui tombait à nouveau.
Je marchais dans ses pas.
Toujours plus proche.
Il riait sans se soucier de ma présence, humait des pans de tissu, probablement les jupons déchirés de la danseuse. Je serrais les poings, retenais mon envie débordante de lui tordre le cou.
Son odeur âcre et le parfum du sang qui maculait ses doigts m’attiraient irrésistiblement. Mon cœur tonnait sous mes vêtements humides et une vive chaleur s’éveilla sous ma peau. La voix de mes ténèbres marmonna sans que je ne comprenne ses mots.
J’allongeai le pas, bien décidé à tuer cette chose ignoble.
Il pénétra dans le jardin luxuriant d’une des résidences les plus caractéristiques de la ville d’Embra, à Hongoria. La bâtisse était milles voutes superposées. Des tours pointues poussaient de ça, de là à travers les murs de briques bleuâtres.
Un frisson de ténèbres m’envahit. Ma tête tourna. Un sourire assassin étira mes lèvres. Je goûtais à mes obscures pensées.
J’avais profondément envie d’en finir. Ici et maintenant. Mais ce serait trop facile. Trop rapide. Je calmais mes ardeurs, mes ténèbres s’agitaient dans mes très fonds.
— Pas tout de suite, soufflai-je en retenant mes tremblements, ainsi que cette masse informe qui désirait prendre le contrôle de mon esprit, de mes actions. Je veux explorer sa mémoire avant dans finir.
Voir chacun de ses meurtres sordides, pour lui tisser les plus atroces cauchemars. Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait appel à mon don. Était-il temps que je reprenne une activité plus cérébrale.
J’opérai un demi-tour et rejoignis mon hôtel, frustrant la chose qui habitait mon corps.
J’avais envie d’un spectacle, de quelque chose de plus extravagant qu’un simple meurtre de quartier.
Dans peu de temps, je ferais parvenir des brodequins à l’égorgeur, comme il les aimait, et je rirais de lui par-delà mon miroir de songe.