Chapitre 1 : Sergueï

Notes de l’auteur : Texte remis au propre 13-12-21.

1899, Silla, à Hongoria.

 

« Qu'est-ce que la pitié quand notre cœur est enrubanné de noirceur ? ». C'était l'inscription noté au bas de la fresque du Dieu Hiboux. Le seigneur punisseur. Selon les écrits, il était l'être céleste qui d'un regard pouvait voir si une personne lui mentait ou lui disait vrai. J'aimais cette phrase, réécrite au fil des siècles mais toujours d'actualité. Plus encore, j'admirai la suivante : « Le cruel doit être bafoué et martyrisé jusqu'à ce que son ombre soit fragmentée, éparpillée. ».

Les vestiges d'une époque passée me parlaient mieux que mes contemporains et leur vision d'un monde utopique où chacun se cachait les yeux et se bouchait les oreilles pour finir par dire des inepties et s'offusquer du moindre détail morbide que la vie menait à nos pieds. Ne pas contrarier les idéologies et la croyance que le monde était de toute beauté. Le cruel faisait partie de nous. Comme la bassesse et la perversion. Ceux qui ignoraient les mots de ses dieux anciens se leurraient et s'affalaient dans leur complaisance erronée. Je trouvais bien dommage de croiser les mots du Dieu Hiboux seulement dans les chemins les plus sombres et de voir ses représentations s'effritaient à l'instar de vieux bouquins abandonnés à même le sol devant des étalages fourmillants de milles nouveautés.

J’étais fort incapable de fermer les yeux ou de me laisser aspirer par les faux-semblants. La vie, de mon souffle jusqu’à celui d’un oiseau voyageur, me montrait l’envers du décor et tous ces visages baissés qui faisaient mine d’ignorer la vérité.

Il était mieux de s’attaquer à des sorciers avec des dons qu’à des humains avec un esprit plus noir qu’une obsidienne posée dans l’obscurité de la roche. 

Qui mieux qu’un être tel que moi, avec les yeux braqués sur la vermine et la violence pouvait détruire la malveillance ? Mon cœur avait été construit pour cette seule cause… Toute mon existence était destinée à la poursuite des malfrats aux mœurs quelques peu ombragés.

Ainsi, je n’aurais pu être plus satisfait que lorsque je la vis sur la toiture du théâtre Silla.  

Belle. Élancée.  

L'étoile m’enthousiasmait.

Ma charmante proie dansait, comme toutes les autres avant elle, à en perdre la tête. Elle se contorsionnait comme si le diable tenait les ficelles de son corps. C’était jouissif de la voir tourbillonner. Les yeux dans le vague, elle me prouvait à quel point la folie était admirable, remplie de poésie. La danseuse était là, à la merci d’un faux pas, du vide qui lui tendait les bras. Si grands, si froids, les tulles de sa tenue se confondaient avec la brume légère d’un temps maussade.  

Plus elle gesticulait, plus la foule s’agglutinait autour de mon banc devant le théâtre, sur le pavé ou en plein milieu du carrefour. J’entendais les ignorants lui hurler de descendre. Se doutaient-ils qu’elle n’entendait ni leur voix ni sa raison ? Mon enchantement la gardait prisonnière d’un univers que personne n’imaginait. Elle était perdue sur une route de désillusions, accablée d’images affreuses. Pauvre sans cœur ! Mais ne le méritait-elle pas ? Pourquoi avoir de la pitié ? En avait-elle eu pour la fille qu’elle avait tabassée ? Je l'entendis encore rire et lancer ces mots acerbes : " L'oiseau est mort vive l'Oiseau.". Elle s'était présenté le menton levé, les lèvres mut dans un sourire sardonique. Ce jour-là, j’étais prêt à lui arraché les yeux, j’étais prêt à lui écraser le thorax et à lui tordre l’âme. Mais ce n’était plus moi. J’avais abandonné l’idée de me salir les doigts quinze ans auparavant pour des raisons qui ne concernaient que moi.

Les yeux accrochés à mon adorable victime, je pris plaisir à écouter les cris de la foule.

Perchée sur la toiture, la femme n’était plus qu’une marionnette, qu’un jouet dans les mains de mon pouvoir. L’observer ne m’apporta aucune pitié. Mon cœur gelé tressautait comme à son habitude dans une excitation passagère qui saurait se faner bien assez tôt, et me laisserait chanceler dans un ennui brouillé de multiples pensées.

Le regard jeté sur ses pieds qui bougeaient frénétiquement, je souris égal à un fou derrière mon écharpe noire. J’entortillais mes mèches blond-gris autour de mes doigts, amusé, alors que tant d’autres tentaient de la sauver avec d’inutiles et lamentables plaintes.

Je n’avais qu’une hâte en la fixant enchaîner entrechats, pirouettes, et toutes sortes de pas : qu’elle se brise en mille morceaux sur le sol, à la manière des ballerines de verre que collectionnait ma belle-mère.  

Mes prunelles posées sur elle, je profitais autant des hurlements des badauds que du saut de biche que l’étoile exécuta dans le ciel débordant de larmes.  

La pluie tapait dru sur le bitume. Elle fredonnait une mélodie funeste. Un air parfait.  

À l’exemple d’un oiseau pris dans une tempête de vent, l’hirondelle percuta un haut lampadaire, dont la flamme allumée vacilla. Son corps désarticulé glissa et s’empala dans un bruit spongieux sur une pique du portail central du théâtre. Dès l’instant où le corps rencontra l’arme, l’oisillon étendit ses ailes, inerte. Sa performance laissa un silence éprouvé dans l’assistance. Sur mon visage, dissimulé sous mon chapeau, rayonnait une satisfaction ineffable, mais tellement orgastique.  

« Blanche était sa tenue, de rouge elle se teinta, jusqu’aux tulles de ses plumes mortes », murmurai-je en reprenant les derniers mots du poème à la une du journal, ce matin. « De la tête aux pieds, le sang l’imbibait et je souriais. ».  

Sous mon manteau d’ombre et de discrétion, je passai entre les corps statiques et les figures grimaçantes, afin de rejoindre ma sombre ruelle.

Pas à pas, je disparus comme le rien que j’étais, dévoré par le noir d’une galerie abandonnée.

 

 

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