Il faisait nuit. Pourtant Adaline ne parvenait pas à dormir. Hantée par les pleurs qui habitaient sa maison, pétrifiée par les cris qu’elle entendait s’échapper d’une chambre d’enfant.
Ils paraissaient sans fin, mais personne d’autre ne semblait les entendre. En vérité, personne ne s’en souciait, les habitants du manoir bien trop préoccupés par leurs propres larmes pour entendre les appels désespérés du nouveau-né. À la place, on ne cessait de revoir les mêmes images atroces, on se rejouait la scène un millier de fois, on n’entendait que l’écho de ce souvenir.
Rihite était mort et les souvenirs encore frais les hantaient tous avec une netteté déchirante. Pourtant la tempête était passée, le calme avait repris possession de la nuit et personne ne faisait attention à cette toute nouvelle vie qui attendait inlassablement qu’on la remarque, braillant désespérément depuis des heures sans que personne dans tout le domaine de Bellenuit ne bouge le petit doigt.
Dans son lit, Adaline ne faisait pas exception. Les images de ce terrible drame se bousculaient sans fin dans sa mémoire, lui arrachant autant de larmes que de sanglots silencieux. Elle avait l’impression d’être plongée dans le plus épouvantable des cauchemars. Le pire, le plus horrible. Mais ce qui l’anéantissait le plus, ce qui rendait chacun de ses battements de cœur plus douloureux que le précédent, c’était de savoir que ce cauchemar-ci n’aurait jamais de fin.
En se réveillant le lendemain et le matin suivant, Rihite ne serait pas là. Plus jamais elle ne croiserait son regard débordant d’amour, plus jamais elle ne l’entendrait rire aux éclats devant les frasques de ses sœurs, plus jamais il ne la prendrait dans ses bras pour la rassurer après un mauvais rêve, plus jamais il ne chasserait les orages de son regard.
Comment faire sans lui ? ne cessait-elle de se demander. Son monde avait cessé de tourner, le temps lui-même s’était arrêté et tout son univers se retrouvait chamboulé à jamais. Et ça la terrifiait. Adaline n’avait que douze ans et plus personne à qui se confier. Son meilleur ami avait disparu, sa vie fauchée trop tôt par la plus ignoble des créatures. Je le déteste, pensa-t-elle en se mordant la lèvre pour retenir un nouveau sanglot qui lui écorchait la gorge. J’espère qu’il brûlera pour l’éternité même à dix mille lieues sous la mer !
S’il n’y avait eu que ça, s’il n’y avait eu que ses propres pleurs silencieux, ses interrogations muettes et son chagrin si grand… mais il y avait aussi ces cris qui ne cessaient pas, ces hurlements qui l’agaçaient autant qu’ils lui brisaient le cœur car ils étaient plein de cette solitude qu’elle ressentait à cet instant.
Finalement, et par crainte de plonger dans le monde des rêves, Adaline quitta sa chambre pour rejoindre celle d’où s’échappaient ces effroyables vagissements. Elle passa ainsi devant la chambre de son frère, bien trop vide de sa présence réconfortante, de son rire éclatant, de ses mots si tendres. Le silence y planait comme un sinistre linceul, ignorant même les cris qui perçaient dans la nuit, imperméable à ces appels, immuable.
Debout devant cette porte laissée entrouverte par son défunt occupant et qu’on n’eut plus osé toucher dès lors, Adaline s’arrêta et laissa son regard vagabonder sur cet intérieur inchangé, immobile. Et elle se demanda, les yeux brûlant de nouvelles larmes : Que vont devenir ses affaires ? Et sa collection de coquillages qui couvraient chaque meuble de la pièce ? que faire de ces perles aux reflets irisés, de ces branches de coraux éparpillées ?
Rihite prenait tellement soin de ses trésors récupérés au fond de l’eau lors de ses plongées. Rien ne semblait plus précieux à ses yeux que sa jolie collection. Alors les voir si seuls, abandonnés, brisait le cœur de la jeune fille presque autant que les souvenirs qu’ils ravivaient.
Son frère était si bon nageur… Il lui semblait le revoir sur la plage sortir de l’eau les bras chargés de nouveaux coquillages. Son cœur se serra un peu plus au souvenir des heures qu’ils avaient passés à les trier, les ranger puis finalement les admirer. Son regard outremer brillait alors plus que l’océan sous un ciel d’été.
Après une éternité, Adaline s’en détourna, ramenée à la réalité par les cris bien plus tangibles qui lui écorchaient les oreilles. Mais comment faisaient-ils tous pour l’ignorer ainsi ? Comment faisaient-ils pour ne pas l’entendre ? La nuit elle-même s’en retrouvait troublée, ses étoiles brillant plus fort comme pour hurler leur mécontentement face à un tel spectacle.
Quelques portes plus loin dans le long couloir, Adaline se dressa enfin devant la chambre maudite. Elle en tourna délicatement la poignée d’argent, effort de discrétion des plus futiles dans le vacarme ambiant, mais la jeune fille n’aimait pas faire de bruit et demeura la plus discrète possible.
Dans la chambre plongée dans l’ombre, elle découvrit un vieux berceau au mobile miroitant lentement sous la lumière de ce timide croissant de lune. Aucun autre meuble pour l’entourer, personne pour le veiller, juste ces murs au bleu si sombre à cet instant et la lune qui observait, attentive et silencieuse.
À pas feutrés, Adaline s’approcha du berceau. Elle y découvrit le bébé qui y pleurait, si petit, si seul. Sa mère était souffrante depuis sa naissance, son père refusait de la quitter une seconde et ses sœurs répugnaient même de le considérer, trop engluées dans leur chagrin respectif, pleurant toujours la perte aussi soudaine que tragique de leur grand frère adoré, celui qu’elles connaissaient depuis toujours, celui qui était grand et fort, leur protecteur à toutes et à cet instant, la raison de ces larmes silencieuses.
— Il n’y a que toi et moi, lui murmura Adaline, sa voix couverte par ses hurlements déchirants.
Car c’était vrai. Après la mort de Rihite, leur père, Aloysius Moore, avait chassé tous les domestiques du domaine, trop accablé pour ne serait-ce que les regarder alors que son épouse perdait les eaux. Tous, sauf Elora. La gouvernante et meilleure amie de la duchesse qui joua les sages femmes pour elle cette fois encore, mais dont le chagrin, comme les autres, l’empêchait de s’attacher au tout petit qu’elle avait aidé à mettre au monde.
D’un geste instinctif, Adaline tendit les bras vers lui et le souleva maladroitement pour le serrer tout contre elle. Ce contact sembla l’apaiser, car il cessa presque aussitôt de pleurer. Et lorsqu’il ouvrit enfin les yeux, ce fut pour croiser le regard si particulier de la jeune fille. Le bébé parut subjugué par ses iris couleur lavande et tendit ses petites mains potelées vers le visage de sa sœur. Adaline, elle, retint son souffle, pétrifiée en découvrant le regard du bambin.
Car il avait les mêmes yeux bleus que son défunt frère, le même outremer vif et brillant d’amour. En le réalisant, Adaline ne put s’empêcher de pleurer. Ses larmes dévalèrent ses joues pour tomber en une petite pluie sur l’enfant qui continuait de tendre ses mains vers elle. Un faible sourire étira les lèvres de la jeune fille.
— Tu n'es pas Rihite, je le sais, lui murmura-t-elle dans la nuit en le berçant tendrement comme elle avait vu sa mère faire pour ses cadettes des années plus tôt. Mais sache que tu as ses yeux et qu’il avait grande hâte de te rencontrer, petit frère. Je sais qu’il serait heureux de te voir parmi nous et je suis désolée que tu ne puisses jamais le rencontrer. Mais je te promets de te parler de lui, tous les jours et autant que tu le voudras. Notre grand frère était un jeune homme merveilleux et je suis persuadée que tu en deviendras un tout aussi exceptionnel.
Puis, après l’avoir regardé fermer lentement les yeux, apaisé et épuisé, elle l’embrassa sur le front et le reposa délicatement dans son berceau, tirant sa couverture jusqu’à son minuscule menton avec un sourire triste.
— Bonne nuit, Liam.
Profondément endormi, on n’entendait plus que le son régulier de sa respiration. Adaline le considéra encore un moment avant qu’une nouvelle larme silencieuse ne roule sur sa joue en admirant le mobile tournoyer lentement au-dessus de lui. Cadeau de nacres soigneusement sélectionnées que Rihite avait fabriqué, jamais offert mais placé au-dessus du berceau avant l’heureuse naissance.
Adaline en toucha les pendants avec mélancolie, délicats coquillages qui tintèrent mélodieusement avant de reposer un regard tendre sur le petit.
— Fais de beaux rêves…
Et elle se retira, décidée à honorer son frère disparu en prenant soin de celui que le ciel lui avait si gracieusement offert.
Je reviens enfin sur ton histoire (je ne sais même plus si j'avais posté des commentaires sur les autres chapitres, mais si ce n'est pas le cas, ce retour va être l'occasion de le faire !)
Superbe prologue !! J'étais plongée dans l'ambiance du début à la fin ! Je n'ai pas pu me détacher de ma lecture. J'adore l'ambiance triste, j'ai ressenti la solitude de Adaline comme si j'étais à sa place.
Bon, je n'ai pas de remarques à faire concernant des possibles corrections, donc je files (re)lire la suite !
À bientôt :)
Merci pour ton commentaire (très en retard je sais, je suis désolée -_-'')
Je suis contente de voir que ce prologue marche bien et j'espère que la suite t'emballera tout autant. En revanche, et je m'en excuse d'avance (si tu ne l'as pas encore remarqué) je ne sais pas trop quand la suite arrivera. Je n'ai pas vraiment d'excuse pour mon absence ces derniers temps, si ce n'est que j'ai grand peine à me plonger dans des lectures en ce moment ^^' et comme pas de lecture veut dire pas de commentaire à laisser ni de nouveau chapitre à poster, il va falloir que je me remotive !
A bientôt ! :)