Prologue

Notes de l’auteur : Le récit de fiction parle de sujets parfois sombres. S’ils sont durs, il me semblait malheureusement impossible de parler au mieux de la condition des femmes, qui est un des thèmes principaux de ce livre, sans les aborder.
J’ai essayé de ne pas les dépeindre de manière trop visuelle. Cependant, certaines personnes ayant vécu ce genre de situation pourraient trouver difficile de les lire. Voici donc quelques TW, ou alertes de déclenchement :
Grooming, violence physiques et sexuelles sur enfant, dépression, idées suicidaires, féminicide, homophobie, transphobie.

— Tu es trop fragile pour affronter le monde toute seule, Alice. 

Chéri me regardait avec cet air grave qu’il avait parfois, quand il me rappelait des évidences. Ces mots, je les avais entendus des centaines de fois. Toujours, toujours accompagnés de : 

— C’est pour ça que tu dois m’écouter. Pour que je puisse te protéger. 

Et il avait raison, bien sûr. Chéri avait toujours raison. Je répondis par un sourire complice et il lâcha un petit rire. Discret. Comme à chaque fois que nous étions dehors. Mon regard glissa sur la salle de restaurant autour de nous. Des couples mangeaient en entretenant des discussions animées. Des hommes et des femmes qui souriaient, parlaient, criaient. Mais entre Chéri et moi, il n’y avait pas besoin de mots. 

Mes yeux revinrent vers son visage. L’homme de ma vie. Le seul homme de ma vie, comme il aimait me l’entendre dire. Avec le temps, sa barbe s’était mise à grisonner. Des rides étaient apparues autour de ses yeux gris. Sa main, pleine de tendresse, prit la mienne. Elle semblait avoir perdu de sa force. Même quand elle me corrigeait. À moins que mon corps soit devenu plus résistant avec l’adolescence. 

Au loin, un couple éclata de rire. Le bruit sembla déchirer le silence feutré entre nous, mais Chéri ne réagit pas. Il ne réagissait jamais à ce qui n’avait pas d’importance. Tout ce qui comptait, c’était moi. Moi, et le monde qu’il avait construit pour me protéger.

 

— Alice, tiens toi droite, me siffla-t-il entre les dents. 

Mon dos se redressa instantanément, malgré la douleur qui avait commencé à naître dans mon ventre. Chéri observa le serveur déposer les assiettes devant nous avec un sourire figé, puis son regard se posa à nouveau sur moi, fixant chacun de mes mouvements, s'assurant que je ne gâche pas notre sortie mensuelle. 

Je connaissais cette sensation, cette brûlure au creux de mes reins. Ce n’était pas le manque de nourriture, comme quand Chéri me donnait des leçons en me laissant en bas pendant des jours sans manger. Ce n’était pas non plus la même douleur que les coups qu’il m’offrait parfois pour me rappeler à quel point le monde extérieur est dangereux. C’était autre chose. Cette sensation, cette lame qui glissait sous mes intestins, je la revivais chaque mois. Et chaque mois, le regard de Chéri changeait dans ces moments-là. Ces moments où je ne pouvais pas prendre soin de lui. Ces moments où je saignais. Ces moments où je le dégoûtais. 

Pourtant, il fallait que je lui dise. Il fallait que je m’occupe de ce problème. On était à l’extérieur. Dans le danger. 

— Chéri ? dis-je d’une voix hésitante mais respectueuse. 

— Oui ? fit-il en levant un sourcil, son regard froid me rappelant l’erreur déjà commise d’avoir parlé pendant le repas. 

J’hésitais un instant, mais l’impatience dans son regard me força à m’exprimer. 

— Il faut que j’aille aux toilettes. Je crois que … je crois que je saigne. 

Chéri lâcha sa fourchette instantanément. Alors je le vis. Ce regard. Ce mépris. Ce dégoût. Il porta une main à sa bouche et déglutit, puis recula légèrement sa chaise, comme si ma simple présence pouvait le contaminer

— Tu … maintenant ? Ici ? rétorqua-t-il d’une voix nauséeuse. 

— Désolée, répondis-je dans un souffle, les épaules baissées. 

Il ne dit rien, se contentant de désigner les toilettes du regard avant de baisser les yeux sur son assiette. “Petite pute” murmura-t-il alors que je m’éloignais. Je n’avais jamais compris ce mot. Mais si nous n’avions pas été dehors, il se serait normalement accompagné d’une gifle. 

 

Le sang était là. Sale. Immonde. Dans ces périodes-là, Chéri me laissait en bas, apportant parfois le repas. Parfois non. Il me punissait pour ma souillure. Me fustigeait pour l’erreur que j’avais commise il y a presque quinze  ans. Quand il m’avait demandé de l’aider pour la première fois. Je voulais vraiment le soulager de cette douleur qui semblait envahir le bas de son ventre. Faire sortir le poison. Mais il faut croire que mon corps n’était pas encore prêt. Ce jour-là, alors que du sang coulait le long de ma cuisse, il m’avait frappé pour la première fois.

C’est seulement quelques années après, quelques jours avant mes treize ans, que j’avais saigné à nouveau. Sans que Chéri ne m'ait touchée, cette fois. Depuis, chaque mois, le sang revenait. Et le dégoût de mon homme l’accompagnait. Il continuait à me punir pour l’avoir déçu. Pour ne pas l’avoir aidé. Et moi, je ne savais toujours pas pourquoi ça revenait. Pourquoi mon corps faisait cela, pourquoi il me trahissait encore et encore. 

Une larme courut sur ma joue alors que je cherchais un moyen d’arrêter le flux qui s’écoulait toujours. Je ne pouvais pas rester comme ça. À la maison, en bas, j’avais une serviette juste pour ces moments. Je la laissais quelques jours dans ma culotte, puis la lavais abondamment. Mais les taches et l’odeur ne s’en allaient jamais réellement. 

Je pensais un instant à utiliser un morceau de papier toilette. Mais Chéri ne voulait pas que je contamine la maison avec quoi que ce soit de l’extérieur. Alors je me contentai d’essuyer. D’essuyer et d’attendre. Comme chéri devait m’attendre, déçu que je gâche encore une soirée. 

 

Un petit toussotement résonna derrière la porte. Une voix de fille s’éleva, douce mais claire, et me demanda si je voulais une serviette. De quoi parlait-elle ? Sous la porte, je vis glisser un petit paquet rose. Le danger. Celui que Chéri m’avait toujours décrit. Depuis qu’il m’avait recueillie dans ce magasin, où tout le monde était une menace potentielle. Il m’avait protégée, après que mes parents m’avaient abandonnée dans ce rayon. Il m’avait prise sous son aile, ne me demandant rien en retour.

Cette voix me rappela que nous étions à l’extérieur. Chez nos ennemis. J’essuyai ce que je pus et me relevai, tirant ma culotte le plus fort possible et gardant mes jambes serrées. Je plissai ma robe, essayai de me rendre présentable, puis j’ouvris la porte.

Elle était là. La menace. La tentation. Une fille frêle, blonde, aux grands yeux verts comme les miens. Elle m’observait avec un air surpris et me demanda si tout allait bien.
Je ne répondis pas. Mon cœur battait trop vite. Il fallait que je parte. Avant qu’elle ne dise autre chose, avant qu’elle ne me touche. Je quittai les toilettes instantanément. Je ne pouvais pas parler de ça à Chéri. Notre sortie aurait été ruinée. Et il aurait sûrement déchiré cette nouvelle robe.

 

Quand je me rassis, Chéri ne releva pas le regard de son assiette vide.  

— T’as pris ton temps, lâcha-t-il simplement.

C’était un constat. Un constat d’échec. Mon échec. Je lui avais gâché la soirée. Et maintenant, il s’impatientait. Je me dépêchai de dévorer mon assiette en prenant garde à ne pas aller trop vite pour ne pas lui faire honte. Ses doigts tapotaient la table, doucement, mais assez pour me rappeler qu’il surveillait chacun de mes gestes. Cependant, quand le serveur vint débarrasser les plats vides, Chéri sembla se détendre. 

— Tu sais quel mois nous sommes ? me demanda-t-il avec un sourire froid. 

— Notre … anniversaire ? Notre rencontre ? tentais-je dans un souffle, toujours hésitante sur la véracité de sa bonne humeur soudaine. 

— Oui ! Dix-huit ans Alice. Dix-huit ans qu’on vit ensemble. 

Dix-huit ans. Toute ma vie, ou presque. Ce chiffre résonna dans ma tête comme un rappel. Tout ce que je savais, je le lui devais. Tout ce que j’étais, il me l’avait appris.

Chéri avait presque crié, et la cliente derrière lui lâcha sa fourchette bruyamment. Je l’observai à la dérobée et reconnut la fille des toilettes. Elle nous regardait avec un air circonspect, comme beaucoup le faisaient en voyant notre couple si parfait. Cette fille nous admirait peut-être. Ou peut-être nous détestait-elle. On ne pouvait jamais savoir. Chéri disait toujours que les inconnus avaient des intentions cachées. Elle se leva lentement, tenant son oreille en parlant toute seule, comme le faisaient parfois les gens de dehors. Je ne comprenais pas ce geste. Parlait-elle à quelqu’un que je ne voyais pas ? Peut-être que c’était leur façon de surveiller, de s’informer sur les autres. Je crispai les mains sur mes genoux, mal à l’aise.

 

À mesure que la soirée avançait, je me sentais de plus en plus mal à l’aise. Le sang était revenu, et la honte avec lui. La fille des toilettes n’arrêtait pas de nous lancer des oeillades. Les serveurs souriaient moins. Même Chéri semblait s’affaisser dans son siège. Avant que les desserts n’arrivent, il m’ordonna d’enfiler mon manteau en se levant. Alors que je m’exécutais, ils entrèrent précipitamment. Quatre, cinq, six puis dix policiers. Comme dans les films que Chéri me montrait parfois. 

Les hommes s’avancèrent, s’approchant de nous, et l’un d’eux posa sa main sur l’épaule de Chéri. Je portai une main à ma bouche. Il détestait qu’on le touche sans y avoir été invité. Le policier allait sans doute recevoir une correction. Mais à ma grande surprise, Chéri ne bougea pas. Il resta silencieux, le regard baissé. 

— Monsieur, dit le gendarme avec une voix autoritaire. Je vais vous demander de nous suivre au poste sans faire d’esclandre. 

Les gens de dehors nous regardaient tous maintenant. Leurs yeux brûlaient ma peau. Leurs regards allaient nous contaminer. Je me sentais nue. En danger. 

— Je … répondit Chéri, hésitant. Vous vous trompez de personne. Je suis juste en train de manger avec ma fille, vous savez ? Notre petit restaurant du mo … 

— Très bien, le coupa l'homme avec calme. Montrez-nous vos papiers alors. Et les siens. Surtout les siens. 

Chéri hésita. Longtemps. Trop longtemps. Le policier fit un signe à deux de ses acolytes et ils se précipitèrent sur mon homme, lui bloquant les bras dans un objet métallique dont je ne me souvenais plus le nom.

 

Je ne comprenais pas. Pourquoi ne le laissaient-ils pas tranquille ? La vérité commença à s’imposer en moi. Cette vérité qu’il avait gravée dans mon esprit toutes ces années. Nos ennemis avaient fini par nous rattraper. 

— Lâchez-le !

J’hurlai. La menace nous recouvrait de son ombre. Le danger. Nous n’aurions pas dû faire cette sortie. Je savais que je saignerais bientôt. J’aurais dû lui dire. Tout était de ma faute.

Une main se posa sur mon bras. La fille des toilettes. Elle me lançait un regard plein de douceur, un sourire aux lèvres. Un serpent tentateur. Une succube. Je repoussai ses mains avec force avant de l’insulter, lui crachant au visage les mots que Chéri me disait quand il était en colère.

Pendant ce temps, lui se débattait et criait alors qu’ils l’emmenaient. Deux policiers s’approchèrent de moi, leurs uniformes sombres comme des ombres mouvantes. L’un posa ses mains sur mes épaules. Je hurlai à nouveau et me dégageai avec force. Ils ne m’auraient pas. Ils tentèrent de m’amadouer avec des mots calmes, trop calmes, comme ceux des démons dans les livres que Chéri m’avait appris à lire. Je savais que c’était un mensonge.

— Laissez-moi ! criai-je en les griffant, mes ongles raclant le tissu de leurs uniformes.

Mais à bout de patience, ils m’attrapèrent sans ménagement. Leurs mains me tenaient fermement, et je n’avais plus l’énergie pour me débattre. Ils me firent sortir du restaurant, sous le regard médusé des clients et du personnel.

Les yeux de la fille des toilettes ne m’avaient pas quittée.

 

Une brûlure sur mon doigt me ramène à la réalité. Le mégot, consumé jusqu’au bout, vient de laisser une marque rouge sur mon majeur. Je le lâche précipitamment, soufflant doucement sur la douleur. Les émeraudes glaciales de celle qui nous a dénoncé ne me quittent pas.

Je respire profondément, essayant de m’ancrer au présent, comme me l’a appris la psychologue. La sensation des vêtements sur ma peau, l’air entrant dans mon nez, le bruit lointain des voitures sur la route. Peu à peu, le lieu et le moment où je me trouve refont surface, mais les yeux ne s’en vont pas. Ce regard qui a su voir en moi, comprendre ce qui se passait. Cette fille qui a pris la décision courageuse d’appeler la police. Cette gamine qui m’a sauvée de mon calvaire il y a trois ans.

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naomitoudsyg
Posté le 20/01/2025
Un début très prometteur ! J'ai hâte d'en apprendre plus sur les personnages. Surtout sur la jeune fille ! et aussi voir où l'intrigue va nous mener :)
MarieZM
Posté le 14/01/2025
Bonjour Aurora,

J'ai beaucoup apprécié ce chapitre, malgré sa difficulté et la brutalité de la description, le point de vue "naïf" de la jeune fille rend la situation plus acceptable, et en même temps totalement dérangeante. En ce sens je trouve que l'effet est réussi. La "chute" apporte un retour à la réalité qui permet d'atterrir sans avoir eu besoin d'entrer dans des détails trop sordides durant trop longtemps. On n'a que les dernières minutes de son calvaire, ouf.

C'est rare et intéressant de traiter l'histoire dans l'ordre et non pas dans un flashback. Très bonne découverte pour ma part. :)
AuroraBorealis
Posté le 15/01/2025
Hey !
Merci beaucoup pour ton retour, j'espère que la suite te plaira ! Oui, même ensuite, le peu de retours en arrière seront fait en essayant de ne surtout pas avoir de côté voyeur, qui n'est pas mais alors DU TOUT le but de cette histoire.

À bientôt !
Denaturesauvage
Posté le 11/01/2025
C'est vraiment intéressant !
Tu me sembles bien maîtriser ton sujet, tu es très au fait de ce genre de relation malsaine.
C'est captivant dès le départ, on a envie de continuer à lire.
Je me suis posé des questions tout au long de la lecture, il manquait quelques infos...ça me donnait envie de continuer à lire pour comprendre. J'imagine qu'il y aura d'autres détails un peu plus loin.
Sinon, était-ce nécessaire ce doublé: " toujours, toujours accompagnés de : "
Et cette phrase ne fonctionne pas : " Il détestait qu’un le touche sans y avoir été invité"

J'ai hâte de voir la suite et de connaître les autres filles !
AuroraBorealis
Posté le 12/01/2025
Hey merci pour ton retour !
Malheureusement, j'ai lu pas mal de témoignages dans ma vie sur ce genre de relation déséquilibrée, même si ici j'ai évidemment poussé le trait à l'extrême.
Pour le doublé, pas sur qu'il soit nécessaire mais j'ai bien faire des effets de boucle comme ça de temps en temps.
Pour la phrase, il y a une faute de frappe, merci je vais la modifier.
A plus tard !
Edouard PArle
Posté le 10/01/2025
Coucou Aurora !
Ton premier chapitre m'a fait une forte impression ! Les sujets abordés sont hyper intéressants, même si effectivement très durs. J'ai beaucoup apprécié le choix que tu fais de nous décrire le dernier jour de relation avec Chéri. On a à la fois la violence de leur "relation", la puissance de son "emprise" tandis que se dessine la fin de cette horreur.
Le regard obsédant de la fille qui appelle la police est un détail marquant. J'ai aimé le choix de le laisser au centre des pensées de la narratrice dans les derniers paragraphes, trois ans plus tard. On voit à quel point sa perception a changé, qu'elle a pu ouvrir les yeux sur toute l'horreur qu'elle a subi.
J'imagine à présent que nous allons suivre son processus de résilience, son combat contre ses traumas. J'ai beaucoup aimé le speech et je suis curieux de découvrir les filles du George S (=
Sur la forme, je trouve ton style vraiment chouette, très fluide. J'ai trouvé la chute brillamment écrite !
Mes remarques :
"À moins que mon corps soit devenu plus résistant avec l’adolescence." je n'ai pas trop compris le sens de cette phrase
"surveillant que je ne gâche pas notre sortie mensuelle." s'assurant plutôt que surveillant ? je trouve que ça colle mieux dans ce contexte
Content d'avoir découvert ta plume !
Au plaisir (=
AuroraBorealis
Posté le 10/01/2025
Hey Edouard !
Merci beaucoup de ton retour. Je suis ravie que ça t'ait plu jusque là et oui, la suite va effectivement suivre le parcours d'Alice trois ans plus tard et s'intéresser à son parcours, mais aussi tout doucement à s'éloigner d'elle pour suivre l'histoire de ces autres filles qui travaillent dans ce café si particulier.
Merci pour tes remarques aussi, je pensais bien que cette histoire d'adolescence était difficile à comprendre, je vais essayer de revoir un peu les choses.
J'espère que la suite te plaira en tout cas !
Edouard PArle
Posté le 11/01/2025
Intéressant, je suis curieux de découvrir les autres protagonistes!
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