La fumée de ma cigarette monte lentement, s'effilochant dans l’air stagnant de ma petite chambre. Je l’observe se dissiper, hypnotisée, alors que mes pensées tournent en boucle autour de ce souvenir. Le restaurant. La lumière tamisée. Les policiers. Cela fait des mois que je n’ai pas pensé à Chéri, des mois que son visage a cessé de hanter mes nuits. Alors pourquoi ce soir ? Pourquoi maintenant ? Peut-être parce que demain je vais tenter de franchir une étape importante. Un autre pas en avant. Un nouveau chambardement après dix-huit ans de cette vie simple et monotone. Prévisible. Agréable. Je secoue la tête pour tenter d’en sortir ces idées délirantes. Qu’est-ce qui m’arrive ce soir ?
Je tire une dernière fois sur le mégot avant de l’écraser nerveusement dans le cendrier déjà plein. Cette lourdeur dans ma poitrine refuse de partir. Comme si la fumée ne faisait qu’ajouter à ce poids invisible qui me colle au corps. Je sais que je ne suis pas prête. Pas encore. Mais je n’ai plus le choix.
Julie passe son temps à me faire la morale ces derniers temps. Elle monte souvent depuis son bureau, en bas de l’immeuble, et toque à ma porte. “Sors un peu, Alice. Prends l’air.” Parfois, elle ajoute des remarques sur mes dépenses : “Les aides de l’État ne sont pas là pour financer tes ‘mécanismes compensatoires”. Toujours la même rengaine. Les gens pensent qu’ils comprennent et qu’ils ont le droit de m’expliquer ma vie.
Comme ces flics, qui n’arrivaient pas à me calmer et ont fini par m'emmener à l'hôpital pour qu’on me sédate. Comment pouvaient-ils comprendre que je les voyais comme des ennemis qui étaient en train de m’éloigner de mon amour, quand eux se voyaient comme des sauveurs d’une pauvre femme séquestrée. Combien de temps ça leur a pris pour trouver qui j’étais et contacter mes parents ? Un mois ? Deux, peut-être ? Pas étonnant. Chéri n’était pas con. Il était venu me chercher à des centaines de kilomètres de la Bourgogne, où se trouvait notre maison … sa maison. Pourquoi je n’arrive pas à le sortir de ma tête ?
Puis ils sont arrivés. Mes parents. Je leur ai craché au visage, les insultant d’avoir abandonné leur propre fille.À l’époque, le psychologue de l’hôpital ne m’aidait pas beaucoup. Ou peut-être que c’était moi qui ne voulais rien entendre.
Je secoue la tête pour chasser ces souvenirs. Trop de pensées d'un coup. D’émotions. J’ouvre une bière, espérant que l’amertume m’ancre dans le présent. Mais mon esprit dérive toujours. Le retour à la maison familiale à côté de Toulouse. Les premiers mois de vie avec ces inconnus. La rencontre avec mon grand-frère que mes parents n’avaient jamais laissé m’oublier, le pauvre.
“Merde, faut que je passe au tabac demain”, me dis-je en tirant une cigarette de son étui. Ces paquets partent à une vitesse folle. Ces “mécanismes compensatoires” comme les appelle Julie. Ma psy aussi me fait la morale sur ça. Tout le temps. Personne ne comprend ce que je peux avoir à compenser. Ces moments où mon esprit me traîne de force à la maison, dans cette petite chambre. Le regard glacial de Chéri. Ses mains sur ma peau …
Ça y est. La nausée est là. Le dégoût. De lui. De moi. De cette situation grotesque que j’ai acceptée. Isabelle, la psy, est la première personne qui a compris cette culpabilité que je ressentais. D'abord de ne pas avoir protégé Chéri puis, au bout de quelques mois, alors que ma compréhension de toute cette histoire commençait à prendre racine, de ne pas avoir su me protéger moi-même. Elle comprenait, prenait note. M'expliquait que mes émotions étaient normales. Que j’étais normale. Puis on faisait des exercices. Pour me rassurer. Je m’imaginais entrer dans cette maison, fracasser le crâne de Chéri, et sauver cette petite fille.
Les policiers m’ont sorti de cette situation, mais c’est Isabelle qui m’a sauvée. Depuis deux ans et demi, nos échanges ont éclairé les parties de mon esprit que Chéri avait précautionneusement éteintes. Pendant les premiers mois, je pensais vraiment qu’elle réussirait à faire de moi une fille normale, un jour. Pourtant, avec le temps et les séances deux fois par semaine, quelque chose a changé. Quelque chose que même la petite psychologue n’avait pas imaginé si violent. La peur des hommes. De leurs mains telles des battoirs. De leurs regards qui me jugent. De leur voix grave qui m’écrase. De leur présence, leur odeur, leur façon de se déplacer si lourdes et inconfortables.
Je finis de boire ma bière, essayant de trouver dans la fraîcheur de la boisson une façon de geler cette éruption en moi quand je pense à ces gens qui constituent cinquante pour cent de la population de ce monde.
Je n’ai pas pu rester à la maison. Mon père me terrifiait, mon frère, qui était là tous les week-ends, me dégoutait. J’avais envie de les fuir, de leur faire du mal avant qu’ils n’en aient l’occasion. L’ambiance est devenue froide, distante. Mes remarques acerbes. Même ma mère n’en pouvait plus. L’idée même de rester dans cette maison me déprimait. Alors j’ai appelé mon assistante sociale, Julie, et lui ai demandé une solution. Je n’étais pas prête pour vivre seule. Je ne sais pas toujours quand ou comment me nourrir. Parfois, je peux passer des heures dans un état second à regarder le plafond, oubliant tout le reste. Aujourd’hui, après un an passé dans cet appartement social, cet immeuble-foyer qui accueille des personnes en difficulté, les choses se sont légèrement améliorées. Mais sortir reste souvent insupportable.
Quand Julie est venue me chercher et que ma mère m’a serré dans ses bras, je n’ai rien senti. Je savais qu’elle essayait de me montrer son amour, mais tout ce que je voyais, c’était son besoin de retrouver quelque chose qui n’existait plus. Notre relation est fausse, déséquilibrée. Ces gens-là ne m’aiment pas. Ils aiment leur petite fille de six ans. Celle qui a disparu il y a vingt-et-un ans. Ils font des efforts, prennent de mes nouvelles. Je sais qu’ils ont vraiment envie de me montrer qu’ils sont là. Que tout va bien. Que tout est normal. Je n’ai jamais pu y croire. Et eux non plus, à mon avis.
—Une relation, m’a dit Isabelle un jour, se construit dans le temps. Tes parents pensent qu’ils peuvent ignorer tes années d'absence et faire comme si de rien n’était. Que leur fille, qui a bientôt trente ans, a toujours été là. Et à chaque fois, ils se heurtent au fait qu’ils ne te connaissent pas vraiment. Peut-être que tu devrais t’ouvrir un peu à eux. Abaisser tes barrières, comme tu le fais avec moi ?
Sauf que je ne peux pas les laisser s’approcher. Pas ma mère. Surtout pas mon père. Je ne veux pas qu’ils sachent quoi que ce soit sur ma vie avec Chéri. Je ne veux pas qu’ils sachent que parfois, il me manque. Je ne veux pas qu’ils sachent que certains soirs, je regrette ce jour au restaurant. Que le simple fait de penser ça me dégoute. Que le fait que ça me dégoute me dégoute.
Un bruit strident retentit soudain, me sortant de mes pensées chaotiques, et je sursaute avant de regarder mon téléphone qui affiche une notification. Je respire doucement pour faire passer l’envie de vomir que je ressens dans mon estomac. Les techniques d’ancrage, de méditation, de respiration d’Isabelle sont fantastiques habituellement. Mais ce soir, le gouffre dans lequel je me débats est un peu trop profond pour m’en sortir aussi facilement. Je me concentre sur mon portable. Une personne que j’apprécie sur notre réseau social préféré vient de m’envoyer un message privé. Un appel à l’aide.
Cette “amie”, que je connais sous le nom de Rachel, semble recevoir une nouvelle vague de harcèlement de la part des groupes extrémistes qui la visent souvent, elle et sa communauté. Notre communauté, même, me dis-je en repensant aux heures d’échanges avec ces femmes qui me permettent de ne pas penser au passé pendant ces quelques moments.
Je me rappelle quand ça a commencé. Quand je me suis retrouvée seule dans cet appartement vide. Pas seulement par son absence de meubles, mais par l’absence d’un “chez moi”. Les murs blancs me rappelaient la froideur de la cave, la lumière du plafond m’éblouissait, trop crue, trop réelle. Ma mère m’avait acheté un téléphone et je découvrais peu à peu ce qu’était internet. Les milliards d’individus aux quatre coins de la planète pouvaient communiquer, échanger. Une idée qui m’aurait paru saugrenue quand la totalité de mon monde se résumait à une maison miteuse au fin fond de la Bourgogne. Puis les plateformes d’échange de vidéo. Les reseaux sociaux. Les films. Les séries.
J’ai passé cette dernière année à dévorer tout le contenu possible. Tous les médias qui m'intéressaient. J’ai créé des comptes sur les réseaux sociaux, sans jamais échanger avec qui que ce soit, du moins au début, terrifiée par l’idée de parler avec des inconnus. Des gens de dehors. Puis un jour je suis tombée sur cette petite vidéo, simple en apparence, mais qui m’a ouvert les portes de cette communauté qui m’a recueillie. Une vidéo qui parlait du droit des femmes.
Je n’avais jamais réfléchi en ces termes. Je n’avais jamais entendu parler à l’époque des concepts de féminisme ou de patriarcat. Même la politique m’était complètement inconnue. Alors j’ai dévoré cette vidéo. Puis une autre. Les premières étaient rassurantes, douces. Des femmes calmes, posées, expliquant des concepts nouveaux. Mais peu à peu, le ton changeait. Les mots devenaient plus lourds, plus agressifs. Et moi, j’écoutais, captivée, incapable de détourner le regard. Plus je regardais ces vidéos, plus la plateforme m’en proposait. Je suis même arrivée à un moment où je ne pouvais plus écouter une chanson sans que le site me ramène ensuite vers un nouveau clip parlant de ces sujets.
A mesure que mes découvertes avançaient, je me voyais proposer des suggestions plus sombres. Celles qui parlaient du danger des hommes pour les femmes. De cette propagande qui s’attaquait aux enfants. De cette puissance mondiale qui voulait nous réduire au silence. De ce lobby qui cherchait à forcer ses idéaux de “genre”. Je regardais, passionnée. Ces femmes me comprenaient. Elles connaissaient la menace que je ressentais dans mes pensées. Elles disaient à voix haute ce que mon cœur n’osait murmurer.
J’ai fini par les suivre sur les réseaux sociaux, puis par contacter l’une d’entre elles. Rachel. C’était la première inconnue avec laquelle je communiquais sur internet. La première personne à qui j’ai accordé cette confiance. Sous mon pseudonyme, je lui ai parlé de mon histoire. Elle m’a rassurée. Elle m’a dit que ce n’était pas ma faute, ni même uniquement celle de Chéri. C’était Les Hommes. C’était ces personnes qui à tout moment prennent chez la femme ce qu’elle désire. C’était ces extrémistes qui leur permettaient même maintenant de se déguiser en femmes pour venir les attaquer dans les lieux où elles pensaient être en sécurité.
Une autre notification me tire encore de mes pensées. Mon esprit est instable ce soir, flou. Le passé et le présent se mélangent et je me rends compte que j’ai un peu de mal à rester ancrée dans la réalité. J’ouvre l’application. Parler avec elles devrait m’aider. Rachel est en train de recevoir une vague de haine. Elle a posté un message plus tôt. Une vérité simple. Que les hommes sont des hommes, et les femmes sont des femmes. Depuis, ça n’arrête pas. Des gens qui l’insultent, tous les mêmes, avec les mêmes drapeaux dans leur description. “Terf”. C’est le mot qui revient le plus, leur insulte favorite. Je résiste à l’idée d’intervenir. Je ne pense pas avoir la force de Rachel ou des autres qui subissent ce genre de violence tous les jours.
Je passe sur la messagerie et en envoie quelques-uns aux connaissances que je me suis faites dans cette communauté. Ces femmes que je commence à connaître, ces amies. Je n’ai jamais rien eu de tel. Elles m’ont tendu la main quand ça n’allait pas. Quand j’étais seule. Pourquoi ces extrémistes, ces radicaux, prennent autant de plaisir à les attaquer. Ces femmes qui ont toutes souffert, ou souffrent encore, à cause des hommes. J’ouvre ma dernière bière en regardant l’heure. Déjà plus de minuit. Il faut vraiment que je dorme.
Deux heures plus tard, une odeur de tabac froid flotte toujours dans l’appartement. Je m’effondre sur mon lit, la tête lourde. Alors que je reprends mon téléphone, je vois une réponse de Rachel aux attaques. Elle parle de moi, sans me citer bien sûr. “Je connais une femme qui a subi des choses que vous ne pouvez même pas imaginer. Quand cette histoire va sortir, vous ne pourrez plus vous cacher” J’aimerais qu’elles arrêtent de faire ça. Depuis un an, elles me brandissent comme un étendard. Ma vie n’est pas si simple. Et j’espère que cette histoire ne sortira jamais, même après le procès.
Mes parents ont réussi à retenir la presse. Une simple déclaration de leur part. Pas de photographie. Pas de nom. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser qu’un jour, il faudra que je me retrouve en face de Chéri. Que je le confronte. J’essaie de chasser ses yeux gris de mes pensées en réglant mon réveil. Plus que six heures de sommeil. Je tente vainement de ne pas trop penser à demain, à ce nouveau travail dans un café : parler, interagir, croiser des regards. Même si Julie avait insisté sur le fait qu’il n’y aurait que des femmes, cela ne m’apaisait pas complètement. Rien ne me rassure jamais complètement.
J’essaie de ne pas trop regarder le visage qui m’observe dans le miroir. Mes cheveux décoiffés retombant en mèches blondes sur mes épaules, cette coupe qu’une coiffeuse à domicile vient me refaire tous les deux mois. Je ne supporte pas qu’ils soient plus longs. La caresse de mes cheveux contre mes omoplates me rappelle la maison. Chéri. Ces moments où je devais l’aider ... Il faut que je me concentre. Ce n’est vraiment pas le jour pour penser à ça.
Mes yeux verts me fixent toujours, vides d’émotion. Mon menton pointu avec cette fossette disgracieuse, mes pommettes trop saillantes, ma mâchoire trop carrée. Rien de ce que je vois ne me plaît. Mon pyjama laisse même apercevoir mon manque de formes et les manches trop courtes soulignent mes membres trop longs.
Avant, je me moquais de tout ça. Je n’avais pas de point de comparaison, et Chéri, dans ses bons moments, disait qu’il me trouvait belle. Ça me suffisait. Maintenant, j’ai compris que ce n’est pas le cas. Je dépasse toutes les autres femmes d’une tête au moins, et mes traits ne rappellent pas la féminité douce et gracile qu’on trouve chez les actrices de mes séries favorites. C’était une pression nouvelle. Pourtant, elle ne fait que renforcer une émotion qui est là depuis toujours. Cette détestation de moi qui est née dans le sang, il y a presque vingt ans. “Ce n’est pas ta faute. Tu n’as rien fait de mal.” Je me répète ce mantra en détournant les yeux. Il faut que je me prépare. La douche pourrait m’aider à laver ces pensées, au moins pour ce matin. J’espère que ce travail va réussir à me faire avancer, à oublier ne serait-ce qu’un peu cette période de ma vie.
“Ce n’est pas si loin, finalement” me dis-je en arrivant devant le café. Je regarde mon téléphone. Dix minutes. Seulement dix minutes de marche, tête baissée sous une capuche, en essayant de ne pas croiser le regard des gens du dehors. Julie n’a pas menti en disant que c’était un endroit idéal pour moi.
Le café George S se dresse à l’angle de deux ruelles pavées, au cœur de la vieille cité de Toulouse. Sa devanture, repeinte d’un bleu profond, semble presque trop neuve pour cet endroit où chaque pierre respire l’Histoire. Les boutiques voisines affichent des enseignes en bois craquelé et des volets défraîchis, mais ici, tout paraît… propre. Trop propre. Une grande baie vitrée, transparente comme un miroir, dévoile l’intérieur : des tables en bois clair, des chaises dépareillées, des plantes en pot. Une étagère croule sous les livres, comme si quelqu’un avait voulu donner au lieu une âme un peu bohème. Au-dessus de la porte, le nom "George S" scintille en lettres dorées.
Je ne sais pas si cet endroit me dérange ou m'attire. Ce contraste est en tout cas saisissant : tout autour, les vieilles échoppes s’effritent avec élégance, mais ce café-là se pavane comme s’il était meilleur que les autres. C'est peut-être le but. Se rendre visible, inratable. Même moi, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’il cache derrière ses lignes trop parfaites. Un endroit chaleureux, sans doute, où tout a l’air calculé pour te faire croire que tu peux baisser ta garde.
Je m’approche de la serveuse en train d’installer la terrasse. Elle ne doit pas avoir beaucoup plus que dix-huit ans. Une gamine, les cheveux bruns, courts, un sourire amusé sur les lèvres, et une tenue impeccable. Alors que j’arrive à son niveau, et qu’elle lève les yeux vers moi, un frisson parcourt mon dos. Il va falloir lui parler. C’est la première épreuve. Le premier mot échangé avec une étrangère depuis des mois.
— B … bonjour.
Je réussis à bégayer cette simple salutation et elle me répond avec enthousiasme, avant de laisser de nouveau le silence s’installer lourdement entre nous. J’inspire longtemps avant de parler à nouveau.
— Je suis … je suis là pour le travail. Le poste.
Un éclair de compréhension parcourt son regard noisette.
— Ah c’est toi ! s’écrie la serveuse de sa voix étonnamment grave. Alice , c’est ça ?
Je me contente d'acquiescer.
— La patronne va pas tarder à arriver, reprend-t-elle en couvrant la distance entre nous. Tu peux l’attendre à l’intérieur. Je vais te faire un café si tu veux.
Elle ponctue sa phrase d'une main amicale sur mon épaule, et je sursaute en m’éloignant. La serveuse me regarde avec surprise, avant de baisser les yeux.
— Désolée, me souffle-t-elle. Je … Je suis un peu trop tactile, des fois.
— Non ce n’est … pas de ta faute, répond-je simplement en soupirant.
La jeune fille me fait signe de la suivre, et s’avance de quelques pas afin de me laisser mettre la distance nécessaire entre nous. “D’habitude, les gens n’aiment pas que je les repousse comme ça, me dis-je en la suivant. Mais elle, elle s’excuse et me laisse de la place.” Cette gamine est étrange.
Alors que j’entre dans le café et sa salle resplendissante, la jeune serveuse se glisse derrière le comptoir avant de se retourner avec un sourire éclatant.
— Pardon, me dit-elle avec entrain. Je me suis pas présentée. Je m’appelle Sam.
— Sam ?
— Samantha, répond-t-elle avec un ton plus sombre. Mais on m’appelle Sam.
J'observe circonspecte cette fille dont les émotions semblent osciller plus vite que je n’arrive à les analyser. Déjà, son sourire radieux est revenu se poser sur ses lèvres.
— Je te fais un café alors, Alice ? me demande-t-elle avec son ton jovial.
Je hoche la tête. Nous sommes seules dans la salle de restaurant, mais les cuisines semblent déjà pleines d'activités. J’entend des voix de femmes échanger des mots, rire, crier. Mes yeux glissent sur les nombreuses tables et chaises autour de nous. Je prie pour ne jamais les voir remplies de gens. Je doute de supporter une foule pareille dans un espace aussi confiné.
— Ah, patronne ! s’écrie Sam, me sortant de mes pensées. Salut !
Je me retourne instantanément. Une grande dame vient d’entrer dans le café. Ses cheveux gris sont tirés en un chignon serré, et les lunettes ovales sur son nez lui donneraient presque un air sévère, si ce n’était ce sourire rassurant et ces yeux bruns brillants d’émotions positives. Elle rend ses salutations à Sam puis s’approche de moi en tendant la main.
— Enchantée Alice, dit-elle de sa voix à l’accent toulousain prononcé. Marie-Josée. Je suis la propriétaire du George S.
Je la salue à mon tour en serrant sa main tendue, un geste auquel je ne suis pas encore vraiment habituée. Elle me regarde de ses yeux perçants, semblant essayer de lire en moi, et je baisse instantanément la tête. La patronne me montre alors une table au fond de la pièce avant de prendre la parole :
— On va s'asseoir et parler un peu ?
Sam dépose deux cafés entre nous avant de retourner à l’extérieur pour installer sa terrasse. La patronne, elle, m’observe toujours. Quand je détourne les yeux, elle ne s’en offusque pas, touillant son café en gardant son regard fixé dans ma direction.
— Bon, fit-elle au bout de quelques secondes. Qu’est-ce qui t’a emmenée à te présenter au George S. ?
Je serre les doigts sous la table. Cette question est inattendue. Pourquoi en effet ? La seule réponse que j’ai, la seule qui me semble être valable, s’impose à mes lèvres avant que je n’ai eu le temps d’y réfléchir plus longtemps.
— Je … J’ai peur des hommes.
Ma franchise me fait presque sursauter. La patronne, elle, continue à me scruter. Puis elle fait glisser mon café vers moi pour m'inviter à le boire avant de me répondre avec douceur :
— Alors tu es au bon endroit, Alice.
Je lève les yeux vers elle. Ses mots résonnent, aussi simples soient-ils. Je porte la tasse à mes lèvres. L’amertume du café me surprend, mais je laisse la chaleur descendre en moi, apaisant légèrement le chaos qui gronde encore. Peut-être qu’elle a raison. Peut-être que je suis au bon endroit.
Ça se lit vraiment bien, ton écriture et ton rythme donne envie de suivre ton personnage.
Et les femmes du café, j'ai hâte de les connaître !
Certains trouveront ça violent, mais on ressent de la tendresse pour cette femme-enfant.
Ça donne envie de lire la suite !
À bientôt !
Le café George S m'attirait, j'ai bien fait d'y entrer.
Je te tire mon chapeau, ce n'est pas facile d'écrire sur ce genre d'histoires. Certes, le sujet est extrêmement difficile et il faut du courage pour oser s'y aventurer, mais selon moi, la prouesse se trouve surtout dans ta faculté à décrire les répercussions psychologiques de ces victimes.
Cet aspect se retrouve déjà dans le premier chapitre, et il est peut être encore plus subtile dans celui-ci. Je ne sais pas si ces notions te viennent d'histoires personnelles ou d'un attrait prononcé pour la psychologie mais la construction du personnage est tout à fait convaincante.
La narration à la première personne accentue cet effet, c'est un très bon choix.
Pour la suite, et d'un point de vue très personnel, je trouverais intéressant d'approfondir sa peur des hommes (après de tels vécus, on peut imaginer que la frontière avec la réalité puisse se dissiper un peu), son rejet pour sa famille aussi. Et la relation avec la psychologue, qui incarne-t-elle pour elle ? On sent un gros potentiel dans leurs échanges, on aimerait pouvoir explorer davantage et continuer à mieux comprendre Alice. Mais je comprends qu'il s'agit là d'un récit et non d'une psychanalyse.
Autrement, je trouve que ton texte est très bien écrit. Ta plume permet une légèreté qui nous accompagne dans les pires atrocités humaines. On sait de quoi on parle, mais on le fait en douceur, ce qui ne nous décourage pas à te suivre dans ce récit (pour moi en tout cas).
En tout cas, je me réjouis de lire la suite :)
JS
J'ai l'intention de beaucoup explorer cette peur des hommes, enfin, de ce qu'Alice perçoit comme masculin par la suite, notamment à l'aide d'un personnage qui apparaît dans le prochain chapitre ;)
SI, peu à peu, le récit va s'éloigner de sa seule histoire pour s'intéresser à toutes ces filles aux parcours de vie difficiles, celui d'Alice va y tenir une place importante, car c'est par elle que j'ai imaginé ce roman. Notamment dans des petits interchapitres qui arriveront dès le chapitre 2 pour raconter ses échanges avec sa psychologue.
Je n'ai heureusement rien vécu de tel, mais mes pérégrinations m'ont permis de rencontrer beaucoup de victimes et de psychologues, mais aussi de lire énormément à ce sujet, celui du psychotrauma, et c'est pourquoi j'aime beaucoup écrire autour de ces thèmes.
Encore merci pour ton retour, et à bientôt pour la suite !