C’était une chaude soirée d’été. Les rayons du soleil couchant caressaient les troncs des arbres et atteignaient le sol mousseux en de petites taches lumineuses qui tressaillaient tandis que le vent jouait avec les feuilles. Les rares coins de ciel que l’on pouvait apercevoir à travers la voûte s’empourpraient au fur et à mesure que l’heure avançait. Il ne faisait pas sombre, loin de là ; le mois du dragon de jade(1) était de ceux où le soleil restait le plus longtemps dans le ciel. Mais déjà, les ombres s’allongeaient.
Entre elles se faufilaient des éclairs de fourrures blanches, grises et rousses, des glissements d’écailles et des plumes multicolores. Des écureuils, des colibris, des lézards, des grenouilles, mais aussi des créatures plus grandes, plus dangereuses : jaguars, basilics, griffons. Une forêt bien jolie, agréable pour les yeux, mais pas l’endroit idéal pour une promenade en famille.
Et pourtant, c’est vers un adolescent de quatorze ans que fonce cette licorne mâle, furieuse de l’outrecuidance du primate qui a osé pénétrer sur son territoire.
« Attention, Alain ! »
Un jet de flammes frôle les naseaux de l’animal. Effrayée par la chaleur vive, la licorne hennit et se cabre pour éviter de roussir son poil gris. Face à elle, une toute jeune fille lui tient tête. Un mètre trente et une brindille enflammée dans la main. Malgré cette apparence insignifiante, les cinq cent kilos de muscles, d'os et de corne font demi-tour et s’enfuient, abandonnant le combat.
« Merci Esther. »
Alain n’a pas l’air plus traumatisé que cela par l’attaque qui vient de se produire. Les traits de son visage rose ont beau conserver un air enfantin, sa haute taille et son assurance lui donnent bien plus que ses quatorze ans. Sous les feuilles, les déchirures et les traces de boue, ses vêtements sont taillés dans une étoffe de qualité. Élégant, sûr de lui et excellent escrimeur, il a fait tourner la tête de nombreuses jeunes filles de son pays de naissance – et au passage de quelques jeunes garçons, ce dont il se soucie moins. Mais au vu de l’état actuel de ses vêtements, du désordre qui règne dans sa coiffure blonde et des fraîches cicatrices qui barrent son visage, il n’a pas dû fréquenter les salles de bal depuis un certain temps.
La jeune fille, Esther, ne sort pas non plus d’un événement mondain. Elle est trop petite, trop pâle et trop mince pour correspondre aux critères de beauté de son pays natal. Barbares et bêtes féroces ont achevé de réduire en loques son chemisier d’un blanc devenu gris et sa jupe mauve déjà raccommodée plusieurs fois. Elle a tressé ses cheveux châtains en deux nattes, mais le résultat aurait été plus convaincant si elle avait pu utiliser un peigne au cours des dernières semaines. De sa tignasse dépassent deux petites oreilles pointues : c’est une elfe. Elle n’est armée que d’un couteau, et de sa brindille qui s’est à présent entièrement consumée. Ce n’est pas pour autant qu’elle manifeste la moindre angoisse à l’idée de se trouver sur le territoire d’une licorne mâle.
Elle laisse son camarade surveiller les environs et retourne près de l’endroit où ils ont déposé leurs sacs à dos. Dans l’un d’entre eux, elle y trouve un carnet, ainsi qu’un porte-plume et une petite bouteille d’encre. Mais au moment où elle s’apprête à l’ouvrir, un bruit la fait sursauter.
Alain et Esther se mettent aussitôt en position de défense. Heureusement, ce n’est qu’une troisième adolescente qui émerge des troncs. Grosse, rousse, les yeux gris et la peau constellée de taches de rousseur, ils la reconnaissent aussitôt.
« Coucou Ana, lui lance Esther. Tu as trouvé ton bonheur ? »
La dénommée Ana sort son butin de la poche de son short. Il s’agit d’une pierre lisse et ronde, dont la surface noire est parsemée de reflets bleutés.
« Regarde-moi ça. Ça ressemble à des faskides, non ? Sauf que du point de vue magique, on dirait de l’herbe des sables. Je l’ai trouvée au milieu d’un cercle de pied-du-boucher jaunes. Je me demande si ça réagit avec la ratolliane. »
Alain sait parfaitement ce qu’annoncent ces phrases remplies de mots compliqués. Sa camarade n’aime rien tant que de préparer des potions magiques avec tout ce qui lui tombe sous la main.
« Tu veux faire des expériences maintenant ? Euh, fais attention de ne rien faire sauter, d’accord ?
- Pour qui me prends-tu ? Ai-je déjà fait exploser quelque chose ? »
Alain et Esther pouffent de rire face à l’évidente auto-dérision de la jeune fille. Oh que oui, elle a déjà fait exploser quelque chose, et pas qu’une seule fois.
« Je ne vais pas tenter la réaction comme ça, en jetant le caillou dans dix litres de jus de ratolliane concentré, reprend-elle avec plus de sérieux. Esther, tu peux me passer une ou deux ratollianes entières, s’il te plaît ? »
Esther acquiesce. Elle repose son carnet, ouvre le sac orné de stickers dauphins et fouille à l’intérieur. Puis elle relève la tête avec un air déconfit :
« Il n’y en a plus. Je crois que tu as utilisé les dernières pour la peinture bleue d’Esteban.
- À propos d’Esteban, il n’est toujours pas revenu ?
- Je suis là. »
Un nouvel elfe émerge des bois. Il ne fait aucun bruit quand il marche, comme s’il effleurait tout juste le sol. Son visage brun est encadré de cheveux qui sont aujourd’hui d’un vert émeraude, pas du tout assortis au marron-beige douteux de son T-shirt démodé. Il est un peu plus jeune qu’Ana, la plus âgée du groupe, mais il est de tous les quatre celui qui a le plus de cicatrices.
« Tu as besoin de quelque chose, Ana ?
- Non, ce n’est pas important, ça peut attendre.
- Tu nous a sauvés d’une catastrophe, l’interrompt Esther. Figure-toi que si tu n’avais pas eu besoin des dernières ratollianes d’Ana pour ta peinture, elle nous aurait fait un sortilège qui nous en aurait encore fait voir des vertes et des pas mûres.
- Oh mince ! Je les aime bien, moi, tes sortilèges loufoques… Bon, après, je commençais vraiment à ne plus pouvoir peindre sans bleu. OK, je peux m’en passer pour les pics et les jacalopes, mais j’aimerais vraiment pouvoir finir le dessin du paon tant que je l’ai encore en mémoire.
- Ce serait dommage de le manquer, approuve Alain. Ce serait magnifique dans le hall de l’École.
- Tu crois que Maître Cornélius va vouloir les afficher ?
- Pourquoi pas ? C’est plutôt logique. Pour justifier l’histoire de la mission d’exploration, tout ça. C’est dans ce but que nous sommes partis, en théorie. »
Alain se replonge dans ses souvenirs. Cela faisait si longtemps qu’ils étaient partis. Pourtant, il se remémore l’annonce de leur départ comme si c’était hier…
(1) Calendrier des mois utilisés aux Îles civilisées :
Hiver :
• Mois du loup (23 jours)
• Mois de la baleine grise (23 jours)
• Mois de la baleine blanche (22 jours)
• Mois de la baleine bleue (23 jours)
Printemps :
• Mois du hérisson (23 jours)
• Mois du renard de feu (23 jours)
• Mois de la mouette (23 jours)
• Mois du guépard (23 jours)
Été :
• Mois du dragon d’argent (23 jours)
• Mois du dragon de jade (22 jours)
• Mois du dragon d’or (23 jours)
• Mois du raton laveur (23 jours)
Automne :
• Mois de l’ours brun (23 jours)
• Mois de l’ours noir (22 jours)
• Mois du renard de givre (23 jours)
• Mois du jacalope (23 jours)
J'aime beaucoup ce premier chapitre, enfin ce prologue plus exactement !
Il nous présente les quatre personnages principaux de cette histoire et est très bien amené, à la fois mystérieux et explicite. Il me donne très envie de lire la suite !
Sinon, dans le pitch tu écris que Esther et Alain ne s'entendent pas du tout, ou plutôt qu'Alain déteste Esther. Mais ils ont l'air de plutôt bien s'entendre non ? Sauf s'il se passe un évènement qui explique leur brouille plus tard dans l'histoire ?
C'est amusant les noms que tu as donné aux mois ! Pour l'instant je ne vois pas de logique, mais peut-être qu'elle apparaît plus tard. S'il y en a une ;-)
Par contre, je crois que jackalope s'écrit avec un k et non jacalope. Sauf si ce n'est pas la même créature ?
Du coup, le nom des plantes, c'est inventé ou tu as pris des plantes existantes, ou alors tu as pris des noms qui existent qui n'ont rien à voir et tu les a attribué à des plantes ? Perso, je ne connais pas les faskides ou les ratollianes.
Et ta couverture est magnifique ! Je me demande comment tu l'as faite. Elle représente, j'imagine, Esther, Ana, Esteban et Alain dans leur quête. Ou alors le prologue ? Mais alors, qui sont les silhouettes encapuchonnées à côté ?
Voilà pour mes observations sur ce premier chapitre ! Euh non, prologue ! Décidément je n'y arrive pas !
Je vais de suite lire le véritable premier chapitre, que je commenterai sans doute également.
Esther et Alain... ah tu verras.
Les mois, il n'y a aucune logique, à part "tiens j'ai envie de mettre cet animal"
Pour jackalope je vais aller vérifier.
Les plantes sont fictives.
Merci pour la couverture ! C'est de la gouache, Esther, Ana, Esteban et Alain, et les silhouettes encapuchonnées à côté, eh bien, tu me diras quand tu auras compris qui c'est...
Bonne lecture !
Me voici par chez toi!
J'ai bien aimé ton prologue qui présente bien tes personnages. Tes descriptions sont vraiment bien amenées. Bon petit bémol pour le beau gosse qui fait tourner les têtes! ;-)
C'est classique mais tu donnes envie d'en savoir plus donc je lirais la suite! ;-)
Quelques remarques:
« Coucou Ana, la salue Esther. Tu as trouvé ton bonheur ? »
Ici en fait je trouve que " la salue" Esther est en trop" Comme elle lui dit Coucou, "la salue" devient redondant.
Le changement de temps est un peu déstabilisant.
"Grosse, rousse, les yeux gris et la peau constellée de taches de rousseur"
Je trouve que Grosse a un côté péjoratif pour un être humain, tu pourrais trouver un synonyme genre replette, corpulente.
Après ce ne sont que des remarques, tu fais ce que tu veux! :-)
A bientôt
Pour "salue" c'est vrai, c'est redondant, je vais peut-être changer
Pour "grosse" mon objectif c'était justement de faire passer l'adjectif "grosse" comme un simple qualificatif physique et pas péjoratif (le contraire de "mince", quoi), j'aime pas l'idée de contourner avec des euphémismes, je trouve que ça envoie trop le message "c'est honteux d'être gros"
À mon tour de jeter un œil à ton histoire.
L'ambiance générale me plaît, mais le passage de l'imparfait au présent m'a un peu désarçonnée. De même que certaines formulations de phrases. Par exemple : "la masse de cinq cent kilos de muscles qui compose la licorne". Je vois ce que tu veux dire, mais ça pourrait être plus fluide. Rien qui ne résiste à une réécriture, cela dit.
Les personnages ont tous l'air sympathique, avec leurs propres personnalités mais je trouve que tu vas un peu vite en les présentant, comme si tu voulais que le lecteur sache tout d'eux dès le prologue. Je pense que tu peux étaler certains détails sur d'autres chapitres. Par exemple, l'apparence d'Alain qui fait tourner les têtes. Tu peux nous le montrer dans d'autres scènes où ils traversent une ville ou quelque chose comme ça.
Le point de vue de narration est parfois déroutant également : "Oh que oui, elle a déjà fait exploser quelque chose, et pas qu’une seule fois." Pour bien rester dans la narration à la troisième personne, je te dirais de mettre la phrase sous une autre forme, ou mieux, de montrer via les actions ou les paroles de tes personnages qu'effectivement ils ont l'habitude qu'elle explose des potions à tout bout de champ.
J'espère que ce n'est pas trop de commentaires d'un coup, surtout que j'ai hâte de savoir la suite !
Et pour les descriptions, merci pour ton avis, je vais voir si je peux me résoudre à ce difficile et déchirant sacrifice d'en laisser un tout petit peu pour plus tard...