Chapitre 1 : l'École de magie

Notes de l’auteur : 13e jour du mois de la mouette. Le mois de la mouette est le troisième mois de printemps, entre le mois du renard de feu et le mois du guépard.
Modifié le 30/09/2023

C’était une chaude matinée du mois de la mouette. La ville d’Eklara, capitale du puissant royaume d’Ekellar, s’éveillait sous la caresse du soleil d’été. Les nuages mauves surplombaient des rues pavées, des murs de granite, des toits d’ardoise. Un croissant de lune brillait encore dans le ciel de plus en plus clair, veillant sur les dernières bribes des doux rêves qui résistaient à l’aube quelques instants supplémentaires.

Ainsi scintillant, le palais de la noble et respectable dynastie Rausle avait fière allure. Il s’agissait d’un grand bâtiment de marbre, aux balcons ornés de saphirs et aux fenêtres agrémentées d’arabesques d’or. Un parc l’entourait, un parc de fleurs parfumées, de grands arbres verts et de bassins d’eau limpide. Sous le soleil levant, pigeons, grives, merles sifflaient à cœur joie leurs trilles mélodieuses. Quand soudain…

« Wouaille ! »

Un cri retentissant brisa l’harmonie du palais. Dans la salle de bains de marbre bleu, le roi François Rausle, époux de la glorieuse reine Louise XIV, vice-amiral des flottes et responsable de la guilde des pêcheurs, sautillait sur place en tenant contre lui sa main gauche.

« Alain ! Viens ici tout de suite !

- Que se passe-t-il ? ronchonna le garçon.

- C’est ton verre à dents ! Il m’a encore mordu ! »

Alain James Ludovic Rausle, fils de Louise XIV et par conséquent prince d’Ekellar, descendit l’escalier d’honneur en achevant de boutonner sa chemise. D’un air las, il pénétra dans la salle de bains royale et s’approcha de l’évier. Là, entre le robinet qui acheminait l'eau courante jusqu'à la pièce d'eau et le savon issu des meilleurs ateliers de Pela, se tenait l’objet des récriminations paternelles. Un simple gobelet de verre bleu… dont le bord supérieur était garni de canines pointues. Un verre à dents.

Bien loin d’être effrayé, Alain prit l’objet contre lui et le caressa doucement. Le verre à dents émit un bruit peu rassurant, que l’on pouvait interpréter aussi bien comme un ronronnement que comme un grognement.

« Tout va bien, Valag, n’aie pas peur. »

Il berça son verre jusqu’à ce que celui-ci se calme. Puis il reprit à l’adresse du roi :

« Tu comprends papa, c’est un peu comme un chien. Si tu le brutalises, il se défend, c’est normal.

- Ne t’avise plus jamais de ramener pareilles monstruosités à la maison ! »

Alain soupira. Il aurait préféré dire au revoir à ses parents dans une atmosphère moins tendue. Ceux-ci avaient fini par digérer le fait que leur fils aîné soit doté de pouvoirs magiques ; ils avaient même accepté qu’il s’inscrive à l’École de magie des Îles pour développer ses capacités. Mais ils restaient hostiles à toute forme d’étrangeté un peu trop bizarre pour eux.

 

Le prince acheva de garnir sa trousse de toilette et quitta la salle de bains. Il trouva sa mère dans le vestibule.

« Bonne journée Alain, porte-toi bien. »

Au moins, celle-ci était de bonne humeur. Alain l’enlaça brièvement.

« Bon courage avec les députés.

- Merci, rit la reine Louise. Tu m’as bien aidée ce week-end. Nicolas… »

Elle s’interrompit. Louise était bien trop sage pour exprimer ouvertement ses pensées, mais Alain savait parfaitement à quoi elle pensait. Nicolas Rausle, le frère jumeau d’Alain, était très doué avec les chevaux et les dragons ; mais pour la politique, c’était une autre histoire. Si seulement Alain n’avait pas été télépathe, il aurait fait un bien meilleur dauphin.

« Transmets-lui mes salutations », acheva Alain.

Il hissa son sac à dos sur ses épaules et passa la porte du palais. Dehors, son dragon l’attendait, sellé et prêt à prendre son envol.

« Alain, Alain ! »

Un garçon aux cheveux ébouriffés lui faisait signe depuis une fenêtre. La copie conforme d’Alain, mis à part sa coiffure désastreuse et son pyjama rose orné d’oursons. Nicolas Rausle, prince héritier du royaume d’Ekellar.

« Au revoir ! À ce soir !

- Au revoir, Nicolas », répondit son jumeau en agitant la main à son tour.

Et il décolla.

Nicolas avait beau être très gentil, Alain avait toujours un pincement au cœur lorsqu’il le voyait. C’était lui, l’héritier du trône. Lui, Nicolas Edward Frédéric Rausle. Alors qu’il était né six minutes après Alain.

D’accord, six minutes de plus ou de moins, cela n’était pas d’une grande importance. Mais Nicolas ne ferait pas un bon roi. Alain le savait, Louise XIV le savait, François le savait, les ministres le savaient. Probablement Nicolas le savait-il lui aussi. Seulement, il n’était pas magicien. Et surtout, il n’était pas télépathe. Personne ne voulait d’un télépathe comme roi. C’était pour cette raison qu’Alain avait été contraint d’abdiquer.

Mais il refusa de se laisser envahir par ces mauvais souvenirs. Il chevauchait un magnifique dragon de trois mètres de long doté de plumes vert émeraude. Il surplombait les Îles civilisées, les quatre pays de l’archipel : l’Ekellar, la Ramie, le Nariflor et le Sidalan. La Mer Douce s’étendait, fidèle à son nom, calme et paisible étendue couleur saphir qui brillait sous le soleil de printemps. Et au milieu de l'archipel, sur un petit îlot considéré comme territoire neutre, se dressait le bâtiment de l'École de magie.

 

À huit heures dix, il atterrit devant l’École. Il libéra sa monture, qui saurait retrouver tout seul les reptileries d'Eklara où il serait bouchonné et nourri. C'était tout de même bien pratique de disposer d'un dragon personnel ; il n'y avait qu'une demi-heure de vol matin et soir, et cela lui épargnait les internats vétustes qui se dressaient non loin de l'établissement scolaire.

L'École était bien plus majestueuse. Un édifice tout en pierres, vieux d'au moins huit siècles et demi, avec des fenêtres en verre, un sol carrelé et un toit étanche en ardoises claires. Il contourna l'angle du bâtiment pour arriver devant l'entrée principale, dans ce que les élèves appelaient "la cour des fleurs". En fait de cour, il ne s'agissait que d'une bande de terre où poussaient quelques herbes folles.

Alain y retrouva ses amis, Charles, Mathilde, Youna, Ernest et Jean-Luc, qui discutaient avec entrain.

« Bonjour ! les aborda-t-il avec entrain.

- Salut Alain ! Tu as vu la nouvelle ? Maître Cornélius envisage de rendre l'École gratuite !

- J’en ai entendu parler, oui, mentit le prince, qui n’aimait pas admettre lorsqu’il ignorait une rumeur. Je ne sais pas à quoi joue le directeur. Il n’espère tout de même pas trouver de bons éléments parmi les miséreux ? »

Alain leur exposa pourquoi, selon lui, l’établissement n'avait aucune raison de supprimer les droits d'inscription. Comme d'accoutumée, les autres l'écoutèrent parler : par respect, tout d'abord, mais aussi parce qu'il apportait toujours des arguments clairs et sensés. Les frais d'inscription étaient la principale source de revenus de l'École ; du fait de son statut particulier, mais aussi de la magicophobie qui infestait les gouvernements, elle recevait très peu de financements publics. D'autre part, des aides étaient déjà fournies aux élèves les plus démunis : ceux-ci avaient droit à une bourse de mérite, proportionnellement à leurs capacités magiques. Pourquoi faire des efforts pour des gueux au talent médiocre ? Pour que les classes soient surchargées ? Pour que des gosses sans foi ni loi vandalisent les locaux et le mobilier ? Pour inviter encore plus d'enfants à s'exposer aux discriminations magicophobes ?

« Je n'y crois pas une seule seconde, termina Alain.

- Tout de même, reprit Charles ; imaginez qu'une centaine d'Esther Eraseher envahissent nos classes ! »

 

La cloche écourta leur discussion enflammée. Mathilde, Ernest et Alain se dirigèrent vers la cour d’armes, pour la leçon d’escrime avec les autres élèves de niveau avancé. En se changeant dans les vestiaires, Alain continuait à ruminer cette sombre perspective de devoir partager ses professeurs avec une bande d’incapables dissipés. Mais lorsqu’il découvrit ce que Messire Arthur, le chevalier chargé des leçons d’escrime, leur avait prévu, il ne pensa plus une seconde à se plaindre. Des épées de glace… et pas de poteaux de bois ! Ils allaient se battre en duel, enfin !

Il n’était pas le seul à se montrer enthousiaste à cette idée. Tous les élèves frémissaient d’excitation.

« Je vous rappelle que ces armes ne sont pas des jouets, précisa le professeur. Elles sont très acérées, et une blessure d’apparence bénigne peut s’avérer plus grave que ce que l'on imagine. Ces armes sont, vous le savez, difficiles à manier : elles sont certes moins lourdes, mais plus glissantes que les armes de métal. Soyez donc bien vigilants et ne touchez pas votre partenaire en-dehors du plastron de cuir. Oui, Hector, je vous ai déjà dit tout cela, mais chaque année nous avons des accidents. »

Les élèves hochèrent la tête, Alain avec eux. Il ne blesserait pas son adversaire, il le savait. Sans se montrer particulièrement prétentieux, il se savait l’un des élèves les plus doués de Messire Arthur. Il ne commettrait pas ce genre de maladresse.

Mathilde avait beau être la petite amie d'Alain, elle s’était placée face à Ernest. Alain se mit en quête d’un autre binôme. Il se retrouva finalement avec Esteban, un jeune polymorphe de quinze ans. Pas l’adolescent le plus cool, mais un élève sérieux avec qui il pouvait être agréable de travailler.

Les deux élèves se saluèrent et se mirent en garde ; puis Esteban porta le premier coup. Alain l’esquiva avec souplesse, riposta d’un coup de taille qui déstabilisa le garçon ; et alors qu’il tentait de parer la feinte, la lame du télépathe effleurait déjà son épaule.

« Ne jouez pas avec le feu, Alain ! le rabroua Messire Arthur. Seulement le plastron ! »

Mécontent d’être réprimandé, il porta en un éclair une deuxième touche sur l’armure de son adversaire. Il para sa riposte, avec tant de force qu’Esteban laissa échapper son arme ; Alain le laissa la ramasser, avant d’embrayer de plus belle. Ce n’était certes qu’un entraînement, sans enjeu ni décompte des points. Malgré cela, il éprouvait une certaine fierté à ce que ses attaques parviennent à leur but.

Il ne fut touché que quatre fois au cours des deux heures.

Et personne ne fut blessé.

« Excellent, Alain, Esteban, les complimenta Messire Arthur. Esteban, prenez soin de ne pas mettre votre équilibre en péril. Votre agilité n’est pas très adaptée à des armes lourdes. »

Esteban hocha la tête d’un air sérieux. Alain soupira intérieurement. L’elfe était tellement taciturne qu’il ne prenait même pas la peine de répondre « Oui, Messire » au maître d’armes. Mais bon, tant que les professeurs ne s’offusquaient pas…

 

Esteban était fier de lui. Il s’était battu contre Alain, le meilleur escrimeur de l’École ! Et il n’avait pas perdu la face. D’accord, il n’avait gagné que quatre échanges, mais cela restait une bonne performance. Surtout avec une arme si peu maniable !

Le garçon remit son épée dans l’armurerie et se dirigea vers les vestiaires pour se changer. Esteban était un adolescent grand et maigre à la peau brune et aux cheveux noirs. Passablement beau, plutôt intelligent sans toutefois faire partie de la tête de la promotion, il était cependant habillé comme un sac. Son jean d’occasion affichait une couleur plus que douteuse et son T-shirt était marqué de nombreux combats contre des zombies. Cet accoutrement lui avait à une époque parus décalé, voire ridicule dans le bâtiment imposant de l’École, mais il s’y était fait. Il avait survécu à une horde de tueurs armés de torches et de pierres, il pouvait bien survivre à des regards de travers pour quelques accrocs et trois ans de retard sur la mode !

« Bonne chance pour la météo ! » lança Alain dans sa direction.

Esteban ne répondit pas. Il savait qu’Alain Rausle ne lui aurait jamais transmis ses encouragements à lui, Esteban Lupéar. Le garçon s’adressait à sa petite amie Mathilde, qui, comme Esteban, suivait les cours de météorologie. Cette option était réputée faire partie des plus difficiles, et ce jour-là, ils avaient un devoir sur table.

 

Esteban, Mathilde et quelques autres élèves quittèrent le gymnase pour la salle B23, située au deuxième étage pour mieux voir le ciel. Maître Tanager ouvrit la porte pour les faire entrer. C’était le professeur de thermomagie ; mais comme il n’y avait qu’une seule thermomagicienne parmi les élèves, il enseignait aussi la météorologie.

La thermomagicienne en question, Esther Eraseher, était déjà assise à sa place. La jeune élève rangeait son cahier de travaux pratiques dans son sac et faisait place nette sur son bureau en prévision du contrôle.

« Installez-vous dans le calme, s’il vous plaît. Vous n’avez pas besoin de copie. Vous pouvez prendre un buvard s’il est vierge. Josiane, je vous laisse distribuer les sujets. Vous avez une heure et demie. »

Esteban s’assit au deuxième rang à droite, comme d’habitude, et retourna le sujet. Le début était un QCM.

1. Le nuage produisant de la foudre est appelé :

a. nimbostratus ; b. altocumulus ; c. cumulonimbus ; d. nuage de Sah-Issic

2. On récupère l'énergie de la foudre :

a. dans une fiole de verre ordinaire ; b. dans une fiole de cristal de roche microlithique

c. en invoquant Amaterasu ; d. on ne peut pas récupérer cette énergie

3. Les éclairs à reflets bleutés peuvent provoquer :

a. des incendies abéliens ; b. des feux-follets poirogènes

c. une inversion de potentiel magique ; d. des cauchemars prémonitoires

Bon, pour l’instant, ce n’était pas très difficile. Esteban répondit au QCM en essayant de ne pas imaginer l’état d’un météorologue qui aurait invoqué la déesse du soleil en plein orage.

Soudain, la voix de la jeune Esther s’éleva :

« Maître ! Jean-Luc triche ! »

Les regards convergèrent vers Jean-Luc. Pas assez rapidement, le garçon tenta de dissimuler dans sa trousse une feuille de papier qui n’avait pas grand-chose à voir avec un buvard vierge. Le papier lui échappa des doigts pour léviter au-dessus de sa table.

« Jean-Luc, les antisèches ne sont pas permises en devoir de météorologie. Vous aurez donc zéro, et ce sera mentionné sur votre bulletin. Estimez-vous heureux que les notes négatives soient passées d’usage. »

L’antisèche s’embrasa au-dessus de la table du pauvre Jean-Luc – Maître Tanager ne se refusait jamais un effet de style. Le tricheur adressa un regard noir à Esther, puis il jeta brutalement sa trousse dans son sac et quitta la salle. Esteban haussa les épaules et revint à sa copie. Il indiqua que le schéma de la question 7 représentait un éclair à ramifications croisées, décrivit la conduite à tenir face à un dragon nébuleux foudroyant et comment exploiter le tonnerre contre les zombies. La dernière question était propre au pouvoir spécifique de chacun. Esther la thermomagicienne allait probablement bien s’amuser avec son essai sur les orages boréaux. Les télépathes devaient indiquer comment et pourquoi la foudre pouvait affecter leurs capacités ; les jeteurs-de-sorts avaient une question sur les propriétés de la jadéite foudroyée. Esteban, lui, était polymorphe : il pouvait se changer en animaux.

Polymorphes : Lorsqu’on se transforme en oiseau, quelles sont les mesures de sécurité basiques à prendre par temps orageux ?

Trop facile ! Même avant de savoir lui-même voler, il connaissait les mises en garde. Il fallait dire que sa maman était une dragonne sauvage qui vivait dans la forêt Mora. Pour une fois que son éducation atypique l'avantageait face aux citadins...

 

Esther rendit sa copie cinq minutes avant la sonnerie. Deux nattes rigoureusement symétriques et un chemisier certes passé de mode mais entretenu avec soin, elle était le cliché sur pattes de l'élève modèle. Ce cliché était d'ailleurs loin d'être injustifié, car elle faisait partie des meilleures élèves de l'École. Elle estimait avoir correctement répondu à toutes les questions ; sauf peut-être la sixième, celle sur l’altitude maximale de formation des nuages à orage, mais celle-là ne valait que 0.5 points, donc ce n'était pas grave.

Elle se dirigea vers la cantine, sa jupe mauve ondulant agréablement au rythme de ses pas. Elle mangea rapidement les haricots verts et filandreux qui accompagnaient les pâtes ce jour-là, et fit passer le goût avec un bon morceau de nougat. Elle avait gardé de son enfance l’habitude de manger seule. De toute façon, elle n’avait nulle envie de se joindre aux groupes de crétins qui ne savaient que comparer les noms des couturiers qui avaient confectionné leurs vêtements.

Après avoir débarrassé, elle passa aux toilettes pour se laver les mains. À son arrivée à l’École, elle avait été dégoûtée par les serviettes mises à disposition des élèves : souvent humides, rarement lavées, désagréables au toucher. Mais à présent, elle savait utiliser ses pouvoirs magiques pour sécher ses mains en faisant s’évaporer l’eau. Un simple geste du petit doigt, et sa peau redevenait bien sèche sans avoir besoin de passer par ces torchons gluants qui leur servaient d’essuie-mains.

« Joli coquillage, fit une voix narquoise derrière elle.

- Il date du crétacé, lui aussi ?

- Non, tu ne vois pas ? C’est sa jupe qui est préhistorique… »

Esther n’avait pas besoin de se retourner pour savoir qui avait parlé. Non pas grâce à leurs voix, car elle avait une très mauvaise mémoire auditive, mais parce que cela ne pouvait être que Mathilde et Youna. Alias mesdames je-m’habille-mieux-que-tout-le-monde-ici. Et si cela ne suffisait pas, le miroir des toilettes lui renvoyait une image très nette de leurs deux faces de pimbêches.

« Alors, mademoiselle poucave ? Tu as avalé ta langue après avoir dénoncé Jean-Luc ?

- Ou alors tu as dû la vendre pour payer ce joujou qui brille ? Dans ce cas, tu t'es fait avoir ma bichette : il n'a aucune valeur. »

La jeune fille ramena sur son épaule sa natte ornée d’un coquillage. C’était un morceau de nacre qu’elle avait trouvé sur la plage et monté en breloque sur ses élastiques. Elle aimait collectionner ce qu'elle trouvait sur la plage ; mais les fossiles, elle les gardait dans sa chambre, ou alors elle les vendait au musée de Ramiville. Quant à sa jupe, certes, elle était usée et démodée depuis 20 ans ; mais quand on n’avait qu’une bourse de mérite et quelques jobs de vacances pour remplir son porte-monnaie, on ne pouvait pas se permettre de racheter des tenues luxueuses tous les quatre matins. Moqueries ou pas, Esther préférait mourir plutôt que de demander de l’argent à ses parents.

« Si tu veux, reprit Mathilde, je peux t'offrir un joli collier plaqué or. En échange, je ne te demande que de t'excuser à genoux auprès de Jean-Luc... si tant est que tu retrouves ta langue, bien sûr. »

Esther sortit des toilettes sans leur adresser un regard. Une fois dans le couloir, elle soupira de soulagement. Il y avait suffisamment de professeurs à proximité, les deux filles n’oseraient rien. La dernière fois qu’elle s’était laissée surprendre dans les toilettes… Elle préféra ne pas y penser et tourna à gauche en direction de la bibliothèque.

 

Moins de cinq minutes plus tard, elle se trouvait assise à une table, avec un gros bouquin poussiéreux, un dictionnaire d’alloprace, un cahier de brouillon et un crayon à papier. Elle ne se sentait jamais aussi bien qu’à la bibliothèque. Même si, bien qu’elle ignorât pourquoi, ses pouvoirs magiques avaient tendance à perdre en efficacité après ces pauses. Heureusement, ici, elle n'en avait pas besoin pour se défendre. Monsieur Victor, le bibliothécaire, la couvait de son regard bienveillant et mettrait dehors quiconque oserait lui adresser la moindre parole désobligeante.

C’était lui qui lui avait appris à lire les langues anciennes. La langue moderne, forgée par les habitants des Îles quelques siècles plus tôt, était principalement orale ; tous les livres un tant soit peu intéressants avaient été rédigés dans des dialectes provenant d’ailleurs. C’était pour cela que n’importe quel insulaire souhaitant s’instruire un minimum devait savoir lire au moins le moranique et l’akaltan.

Seulement, Esther n’était pas n’importe quelle insulaire. Il était hors de question qu’elle se contente du minimum. Ainsi, en un an et demi à peine, elle avait acquis les bases de sept langues anciennes différentes, et elle avait déjà traduit deux traités de magie presque toute seule.

Monsieur Victor déposa une tasse de chocolat chaud devant Esther, avant de s’asseoir à ses côtés, son café à la main.

« Tu avances bien ?

- Ça va. »

Elle prit une gorgée de chocolat chaud, pendant que le bibliothécaire regardait ses notes de traduction par-dessus son épaule.

« Jolie formulation ! Par contre, tu n’as pas bien compris le fonctionnement du malaxeur. C’est la manivelle qui entraîne la courroie, pas l’inverse.

- Mais le verbe est au passif, non ?

- Non, tu ne te souviens pas ? C’est l’une des exceptions qui prend un accent circonflexe même à l’actif. Essaie de faire un schéma, tu verras mieux comment ça fonctionne. »

Esther avait l’esprit vif. Elle comprit rapidement pourquoi la description du malaxeur telle qu’elle l’avait formulée ne pouvait pas être correcte. Elle rectifia sa traduction avant de s’atteler au paragraphe suivant.

 

Il était treize heures cinquante-deux. Esther s’autorisa une brève excursion sur le quai. Elle avait rendez-vous à quatorze heures, avec le directeur, Maître Cornélius, et elle avait besoin de quelques minutes d'air iodé pour chasser de son esprit toutes les conjugaisons kartinanes. Dressée sur la pointe des pieds, les bras écartés, elle se laissait envelopper par le bruit des vagues et les embruns de la mer.

Soudain, elle aperçut, un peu plus loin dans la mer, un voilier qu’elle connaissait bien. Surprise, elle laissa retomber ses talons sur le sol et courut dans sa direction. Non, elle ne s’était pas trompée : à la barre se trouvait son amie Ana.

« Ana ! Ana ! »

La jeune fille rousse accosta et mit pied à terre. Elle était sensiblement plus âgée qu’Esther, puisqu’elle avait fêté ses seize ans l’hiver précédent ; de plus, elle n’était pas scolarisée à l’École à temps plein. Cependant, cela n’empêchait pas les deux jeunes filles d’être très proches.

« Maître Cornélius veut me voir à quatorze heures, expliqua-t-elle à son amie.

- Non, toi aussi ? s'écria Esther - avant de noter l'expression anxieuse d'Ana. Tout va bien ?

- Non, ça va ; enfin, non, ça va pas trop… »

Ana baissa la tête. C’était la première fois qu’elle venait à l’École de magie en plein jour. D'ordinaire, elle ne s'y rendait qu'en catimini, dans la nuit du samedi au dimanche, afin de prendre les cours spéciaux dédiés aux adolescents dans sa situation.

« J’ai dû sécher le lycée pour venir. Mes parents vont me tuer. Je vais devoir leur dire que j’avais mal au ventre, ou une autre bêtise de ce genre… »

Évidemment, Ana ne pouvait pas leur révéler où elle s’était réellement rendue. Ses parents n’étaient pas au courant de ses pouvoirs magiques. Cela faisait six ans qu’elle les cachait soigneusement à son entourage. Si cela s’était découvert...

« Attends, fit Esther, j’ai quelque chose pour toi. »

Elle sortit de sa poche une petite fiole remplie d’un liquide violet. Ana la reconnut aussitôt. Il fallait dire que c’était elle qui avait préparé la potion. Esther en avait désormais bien moins besoin qu'il y a quelques années, mais elle gardait toujours la fiole sur elle, juste au cas où.

Esther déboucha le flacon et en chauffa le contenu grâce à ses pouvoirs magiques. Les deux filles observèrent avec fascination les mouvements de convection animer le liquide, et les petites bulles éclater à la surface. Bientôt, des vapeurs colorées se libérèrent de la solution en de gracieuses volutes bleues et roses entrelacées. Puis la fumée se sépara du reste, un petit nuage juste au-dessus du goulot, un petit nuage qui prit lentement la forme d’un croissant de lune. Et l’effet anxiolytique du sortilège se diffusa dans leurs corps et leurs cœurs.

Il fallait dire qu’Ana était une excellente jeteuse-de-sorts. Tandis qu’Esther avait le pouvoir de réchauffer et refroidir ce qu’elle voulait, qu’Esteban pouvait se changer en animal et qu’Alain savait lire dans les pensées, la rouquine était capable de préparer des potions magiques très diverses. Il ne s’agissait pas que de suivre une recette de cuisine, ce dont tout le monde était capable. Pour jeter un sortilège, elle devait comprendre comment les ingrédients interagissaient entre eux, les combiner au bon moment, contrôler les réactions de très près et parfois modifier l’ordre naturel des choses. Un pouvoir magique à échelle moléculaire. Qui lui avait notamment permis de concocter cette potion anxiolytique.

 

La sonnerie de quatorze heures brisa soudainement la transe des deux magiciennes.

« Oh non ! s’écria Esther ; on va être en retard ! »

Elles se précipitèrent dans les escaliers et montèrent les marches quatre à quatre. Essoufflées, elles s’arrêtèrent dix secondes dans le couloir pour respirer un peu.

« Salut les filles ! Vous aussi, vous avez été convoquées par Maître Cornélius ? »

C’était Esteban Lupéar, un garçon qu’elles connaissaient toutes les deux de vue. Polymorphe plutôt doué, pas du genre sociable, beaucoup plus à son aise dans la forêt : en effet, suite au décès prématuré de ses parents biologiques, il avait été élevé par une dragonne. Il était donc auréolé d’un certain mystère, presque une légende aux yeux de ses camarades.

Un polymorphe, une jeteuse-de-sorts, une thermomagicienne… Le directeur de l’École avait vraisemblablement convié un représentant de chaque pouvoir magique. Logiquement, il manquait un télépathe. Oh non ! Ça n’allait tout de même pas être…

Eh si. C’était bien cette ordure d’Alain Rausle qui se trouvait déjà assis sur une chaise, en face de Maître Cornélius. Alain Rausle. Ex-prince héritier du royaume d’Ekellar, brillant télépathe, meilleur escrimeur de sa génération et deuxième de la classe en monstrologie. Un brillant curriculum vitæ. Mais si on prenait la peine de lire les petites lignes, on s’apercevait qu’il était à la tête d’une bande de harceleurs notoires dont Esther était, depuis un an, la cible favorite.

« Ah, vous voilà ! s’écria Maître Cornélius. Asseyez-vous, je vous prie, prenez place ! Je vais vous expliquer pourquoi je vous ai fait venir. »

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Arnault Sarment
Posté le 12/11/2024
Roh, mais à quoi s'attendait le roi ? Un verre à dents c'est un verre à dents, hein. Il lui faut un dessin ? Alain est le type qu'on adore détester, je m'amuse à suivre son parcours.

J'adore le fait que les télépathes ne soient pas tolérés sur le trône ; ou comment admettre à demi-mot qu'un roi doit se laisser manipuler, mouarf mouarf.

Sinon j'aime beaucoup de mélange de fantastique et de références plus proches de nous ; ça me fait un peu penser à l'ambiance du "Livre des Étoiles" d'Érik L'Homme.
blairelle
Posté le 12/11/2024
ptdr

Les télépathes pas admis sur le trône, c'est un mélange de discriminations envers les magiciens en général, et de : t'as pas envie que le type à la tête du royaume puisse lire dans tes pensées et devenir un tyran sans aucune limite
Bleiz
Posté le 19/09/2023
Salut Blairelle,

L'univers de ton histoire est bien dépeint dans ce premier chapitre, et certains passages m'ont fait sourire -tout particulièrement le verre à dents. Toutefois, la densité du chapitre en termes d'informations, le cadre de l'École qui bien que chargé en information, manque selon moi de descriptions physiques, et le changement de point de vues des personnages m'a rendu la lecture du chapitre quelque peu compliquée. Ce qui est dommage, car tes personnages sont attachants et très différents les uns des autres (j'ai un coup de coeur pour Alain et Esther, pour l'instant, j'ai hâte de voir ce qu'il va leur arriver !)

À bientôt :)
blairelle
Posté le 20/09/2023
Oui c'est vrai, la première version était beaucoup plus longue et prenait un chapitre par personnage, mais c'était trop long à mon goût, peut-être que cette version est un peu trop dense... Je vais voir ce que je peux faire
Bleiz
Posté le 20/09/2023
Surtout prends ton temps ! Le premier jet est important pour mettre toutes les informations qu'on veut, écrire comme on le souhaite. Là, tous les commentaires te donnent des indices pour la réécriture. Profite de ton premier jet :)
blairelle
Posté le 20/09/2023
C'est le troisième jet :-)
(mais c'est le premier pour qui j'ai des gens qui le lisent vraiment, donc on peut dire que c'est le premier jet oui)
Arod29
Posté le 31/08/2023
Hello Blairelle!
Un premier chapitre dense mais très agréable à lire. De l'humour, des personnages attachants. Le verre à dents j'adore! :-D
C'est un plaisir de découvrir ton univers.
A bientôt!
blairelle
Posté le 01/09/2023
Merci !
Azurys
Posté le 27/08/2023
Blairelle, je suis assez impressionné par la qualité d'écriture de ces deux premiers chapitres.

Le thème est plaisant (comme tu as lu mon propre texte, tu devais te douter que le tien me plairait !), bien fourni et abondant, avec une "logique interne robuste". J'apprécie tes descriptions plutôt bien dosées, on a en général une bonne idée de l'environnement qui nous entoure.

On sent que tu as travaillé un minimum ton univers avant d'écrire, et c'est une très bonne chose car il s'agit d'un exercice difficile. Ton imaginaire est très rafraichissant, les éléments que tu inventes sont bien intégrés et plutôt originaux.

Si vraiment je devais relever du négatif, je dirais que la quantité d'informations dès le début est un peu excessive. Comme je l'ai lu dans un autre commentaire, on a l'impression que tu souhaites tout nous livrer immédiatement. Considère cependant que tout ce que tu as en tête ne doit pas forcément finir dans le texte final. Tant que ton univers fonctionne dans ta tête, alors il fonctionne dans le texte même si tous les éléments ne sont pas fournis au lecteur.
Je me suis senti un peu noyé sous les informations, si bien que j'en ai laissé passer une bonne quantité à la trappe, ce qui est fort dommage car tout est digne d'intérêt.
Je te conseillerais de laisser ton lecteur respirer un peu entre chaque élément constitutif de ton univers, entre chaque présentation de personnage, et surtout : n'oublie pas que ce que tu ne décris pas maintenant peut être décrit plus tard sans que ça n'impacte ton histoire.

Bon courage pour la suite de ton écriture ! Ce projet a l'air assez imposant, mais tu te débrouilles bien pour ces deux premiers chapitres. Je suivrai ton œuvre de près (:
blairelle
Posté le 27/08/2023
Merci !
blairelle
Posté le 28/08/2023
J'ai supprimé quelques passages qui, soit n'ont aucune importance par la suite, soit peuvent être introduits plus tard
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