Son père traversa le passage en premier. Roide sur son destrier, Serban s’engagea à sa suite. La douce et perpétuelle lumière de leur foyer ne les suivit pas ; il resserra sa prise sur les rênes de Takutès, qui progressait d’un pas prudent mais régulier. Animal et cavalier semblaient imiter l’allure et la posture de leurs aînés.
Autour d’eux, le silence était aussi épais, noir et poisseux que le sol sur lequel ils progressaient. Le peu que Serban distinguait était grâce aux verres de son masque. De vagues contours d’un paysage écroulé, des ruines de collines, des éboulis de plaines ; du noir, du noir, du noir. Les lignes argentées de leurs tenues étaient les seules notes de clarté alentour.
Le père de Charli, qui complétait leur équipée, s’avança à sa hauteur. Le masque respiratoire, qui leur prenait tout le crâne, lui dessinait des yeux opaques et oblongs, un museau terminé par une trompe insectoïde disparaissait sous sa cape. Il fit un cercle avec son pouce et son index, pour s’assurer de l’état de Serban, et le jeune homme mentit en signant que tout allait bien.
Quoi qu’en disait son père, il devait faire ses preuves dès qu’il en avait l’occasion ; les allusions ponctuelles à sa mortelle de mère lui pesaient. Participer à cette inspection exceptionnelle lui avait semblé une bonne idée, bien qu’il ne soit pas à l’aise ici.
Serban aimait les grands espaces, mais ici toute vasteté paraissait repliée sur elle-même, comme une mère-oiseleur ramenant ses ailes sur sa progéniture. Ou un animal blessé.
Le père de Charli avait cru percevoir les signes d’une activité anormale, convaincant Maoran d’organiser cette observation. À en juger par leur attitude alerte, mais tranquille, Serban en déduisit qu’il n’y avait rien de dangereux jusqu’ici.
Il flatta l’encolure de Takutès, qui s’ébroua légèrement. Il était content qu’ils soient ensembles, même s’il devait aussi supporter l’étroite combinaison protectrice et le poids des bonbonnes d’oxygène.
Devant, le père de Serban leva le bras pour leur signaler de s’arrêter. Ils se figèrent, l’oreille aux aguets. Un grondement, à la fois lointain et proche, roulait dans l’atmosphère. Le paysage entier résonnait en sourdine. Un doigt glacé remonta la colonne vertébrale de Serban, qui s’approcha de son père.
— Repartons, Maoran, dit le père de Charlie.
— Pas encore.
— L’air est agité, ce n’est pas comme d’habitude. Serban devrait au moins aller avertir les autres.
Le visage masqué de son père se tourna vers lui, et Serban protesta à contrecœur :
— Je reste.
Takutès piaffa, et son cavalier se promit de récompenser son soutien après leur inspection.
— On avance encore un peu, décida Maoran. Pour être sûr.
Il serra brièvement l’épaule de son fils et talonna sa monture. Ils avançaient silencieusement depuis plusieurs minutes, quand le grondement s’intensifia. Serban le sentit vibrer jusque dans ses dents et arrêta son cheval, qui avait couché les oreilles.
— Cette fois, il faut partir, déclara Comil. Plus de doutes possibles.
— Peste, souffla Maoran.
Il tourna les talons et saisit les rênes de Takutès pour le presser à faire de même et à prendre la tête du trio. Serban avait rarement vu son père témoigner de l’inquiétude, celle-ci le glaça. Un tremblement les freina presque aussitôt, et Takutès fit un brusque écart que Serban contint à grand peine.
Pétrifiés, les cavaliers distinguèrent les contours ombreux d’un être gigantesque, jaillissant du sol dans un mouvement ralenti, telle une créature marine évoluant dans une eau vaseuse. Alors qu’il semblait grandir sans fin, cherchant le ciel inexistant, Serban sentit son cœur remonter le long de sa gorge.
Autour de lui, l’air se resserra.
— Fuis ! ordonna son père.
Serban reprit ses esprits et lança Takutès au galop, qui s’élança dans une course laborieuse. Des choses émergeaient du sol pour les retenir. L’air se figea pour les emprisonner. Serban saisit la dague à sa cuisse et fendit l’air d’un geste. Les mouvements de sa monture se libérèrent.
Il voyait le passage, droit devant. L’œil de chat palpitait de la chaude lumière de chez-eux. Concentré sur son objectif, il n’anticipa pas le brutal cabrement de Takutès et tomba dans un bruit mouillé.
Le père de Charli lui attrapa presque aussitôt le bras pour le remettre debout, l’arrachant aux tentacules qui collaient déjà ses bottes. Le monde se refermait sur eux. Serban le maintenait à l’écart en fendant l’air de sa lame.
— Takutès ! haleta-t-il.
Son père aidait déjà son cheval, tout en exécutant des voltes afin de ne pas se laisser capturer à son tour. Protégé par Comil, Serban rejoignit sa monture et libéra ses jarrets des lianes noires qui s’y entortillaient. Takutès parvint à ruer, se libérant complètement, et Serban agrippa le pommeau de la selle pour se hisser alors que son cheval galopait plus vite que jamais pour les sauver.
Il entendit un hurlement et se retourna.
Il vit Comil s’élever de sa monture, saisit par la créature immense qui s’était fondue dans l’obscurité. Elle était le sol et le ciel, et elle broyait leur compagnon. Maoran hésita.
— Pater ! appela Serban.
La monture sans cavalier se fit attraper à son tour, et Maoran se détourna finalement pour rattraper son fils.
Les cris et hennissements de souffrance poursuivirent Serban jusqu’au passage, qu’il traversa d’un bond. Sa tante et sa grand-mère l’évitèrent de justesse. Il sauta à terre et désangla son masque respiratoire, faisant de même avec celui de Takutès. Ses muscles puissants étaient agités de tremblements. Serban colla son front à celui de son cheval, essayant de repousser l’adrénaline qui inondait ses veines et cognait ses tympans.
Finalement, son père surgit à son tour, et referma le passage d’un geste sec. Il mit pied à terre, retira son masque et accepta Serban dans ses bras, qu’il serra fort.
— Tu n’as rien, dit-il.
— Je vais bien, Pater.
Mais en le disant, il se sentit s’effondrer de l’intérieur. Comil ne reviendrait pas. Ni la tante, ni la grand-mère de Serban ne firent de commentaires, mais le deuil s’était déjà répandu dans leurs yeux. Serban s’en détourna, et aurait presque aimé ne pas les entendre non plus.
— J’ai voulu récupérer leurs corps, dit Maoran. Mais c’était trop dangereux.
— Il aurait compris, assura la grand-mère de Serban.
Mais Charli comprendrait-il, lui, que l’âme et le corps de son père allaient pourrir dans les Limbes ?
L’histoire se répétait, ainsi que Serban l’avait apprise. Elle commençait par Comil, cette fois-ci, mais quelque chose lui disait que la Confrérie ne risquerait pas un autre de ses membres.
— Elle s’est donc vraiment réveillée, déclara sa tante. Je prendrai la première veille sur Terre.
Intrigant et immersif comme prologue. Ce qui est très chouette, c'est qu'il respecte les trois règles du prologue : court ; efficace ; non-explicatif. "Tenez, un monde nouveau !" J'aime beaucoup.
Alors alors, c'est un prologue, donc c'est nébuleux, mystérieux, on ne comprend pas tout et c'est fait exprès sans doute, je suis un peu perdu... C'est classé "fantastique" mais ça fait plus fantasy ou SF ici.
A voir ce que ça donne ensuite.
Merci pour ce texte.