Le rire franc de jeunes enfants vint briser la conversation des deux adultes qui s’efforçaient de remettre un peu d’ordre dans la pièce de vie commune. Ils tentaient, tant bien que mal, de rapailler en un tas difforme le chaos qu’avaient laissé leur fils et leurs deux filles, alors que ces derniers couraient dans tous les sens, leurs cerfs-volants fraîchement assemblés dans les bras.
— Dehors ! clama d’une voix gentille, mais ferme, la mère.
Elle se retenait de rire, son époux secouant la tête d’un air comique et faussement désespéré. Les trois chenapans ne se le firent pas dire deux fois, franchissant la porte avec la force d’un boulet de canon, pour disparaître dans les rues de terre de la bourgade. Toutes les maisonnées de Jericho étaient devenues le théâtre de scènes semblables depuis le matin. L’effervescence des lieux convergeait vers la place centrale, un large espace aménagé au milieu du village où trônait une Relique. Aujourd’hui, c’était la fête de la Renaissance. Chaque année, il était coutume de célébrer cette journée où tous et toutes avaient cessé de n’être que des survivants : plus de six cents ans auparavant, ce qui restait du genre humain avait pu recommencer à vivre et à se reconstruire. En ce jour important, les souvenirs se transmettaient aux générations suivantes par le biais d’histoires et de contes racontés aux enfants, l’horreur des événements adoucie par les festivités qui commençaient dès le matin et les cerfs-volants multicolores que chaque famille avait pris soin de fabriquer, et qui bientôt parcouraient le ciel bleu sans nuages.
Comme toutes les autres années, la journée se passa en douceur, et lorsque les enfants, épuisés par les courses poursuites et diverses activités, les adultes et certains adolescents en passe de le devenir s’installaient aux feux de camp qui entouraient la Relique, une structure métallique ayant perdu toute forme distinctive, se tenant fièrement à la verticale depuis des temps oubliés. Les histoires rocambolesques du monde d’avant cédèrent alors leurs allures enfantines et les conversations devinrent plus sérieuses, quelques chuchotements transportant cette peur ancestrale qui s’était installée dans les arrière-pensées de toute personne qui connaissait la réalité derrière cette Relique qui trônait à quelques pas de là. Personne ne pouvait dire quelle était l’utilité d’autrefois de cet objet de métal de près de deux mètres de haut. Mais nul n’ignorait une des façades déformées par ce qui devait être une force impitoyable et sauvage. Le métal fondu s’était solidifié des siècles auparavant, puis, comme le reste, s’était érodé. Quelques vieillards venaient parfois poser la main sur la surface, l’esprit lointain, se remémorant les histoires transmises dans leurs familles, avant de revenir s’asseoir auprès des autres.
Le rassemblement se dissout quelques heures avant l’aube, les quelques personnes jusqu’alors vaillantes se traînant les pieds se retirer. Ainsi se concluait, comme chaque année, la fête de la Renaissance. Lorsque le soleil se lèvera, chacun et chacune retournera à ses occupations, se détournant des contes et des chansons épiques jusqu’à l’année suivante, plongeant à nouveau dans leur quotidien tranquille. Ils oubliaient l’histoire ancrée sous leurs pieds, pour le bien commun : Jericho, comme toute ville du monde Nouveau, reposait sur les cendres d’anciennes civilisations, dont il ne restait que quelques Reliques, des vestiges de grandes cités faites de métal. Après la défaite du Fléau, les survivants avaient dû se reconstruire. Jamais ils n’avaient cherché à retrouver la splendeur d’avant. Les raisons s’étaient perdues à travers les siècles. Aujourd’hui, la vie était paisible. Ils vivaient de la terre et du troc. De la chasse et de l’agriculture. La nature avait repris ses droits et l’Humanité avait appris à vivre en harmonie avec celle-ci.
Que pouvaient-ils vouloir de plus ?
Le soleil indiquait un peu avant onze heures lorsqu’une des petites filles au cerf-volant leva le nez vers le ciel. Elle profitait de la pause imposée par le maître d’école à cette heure pour se dégourdir les jambes sur la place centrale, gambadant autour de la Relique, les souvenirs de l’envolée de cerfs-volants de la veille encore imprimés dans sa tête. Mais quelque chose avait attiré son œil brillant d’excitation, la faisant lever la tête vers le ciel. Un vent chaud s’était levé, inhabituel à cette saison. Imperméable aux murmures agités des adultes autour d’elle, elle tentait, en plissant les yeux autant qu’il lui était possible, de distinguer ce qui avait attiré son attention à travers les nuages.
Le vent chaud se transforma en bourrasques, soulevant le sable de la place. La gamine ne cligna pas une fois des paupières, malgré ses rétines meurtries. Comme si le temps n’avait plus d’emprise sur elle, immobile, le visage vers le ciel. Les murmures devinrent des cris. Des bras l’entourèrent brièvement. Puis ce fut l’enfer. Celui décrit dans les histoires. Elle ne sentit pas la morsure des flammes avant de s’éteindre, comme des dizaines et des dizaines autour d’elle.
La bête, créature de cauchemars ancestraux, revint à la charge. Les humains grouillaient sous elle, à l’image de fourmis fuyant la fourmilière en proie à un prédateur impitoyable et gigantesque. Ses attaques éclair ne laissaient aucune chance de survie. Certains habitants réussirent à sortir du village, pour n’être balayés qu’en une fraction de seconde. D’autres tombèrent à genoux, leurs visages tournés vers le ciel. Ils ne priaient pas. Face à cette chose, aucun dieu ne pouvait leur venir en aide. Les explosions et la mort s’imprimaient brièvement sur leurs rétines, ensuite soufflés comme les flammes d’une bougie. Avant de disparaître, la réalisation leur étreignait le cœur, en une pensée commune, effroyable, sans pitié :
Les Dragons sont de retour.
Et très contente de retrouver ta plume ! C'est toujours si agréable à lire et tes deux derniers paragraphes sont incroyablement bien décrit !