Chapitre 1

Par Ohana

Mais quelle idée stupide !

Seth regarda d’un air incertain la distance qui le séparait du sol. Quelque chose comme deux cents mètres, et le moindre faux pas lui assurerait une mort brutale. Il ne resterait de sa personne qu’une bouillie méconnaissable. Pas que quiconque ne chercherait vraiment à l’identifier. Il était certain que même ses « amis » prendraient la poudre d’escampette une fois la chute constatée et ne regarderaient pas une seule fois derrière eux. Ceux-là mêmes qui s’étaient empressés de se cacher dans les décombres une fois son ascension sérieusement entamée, au cas où leur plan foireux attirerait l’attention. Le jeune homme serra les cuisses autant que possible pour se stabiliser et reprendre son souffle, assis de manière précaire sur un pan de mur qui ne s’était pas effondré. Le bâtiment était un des rares encore debout, même après des siècles d’abandon. Il avait choisi un de ses pans qui semblait moins fragile que le reste, utilisant des escaliers encore praticables pour les premiers étages, puis mettant en pratique ses talents d’escalade pour le reste. 

Ainsi perché, le jeune homme remettait sérieusement ses choix de vie en question. Il n’avait pas résisté face à la provocation d’Azaya, le chef autoproclamé de leur petit groupe. Ce dernier leur parlait depuis des semaines de la présence d’un ancien avant-poste de l’Ordre en haut de cette tour de métal, au centre de ce qui avait été une ville au nom oublié six siècles auparavant. Les chevaucheurs avaient quitté les lieux six ou sept ans plus tôt, et plus aucune activité n’y avait été détectée depuis. Le village où habitaient Seth et leur petit groupe depuis deux ans maintenant se trouvait à plusieurs heures de marche de là, et le jeune homme n’avait jamais réellement porté une attention à cet endroit. Jusqu’à ce qu’Azaya pique leur curiosité. Et sa fierté.

Du groupe, Seth avait toujours été celui le plus agile et, surtout, ne souffrant que peu de ce vertige ancré profondément dans leur génération. Trente ans auparavant, l’Humanité avait retrouvé cette peur du ciel jusqu’alors oubliée, et se faisait un point d’honneur à vivre autant que possible près du plancher des vaches, à l’abri, relative certes, des terreurs ailées. Ainsi, lorsqu’Azaya avait remis en doute ses capacités et planté les graines d’une curiosité impossible à résister, le jeune homme n’avait pas pu résister à l’envie de lui prouver… quoi au juste ? C’était la question qui lui taraudait l’esprit, là, maintenant, les pieds dans le vide.

Pourtant, la vue avait une certaine beauté, Seth devait l’admettre. Son regard parcourut les alentours. La nature avait repris ses droits sur une bonne partie de la ville, et, à l’image de cette tour, il pouvait voir d’autres structures en moins bon état poindre à travers la verdure. Ce mélange entre l’Ancien et le Nouveau lui procurait un frisson difficile à expliquer, mais attisait définitivement cette curiosité qu’il avait toujours eu du mal à réfréner. 

Jugeant que la pause avait assez duré, surtout s’il voulait entreprendre la descente suffisamment tôt pour éviter la très mauvaise situation de se retrouver suspendu dans le vide en pleine nuit, le grimpeur reprit son ascension. Il avait repéré à une quinzaine de mètres au-dessus de sa tête une ouverture et il espérait pouvoir y jeter un coup d'œil. Il n’était plus très loin du sommet. Quelques minutes plus tard, tendant une main pour s’agripper au bord de l’ouverture, cette terrible sensation d’avoir perdu un de ses appuis lui renversa l’estomac. Son pied venait de déraper et il se sentit partir en arrière. Il ne dut sa survie qu’à une prise miraculeuse trouvée par sa main libre. Les battements de son cœur envahirent ses oreilles, alors qu’il n’osait plus bouger. Mais rester immobile n’était pas une bonne idée, surtout qu’il sentait ses bras trembler d’épuisement. Pousser la peur dans un coin de son esprit, Seth fit un dernier effort et se hissa dans l’ouverture. Un petit rire victorieux et soulagé échappa de ses lèvres. L’étage où il était semblait praticable. En faisant attention à où il mettait les pieds, il prit quelques minutes pour explorer et retrouver son souffle en même temps. 

Les lieux étaient, à l’image du reste, désertiques. Il n’avait aucune idée à quoi servaient ces gigantesques tours bâties par leurs ancêtres. L’idée que des gens avaient pu vivre ici, dans cette Relique gigantesque à de telles hauteurs, lui semblait incongrue. Il n’y avait rien qui lui laissait entrevoir des espaces de vie, tout était grand et ouvert, si on ne comptait pas les quelques murs défoncés. Tout ce qui restait n’était que des Reliques tordues par les flammes du Fléau. 

Il trouva les escaliers qui allaient le mener au dernier étage, là où se trouvait l’objet de sa quête, et ne perdit pas plus de temps à les escalader. Sa fatigue le rendait imprudent, mais à travers la curiosité pointait un élan d’agacement. Il espérait vraiment qu’Azaya n’ait pas dit des conneries. Son aîné d’une petite année avait un tempérament aussi impulsif que lui, mais sa capacité à convaincre son entourage - ce qui manquait au plus jeune, plus réservé - faisait que leur petite troupe avait vécu mille et une aventures, certaines folles et d’autres plutôt déplaisantes. Seth ne leur faisait pas spécialement confiance, le fait qu’ils aient disparu dès que le grimpeur avait atteint une hauteur dangereuse le lui prouvait. S’il ramenait quoi que ce soit digne d’intérêt, Azaya sera aussi le premier à s’octroyer une partie du mérite. Malgré tout, Seth ne se voyait pas se séparer d’eux. Il aimait la solitude, mais pas au point de n’avoir plus personne avec qui se lier, peu importe si on ne lui renvoyait pas le même degré de loyauté en retour.

Son attention fut attirée par l’imperceptible changement autour de lui. Cette fois-ci, il y avait des traces d’une ancienne occupation. Certes, elle datait de plusieurs années, mais il y avait quelque chose d’exaltant et d’un peu effrayant à imaginer la scène : alors que tout n’était plus qu’enfer et flammes, ces humains courageux bataillant pour repousser leur ennemi, certains tapis ici même, armés d’arbalètes et d’arcs aux projectiles mortels, le Pouvoir entre leurs mains, et d’autres, là-haut, sur le dos de ces terribles bêtes qu’ils avaient réussi à dompter. Rapidement, cette fantasy lui rappela des souvenirs plus sombres, et il la chassa prestement, regardant autour de lui. 

Comme Seth le supposait, il ne restait plus grand-chose. La déception lui serra tout de même la poitrine. Quelques caisses défoncées subsistaient. D’un coup de pied rapide, il pouvait constater que leur contenu avait été emporté lorsque les chevaucheurs de l’Ordre avaient abandonné ce poste. Au bout de dix minutes à tourner en rond, retournant chaque débris, Seth abandonna. Ramenant ses bras derrière sa tête en poussant un soupir, pour étirer son dos douloureux, il jugea plus prudent d’entamer tout de suite la descente, quitte à faire une pause pour se reposer à mi-chemin. 

Un bref éclat attira son œil, l’interrompant alors qu’il se dirigeait vers les escaliers. Sans hésiter, le jeune homme s’approcha et poussa un pan du mur qui s’était effondré, et à travers la poussière, il se saisit de la flèche. Ou du moins ce qui en restait. C’était la pointe métallique qui avait capté son attention. S’asseyant au sol pour économiser ses forces, il fit tourner celle-ci dans sa paume. Peu de gens avaient le loisir de voir un chevaucheur de près, encore moins de toucher une de leurs armes étranges, imbibées de Pouvoir. La pointe avait de drôles d’inscriptions gravées à même le métal. Seth la mit à la hauteur de son visage, captant la lumière du jeu avec celle-ci. Ça n’allait pas être suffisant pour satisfaire Azaya, qui espérait sûrement que le plus jeune ramène quelque chose qu’ils puissent vendre. Seth décida qu’il n’en avait rien à faire, il était content de sa trouvaille, qui allait sûrement lui occuper l’esprit quelque temps. Et puis, la montée - sans incident - restait un exploit en soi. 

Le grimpeur serra délicatement le poing autour de la flèche et sans comprendre pourquoi, une intense tristesse l’envahit. C’était une étrange sensation, qui ne lui appartenait pas. Il ressentait une perte immense, impossible à combler, qui lui donnait envie de se rouler en boule et de rester en haut de cette tour pour toujours. Parce que … à quoi bon ? Seth lutta contre ce flot d’émotions, totalement perdu. Il n’avait jamais ressenti ce genre de choses. Après tout, pourquoi aurait-il l’impression d’avoir tout perdu, alors qu’il n’avait jamais connu sa famille ? Il n’y avait aucun souvenir douloureux à y rattacher. Fermant les yeux, il chercha à se raccrocher à un fil de pensée qui lui appartenait, et contre toute attente, il revint à l’orphelinat. Ses plus anciens souvenirs prenaient place là-bas, auprès de centaines d’autres enfants qui, comme lui, étaient des victimes survivantes d’une attaque du Fléau. Si d’autres avaient l’âge de se souvenir, lui avait été retrouvé par miracle indemne alors qu’il avait à peine quelques mois. 

Les quatorze premières années de sa vie avaient été en quelque sorte monotones. Il avait grandi là-bas et, comme beaucoup, y était resté toute son enfance. Il y avait peu de familles qui avaient les moyens de prendre en charge d’autres enfants, surtout avec cette menace constante au-dessus de leurs têtes. Seth avait commencé très tôt à tester les limites et trouver tous les moyens possibles pour sortir de ce monotone et fade passage de sa vie. Au grand dam des adultes. Il pouvait encore entendre la voix désagréable de Madame Anny dans ses oreilles, alors qu’il venait, à huit ans, d’être pris la main dans le sac : Faire l’imbécile à ton âge ? Ce souvenir avait toujours été amer. Les adultes avaient pris pour habitude de traiter les pensionnaires différemment, ne leur laissant que très peu la possibilité d’être des enfants, dans le but qu’ils maturent plus vite et prennent ainsi soin eux-mêmes de leurs compagnons plus jeunes.  

Peu importe, il avait trouvé des moyens de profiter de la situation, aux dépens des adultes. Sans être un leader né, il avait su apporter un petit éclat de rire chez les autres, leur faisant oublier à tous - du moins il l’espérait, aujourd’hui - leur situation et les pertes vécues. Maintenant, il ne regardait plus en arrière, du moins en temps normal. Quelque chose jouait avec son esprit.

Seth Apollo !

Le susnommé papillonna des paupières en grognant, encore un peu dans les vapes, grimaçant en entendant son nom résonner dans ses oreilles. Chaque groupe d’enfants qui n’avaient plus aucun lien familial recevait le même nom à leur arrivée. Tentative de cohésion entre les enfants ou de simplifier les démarches administratives ? Peu importe. Seth détestait le nom de famille qu’on lui avait donné. Surtout qu’il l’avait entendu un nombre incalculable de fois, sur un ton accusateur et colérique. 

Il se rappela soudainement où il était. Un juron sortit de sa bouche alors qu’il se redressait, regardant autour de lui. Il ne fut pas compliqué de réaliser qu’il faisait presque nuit. Qu’il s’était endormi. Quel idiot qu’il faisait ! Si le jeune homme entamait sa descente maintenant, il ferait la majorité du chemin dans l’obscurité. Il pourrait attendre le petit matin, mais il doutait que ses compagnons de fortune ne l’attendent. Seth pouvait les imaginer en train de s’impatienter, n’attendant qu’une chose, qu’Azaya donne son feu vert pour rebrousser chemin. Y avait-il seulement une personne sur les lieux pour vérifier tout signe du grimpeur ? Ou bien s’étaient-ils réfugiés plus loin, à l’abri du vent et du froid, profitant de la densité de la forêt pour se faire un bon feu sans être détectés. Seth les connaissait depuis assez longtemps pour avoir sa réponse. Pouvait-il seulement leur en vouloir, dans ce cas ? Après tout, c’était sa décision de rester auprès de ces crétins. Un sourire amer traversa son visage. Que dirait la vieille Madame Anny si elle le voyait aujourd’hui, non plus à huit ans, mais du haut de ses dix-neuf ans ? Encore une déception…

En jetant un coup d'œil vers le sol, qui se retrouvait à une distance qui, même pour lui qui ne souffrait pas vraiment de vertige comme tous les autres, restait inconfortable. Non, il allait devoir attendre, même si faire le chemin seul pour retourner au village comportait aussi des risques. Il se souvenait avoir vu des traces récentes d’une meute de loups. Et il y avait toujours cette crainte tenace des bêtes venues du ciel, même si la dernière fois qu’il en avait vu une - de loin - datait de plusieurs années déjà. Cette peur était ancrée en lui, comme chez toutes les personnes de sa génération, et celles d’avant qui avaient vécu le retour brutal du Fléau après six siècles de paix, le nom du premier village ayant tombé sous les flammes à jamais ancré dans leurs esprits.

Le rugissement qui retentit ne venait définitivement pas, lui, de son esprit.

Seth sentit son cœur tombé dans son estomac. En fait, tous ses organes eurent envie de se liquéfier sur le sol, alors que le cri bestial s’imprimait dans sa tête. Son corps mit quelques longues secondes avant de réagir et il recula vivement du bord de la tour, pour ensuite se fondre derrière des débris bétonnés. Il était incapable de formuler une pensée cohérente. La réalité le frappa de plein fouet et il ferma les yeux très fort, ses dents serrées en un claquement qui lui fit mal à la mâchoire. 

C’était quoi ce bordel ! Il n’était pas supposé y avoir de ces reptiles infernaux ici. Il n’y avait plus rien à cramer !

… Sauf lui.

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Le Diable
Posté le 13/09/2024
Quand je vous dis qu'ils ne savent pas s'arrêter ces dragons!

Je me permets de vous proposer de changer le mot "conneries" par "balivernes" qui me semble plus adapté à l'époque.
Emma_Ramfire
Posté le 18/04/2024
J'aime beaucoup l'ambiance du premier chapitre ! On sent le côté aventure tout en apprenant quelques éléments de la vie de Seth. On comprend également l'état du monde suite au retour des dragons. Toutes tes descriptions et actions sont bien décrites. Le vocabulaire et le style sont bien présents, agréables sans être trop chargés !

Le "sauf lui" de la fin ... Aled !
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