Prologue
De mémoire d’Hellé.
Droms était mort.
Il aurait dû démarrer la réunion dans l’amphithéâtre, une énième tentative pour calmer les guerres fraternelles, mais son corps gisait au milieu de celui-ci, une plaie béante sur la poitrine. De sa peau vibrante et lumineuse ne restait qu’un gris froid, de sa bouche éternellement riante ne subsistait que l'ombre d'un sourire. Une foule en état de choc s’était réunie autour de la dépouille, tous silencieux. Les dieux, ses petits frères et sœurs rassemblés, pour la première fois depuis des années par autre chose que leurs différends. La déesse Kanin brisa le mutisme général en éclatant en gros sanglots.
— Kanin, ressaisis-toi, réprimanda le dieu Styrke, tes larmes n’arrangeront pas la situation.
— Vos larmes ne coulent pas pour notre grand frère car son assassin se trouve parmi vous, répliqua Kanin.
— Tu oses nous traiter d’assassins ?
La trêve fut de courte durée, l’amphithéâtre se transforma en scène de théâtre, chacun s’accusait, se reprochait des actes remontant de plus en plus loin. L’atmosphère était tumultueuse, électrique même, où les insultes fusaient de toute part. Immobile dans un coin de l’amphithéâtre, Hellé subissait la scène, impuissante. Elle ne bougea pas tant qu’un dieu ne lui eut pas donné l’ordre. Une gardienne n’existait que pour servir les Dieux, des dieux en conflit constant. La silhouette longiligne de la déesse Kanin se détacha de la foule, son visage de porcelaine était encore marqué des larmes versées pour son grand frère.
— Hellé, arrête-les, ordonna Kanin.
Hellé n’avait jamais vu la déesse aussi vulnérable, ses longs bras enlaçaient son corps comme pour se protéger d’une situation qu’elle n’arrivait pas à contrôler. Une géante redevenue petite fille.
— Déesse Kanin, mon rôle de gardienne m’empêchait de m’en prendre à une divinité directement, ma protection ne s’étendait qu’aux éléments extérieurs.
La pression de l’air devint étouffante, insoutenable, le regard de Kanin la transperça totalement. Sans un mot de la déesse, ses jambes la menèrent au milieu de l’amphithéâtre, ses lames à sa ceinture n’eurent aucune utilité face à des divinités qu’elle ne pouvait ni blesser, ni arrêter. Les divinités la bousculèrent, coincée au milieu de la masse, Phrixos l’observait impuissant à l’autre bout de l’amphithéâtre, cloîtré dans son rôle de gardien lui aussi.
Un cri déchira l’amphithéâtre, immobilisant toutes les divinités.
— Silence, le dieu A-vité arrêta la dispute d’un seul mot, le problème n’était pas qui l’a tué mais ce qui va arriver quand Droms va se régénérer. Nul n’a envie de subir la fureur du dieu de la création, une fureur qui va s’abattre sur nous tous.
Un conflit de plus avait été évité, mais Hellé et Phrixos furent congédiés de l’amphithéâtre. Enfermés dans la tour Nord du palais des dieux, une pièce surmontée d’un toit en arche d’un bleu acier. De lourds rideaux masquaient les fenêtres, laissant une obscurité qui grandissait au fur et à mesure que les heures passaient. Surplombant la pièce, un diffuseur à huile répandait des parfums apaisants, mais aucun ne saurait calmer leurs désarrois. Les gardiens ne sont jamais seul, gardien une pièce à deux faces, qui se complétaient et s’entraidaient dans le rôle important d’assurer la protection des dieux. Sa moitié Phrixos était prostrée dans le silence. Aussi bon combattant que soient les gardiens, ils ne feraient rien pour sortir de la pièce fermée à clé. Formés dès la plus tendre enfance parmi des centaines d’enfants de tous les peuples jugés les plus aptes à devenir gardien, pour finir à la majorité, sélectionnés par les dieux parmi toute une génération pour succéder aux deux anciens gardiens. Pour conséquence, leur fidélité sans faille.
— Les dieux viendront nous chercher quand ils auront besoin de nous, affirma Hellé.
— Pourquoi en douterais-tu Hellé, lui rétorqua Phrixos.
— Aux dieux nous devons fidélité, total confiance, commença Hellé.
— Jusqu’à notre mort et même après, finissait l’autre gardien.
Un premier repas leur fut glissé à travers la trappe de la porte, modeste, de l’orge et quelques légumes bouillis, mais leur ventre affamé se jeta dessus. Les repas qui passaient par la trappe devenaient leur moyen de compter les jours, la trappe en bois s’ouvrit huit fois, quatre jours d’isolation. Bientôt l’angoisse faisait place au doute. Hellé se mit même à penser que les dieux les avaient abandonnés, après des années à leur service sans aucune explication. Mais elle chassa vite cette idée, le silence des dieux avait ses raisons et douter d’eux, c’était les trahir.
— Tu penses que ce qui est arrivé à Droms arrêtera le dernier conflit entre le peuple de Ligge et celui d’A-vité, s’interrogea Hellé.
Le conflit dans la région de Duktig n’était qu’une guerre parmi les autres, on ne pouvait qu’espérer que ça calmerait les tensions.
- Dès que Droms se régénérera, sa colère sera tellement grande qu’aucun des peuples n’osera broncher pendant des mois, lui assurait Phrixos.
Hellé l’espérait de tout cœur, les conflits constants l’épuisaient. Les gardiens avaient déjà assez à faire avec les traîtres qui osaient se retourner contre les dieux, qu’ils pourraient éviter de devoir empêcher des divinités de s’entretuer entre elles. Les gardiens profitaient d’un repos forcé, allongés sur le sol marbré, arrosés de vapeur d’huile par le diffuseur. Un craquement retentit. Pensant à un nouveau repas par la trappe Hellé ne réagit pas, mais le bruit dura plus longtemps, suivi de bruits de pas. L’entièreté des Tjener, l’ordre des employés de Droms, venait de pénétrer dans la pièce. Pour la première activité en des jours, elle était d’une forte ampleur. Les Tjener n’agissaient que sous un ordre direct de dieu et pour des évènements de la plus grande importance. Vêtus de leurs éternelles robes blanches qui leur valaient le surnom de fantômes du palais, un visage ne laissant passer aucune émotion. Les Tjener la déshabillèrent, Hellé ne broncha pas, ses années de formation avec d’autres futurs gardiens lui avaient ôté toute pudeur. Son uniforme de gardienne, adapté aux combats, fut remplacé par une large robe blanche au tissu léger. L’une d’elles porta à ses lèvres une coupe remplie d’un liquide rouge profond. Hellé but, le liquide coula dans sa gorge, se diffusa dans son corps. Un soubresaut parcourut son corps, un instant Hellé pensa mourir, puis plus rien. La vague blanche de Tjener lui empoigna les bras, les épaules, les poignets, la tira hors de la pièce. Phrixos, entouré de sa propre vague de toge blanche, vêtu de la même tunique légère, fut tiré vers le grand escalier. Le palais était comme mort, sans bruit, les couloirs d’ordinaire remplis des courtisans du dieu de la création étaient vides. L’atmosphère était lourde, pesante, Hellé ne cessait de se répéter de faire confiance aux dieux et que tout prendrait sens bientôt. Un élément la fit douter, son corps lui paraissait si faible, le repos forcé avait mené à une inactivité de ses muscles, ce qui pourrait expliquer. Mais sans les Tjener qui la soutenaient, de la porte jusqu’en bas du palais, Hellé se serait effondrée.
Une vague de bruit provenait de la porte de l’amphithéâtre, une enclave de vie dans un palais mort. Les Tjener amenèrent deux nouvelles coupes remplies du même liquide rouge sombre, Phrixos but sans hésitation. Le corps d’Hellé était encore plus faible qu’après avoir bu la première coupe, reboire du liquide allait-elle encore l’affaiblir ?
— Tjener, quelle est la volonté des dieux ? demanda Hellé.
— Bois, lui répondit la vieille Tjener d’une voix sèche.
Hellé but.