Prologue

Par Nqadiri

Toi qui franchis le seuil de ce récit, abandonne ici tes certitudes. Laisse le doute étendre son empire, car en ces pages qui frémissent sous tes doigts, rien n'est ce qu'il paraît. Plonge dans le maelström des possibles, et que ton cœur soit ton seul guide. Car c'est un voyage sans retour qui t'attend, une quête dont l'issue repose entre tes mains tremblantes.

 

Mais avant toute chose, il te faut un nom. Un nom pour te perdre et te trouver, pour sceller ton destin à celui de ce récit. Alors écoute, écoute le chuchotement du vent sur les dunes, prête l'oreille au chant du sable sous la lune. Entends-tu cette syllabe unique, ce nom de braise et de mystère ?

 

Zirâb. Zi-râb. Ziiiirââââb. Laissez ce nom rouler sur votre langue, laissez-le vous enivrer comme un vin d'orient, épicé et capiteux. Zirâb, cité des mille et un mirages, joyau scintillant posé sur le velours des sables. Zirâb, énigme enveloppée de mystère au cœur d'une contrée onirique.

 

Ses tours d'ivoire et de porcelaine transpercent les cieux aveuglés de soleil, ses coupoles irisées palpitent comme des bulles de savon prêtes à s'envoler. De loin, on dirait un songe de pierre et de lumière, une vague de chaleur que le délire aurait figée en plein élan.

 

Tu veux connaître son histoire, dis-tu ? Mais laquelle ? Celle que content les poètes dans les cours fastueuses, celle qui s'écoule comme le miel et la soie ? Ou bien celle qui suinte dans les bas-fonds, sombre et poisseuse comme le sang caillé ? À Zirâb, la vérité a plus d'un visage, et tous sont des masques.

 

On raconte que la cité est née d'un rêve. Le rêve d'un dieu fou, d'un djinn ivre de sa propre puissance. Il a pétri le sable brûlant de ses mains, l'a sculpté en dômes et en minarets, en a fait surgir des jardins luxuriants et des fontaines d'argent liquide. Puis il a soufflé sur son œuvre, et le rêve est devenu réel. Trop réel, peut-être...

 

D’aucuns prétendent qu'elle serait plutôt le fruit d'un sortilège impie, un talisman de chair et de sang arraché aux dieux en des temps immémoriaux. Les plus sages, eux, hochent la tête d'un air entendu. Pour eux, Zirâb n'est qu'une parabole, un mirage que notre esprit projette sur l'écran sans fond du désert. Une manière comme une autre de donner un sens au chaos du monde, d'imposer un ordre illusoire aux grains de sable qui coulent entre nos doigts.

 

Mais ne te fie pas aux apparences, voyageur égaré !

 

Car Zirâb est une beauté vénéneuse, une fleur carnivore qui vous attire par son parfum entêtant avant de vous dévorer tout entier. Ses rues sont un labyrinthe pavé d'illusions, ses palais des miroirs aux alouettes qui vous renvoient votre propre reflet déformé. Ici, les mendiants ont des yeux de roi et les sultans des guenilles de pauvre, les vierges ont le regard des putains et les assassins la douceur des agneaux. Malheur à celui qui se laisse prendre à son sourire enjôleur, à ses promesses de voluptés sans nombre ! Sa peau se flétrit, ses os blanchissent au soleil, et bientôt il n'est plus qu'un fantôme hantant les ruelles, les yeux brûlés par l'éclat de sa folie.

 

Et tout ça à cause d'une étoile. Une étoile tombée des cieux, porteuse d'une malédiction déguisée en miracle. Le sombracier, qu'ils l'ont appelée. On dit qu'elle serait née des amours d'une lune maudite et d'un soleil sacrilège, jumeau obscur de l'astre du jour. Elle a l'éclat de la nuit primordiale, celle d'avant le premier souffle et la première lumière. Moi je dis : foutaise ! C'est le diable qui a craché ce caillou maudit, pour mieux se repaître de nos âmes.

 

Vois-tu, c'est la clé de tous les songes et de tous les cauchemars. Un grain de cette poudre de chimère, et te voilà parti dans des visions plus vraies que nature, des paradis artificiels où tes moindres désirs se réalisent. Mais c'est un chemin sans retour, une spirale qui t’entraîne toujours plus loin, toujours plus bas. Jusqu'à ce qu'il ne reste plus de toi qu'une coquille vide, une ombre qui erre dans les limbes de sa propre démence.

 

Et qui contrôle le sombracier contrôle Zirâb. Ça, les Mages des Sables l'ont bien compris.

 

Entends, entends la clameur qui monte des venelles ! C'est le cri du muezzin qui déchire la brume de l'aube, aussi tranchant qu'un fil de lame. C'est la psalmodie lancinante des prêtres qui encensent leurs idoles aux yeux vides, perdus dans les volutes de myrrhe et d'encens. C'est le chuchotement feutré des pèlerins qui content des mystères interdits, la bouche collée au chambranle d'une porte vermoulue. Et par-dessus tout, couvrant le tumulte comme un drap mortuaire, plane le rire gras des puissants, des maîtres occultes qui jouent aux osselets avec le destin de Zirâb.  

 

On les nomme les Mages des Sables, ces êtres hybrides mi-hommes mi-djinns, gardiens jaloux des secrets de la cité. Leurs visages sont des masques de cendre, leurs yeux des puits d'ombre au fond desquels couvent des feux interdits. 

 

Certains les disent immortels, sculptés dans la chair même du désert. D'autres chuchotent qu'ils se repaissent des rêves des innocents, et que leur souffle a le pouvoir de transformer le réel.

 

Reconnais-les, ô toi qui t'aventures dans Zirâb ! Ils ont la démarche chaloupée des danseurs, le verbe rare des oracles. Sur leurs tempes battent des veines noires comme des serpents, et dans le secret de leurs tours d'ivoire, des fumées étranges s'élèvent, lourdes d'un parfum de soufre et de miel. 

 

Attention, attention à leurs sourires pleins de dents, à leurs paroles de velours et de fiel. 

 

Et malheur, malheur à qui plonge son regard dans le sombracier ! 

Car la nuit qui y règne happe l'âme et la dévore, ne laissant derrière elle qu'une coquille vide, un spectre aux yeux éteints errant dans les limbes de Zirâb. 

Le sombracier est la mère des illusions, le seigneur des apparences. Son pouvoir n'a d'égal que son appétit, sa soif inextinguible de réalité qu'il absorbe et corrompt, tordant le monde comme un linge détrempé.

 

Pourtant, pourtant… Dans les tréfonds de Zirâb, loin du faste menteur des palais et des temples, une rumeur enfle, gronde comme le tonnerre d'un orage à venir. Un mot court sur toutes les lèvres, un nom qui est une brûlure, un talisman contre le règne des ombres. Un mot de feu et de sang, un cri primal jailli du ventre même de la cité.

 

Liberté. Al-Hur-Riyah.

 

Parmi le peuple corrompu et apathique de Zirâb, parmi les esclaves du mirage, certains se dressent, le poing levé comme une torche. Des êtres au cœur pur et à la volonté d'airain, que les sortilèges glissent sur eux sans les atteindre. Ils se rassemblent dans le secret des caves et des souterrains, complotent au nez et à la barbe des Mages, rêvent d'un monde où la lumière enfin pénétrerait, balayant les illusions comme fétus de paille.

 

En chacun d'entre eux brûle une flamme vive, l'éclat inextinguible de la vérité et de la révolte. Et parmi ces brasiers dans la nuit, parmi ces phares d'espoir, il est une silhouette qui se détache. Une ombre déterminée qui marche d'un pas vif, les yeux rivés sur l'horizon de sable et de songe.

 

Son nom est sur toutes les lèvres, chuchoté avec crainte et révérence. Il emplit la cité comme le vent emplit une voile, porteur d'une promesse de renouveau. Il est la prophétie faite chair, l'élu des légendes obscures.

 

Azim. Azim le rebelle. Azim le libre.

 

Nul ne sait d'où il vient, de quels horizons fabuleux il a surgi, porté par les vents et les djinns. Certains le disent fils des dunes, né des amours d'un prince du désert et d'une étoile égarée. D'autres murmurent qu'il serait la réincarnation d'un ancien héros, revenu d'entre les morts pour libérer Zirâb de ses chaînes d'illusions. Pourtant il n’était qu’homme.

 

C'est lors d'une nuit que naquit Azim, fils d'une prostituée du port et d'un marin ivre, dans une ruelle sordide qui puait le poisson pourri et l'urine rance. Nul ne se réjouit de cette naissance, nul ne versa une larme lorsque sa mère rendit son dernier soupir en le mettant au monde. L'enfant fut confié à un bordel miteux où les catins élèvent les bâtards des clients en attendant qu'ils soient assez grands pour écarter les cuisses ou manier le couteau.

 

Mais Azim n'était pas un enfant comme les autres. Très vite, il manifesta un don étrange, presque surnaturel. Les mots, voyez-vous, semblaient couler de ses lèvres comme l'eau claire d'une source, se tressant en histoires fabuleuses qui transportaient son auditoire par-delà les frontières du réel. Les putains et les voleurs se pressaient autour de lui pour écouter ses contes, oubliant un instant leur misère et leur douleur.

 

Mais qu'importent les on-dit et les rumeurs ? Azim est. Azim marche. Et chacun de ses pas est un défi lancé aux Mages, une promesse de liberté offerte aux damnés du mirage.

 

Son regard a l'éclat d'une lame, sa parole le mordant du sel et du feu. Dans sa main, l'acier a des reflets de lune, et dans son cœur, la justice est un brasier rugissant. Il est celui qui ose lever le voile des illusions, celui dont la voix clame, plus forte que les murmures du sombracier : « Le seul maître de notre destin, c'est nous ! »

 

Mages, prenez garde ! Le vent se lève sur Zirâb, un vent de sable et de révolte. Le peuple s'éveille de son long sommeil, s'arrache à l'étreinte visqueuse du mensonge. Déjà, dans les souks et les venelles, on chuchote le nom d'Azim comme une prière, un verset sacré. Déjà, des ombres furtives se glissent dans la nuit, des lames brillent sous les manteaux, avides de goûter au sang noir des oppresseurs.

 

Ô voyageur égaré dans les pages de ce conte, toi dont le cœur palpite au rythme des aventures à venir ! Vois comme Zirâb frémit, prise dans les affres d'un enfantement terrible et merveilleux. L'heure est venue de choisir ton camp, de graver ton nom dans la légende de la cité.

 

Suivras-tu Azim, cet astre incandescent dont la lumière perce la nuit du mensonge ? Prendras-tu les armes aux côtés des amants de la vérité, prêt à verser ton sang sur l'autel de la liberté ?

 

Ou te laisseras-tu envoûter par les murmures doucereux du sombracier, par la langueur mortelle du mirage ? Succomberas-tu comme tant d'autres à la tentation du rêve, aux délices vénéneux de l'illusion ?

 

Seul ton cœur connaît la réponse.

 

Mais je vois que le soleil décline à l'horizon. Les ombres s'allongent sur les dunes, comme autant de doigts accusateurs pointés vers Zirâb. C'est l'heure où les mirages s'évanouissent, où les illusions se fracassent sur le récif cruel de la réalité. L'heure des contes s'achève, et celle de la vérité commence.

 

Alors, si tu veux connaître la suite de l'histoire, reviens me voir demain, à la même heure. Je serai là, comme toujours, assis à l'ombre de ce vieux mur décrépi, dans ces pages jaunies. Apportes de quoi boire et de quoi rêver, et je narrerai la geste de celui qui voulut réveiller Zirâb de son long sommeil. Car dans cette ville, même les mots ont un prix - surtout lorsqu'ils sont porteurs d'une vérité que nul ne veut entendre.

 

D'ici là, méfies-toi des mirages et des belles paroles. Dans cette cité, rien n'est ce qu'il paraît être. Et si d'aventure un Mage venait à croiser ta route, fuis, pauvre fou ! Fuis avant que tes rêves ne deviennent vos pires ennemis.

 

Sur ce, je te laisse, mon ami. Puisse le désert t’être clément... et tes songes légers comme la brise au crépuscule.

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