Prologue

— Je suis désolé, je ne peux pas faire ça, affirme Adone Lebrun d'une voix polie, mais ferme.

— Il faut que tu couvres ce vernissage.

— Je ne peux pas.

— Oui bien sûr, tu as couvert des dizaines de vernissages, dont plusieurs d'artistes avec un style similaire, mais non, un vernissage d'Artemisia Tedeschi à Paris, l'événement le plus important de la saison, celui que tout le monde rêve de couvrir, tu refuses de le traiter. Je te savais obtus, parfois idiot, mais l'être à ce point, c'est risible.

— Je sais que je rate une occasion majeure, mais je ne peux pas, je suis désolé.

— Pourquoi ?

— C'est difficile à expliquer, mais ce que je pense de la production artistique de Tedeschi n'est pas...

— Je ne te demande pas de lui lécher les semelles, si tu ne l'aimes pas, très bien ! Mais tu dois y aller.

— Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, je ne comprends pas pourquoi vous n'envoyez pas l'une de ces fameuses personnes qui rêvent de couvrir l'événement, et insistez pour que le seul journaliste qui s'y oppose y aille.

— J'ai parlé de ton entêtement à son agent, elle doit arriver à 15 heures, je vais te laisser lui expliquer pourquoi, malgré nos promesses, l'un de nos auteurs les plus en vue ne viendra pas. Parce que je lui avais promis que t'irais, tu réalises ?

— Vous auriez dû demander mon avis avant de promettre quoique ce soit.

— Tu n'as jamais refusé de couvrir un événement avant.

— C'est pourquoi vous devriez être compréhensif et saisir que ce n'est pas le caprice d'un employé rebelle.

Adone laisse échapper un profond soupir.

— J'expliquerai la situation à Mme Theillard, rassurez-vous, je saurai faire de ce manque de professionnalisme une faute personnelle, assure-t-il.

— J'espère bien.

Une secrétaire frappe timidement à la porte du bureau.

— Votre rendez-vous, Monsieur.

— Tiens, elle est en avance. Faites-la entrer, je vous en prie.

L'homme se tourne à nouveau vers son employé, et fronce ses sourcils broussailleux, comme pour lui dire "t'as intérêt à gérer".
La porte s'ouvre, mais le rédacteur en chef ne voit pas arriver la petite silhouette malingre qu'il attendait, mais une cascade de boucles brunes qui offre un contraste remarquable avec des yeux d'un vert pers et une robe blanche qui met en valeur les courbes de celle qui la porte.

— Madame Tedeschi, je ne pensais pas que...

La suite du verbiage n'arrive pas aux oreilles de l'artiste, absorbée par la vision douloureuse d'Adone, encore de dos. Il avait la même carrure, la même posture qu'autrefois, un autre costume sans doute, mais toujours aussi suranné.
Le jeune homme se retourne lentement, comme pour retarder une confrontation qu'il espérait en secret, mais redoutait. Il garde les yeux baissés, seul signe de trouble sur son visage toujours égal.

— Ar... Mademoiselle, je ne m'attendais pas à vous recevoir.

— Mais c'est bien sûr un très grand honneur, ne vous offensez pas de notre surprise !

— Ne vous inquiétez pas, Monsieur Lefebvre, l'impolitesse est mienne, je n'étais pas annoncée. J'ai appris que Monsieur Lebrun avait contrarié mon agent, et je voulais m'assurer de ne pas avoir offensé un vieil ami.

— J'ignorais que vous vous connaissiez. Adone, conduis Madame dans ton bureau je t'en prie.

Le journaliste lance un regard de supplicié à son supérieur, qui n'en tient pas compte, et leur ouvre la porte.
Il la devance dans les couloirs dans un silence de mort. Adone croit pouvoir sentir le sourire amusé de l'artiste dans son dos.

— Tu as ton propre bureau ? Impressionnant.

— Ne te moque pas de moi, je t'en supplie.

— Je ne me moque pas de toi. Je n'ai jamais eu l'occasion de te féliciter pour ta carrière éblouissante. Tu as réussi à te faire un nom dans ce nœud de vipère, à même pas trente ans.

Elle est honnête, il l'entend bien. Mais les compliments d'une personne qu'il tient en si haute estime n'adoucissent pas son amertume.

— Tu me connais trop pour croire que cela me réjouit. Je ne crache pas sur ce qui paye mon loyer, mais le journalisme...

— Zweig publiait d'abord dans des journaux, Orwell passait à la radio, Aragon relatait des faits divers, Maupassant écrivait pour Le Gaulois, Hemingway était journaliste, et Kessel...

— Ce que je fais n'a rien à voir. Je ne suis pas Joseph Kessel, je suis un parasite surpayé qui sert des mains et bois du champagne dans des réceptions guindées.

— Tu veux parler de beauté. Tu as une thèse sur la figure de Galatée et un master en histoire des arts. Bien sûr que tu ne fais pas de politique, que tu n'es pas correspondant de guerre. Mais tu es payé pour transmettre ce que tu vois d'humain et de grandiose dans des œuvres d'art. C'est la meilleure école pour faire ta plume. En attendant le Goncourt, ajoute-t-elle avec un sourire qu'Adone ne sait pas interpréter.

— C'est là.

Il pousse la porte d'une pièce plus vaste qu'Arte ne l'aurait pensé. Mais plus que sa taille, ce qui lui saute aux yeux, ce sont les tableaux qu'il y a accrochés. Une eau-forte anonyme qu'ils avaient achetés ensemble, une petite reproduction d'un Turner, mais surtout, trois de ses toiles. Celles avec cette signature qu'elle n'utilise que pour ses amis, ceux qui sont gênés d'exposer la valeur des peintures qu'ils ont au mur.

Si Adone voulait l'oublier, il lui suffisait d'entrer dans son bureau pour qu'elle se rappellât à lui.

— Tu n'es sans doute pas venue présenter tes compliments.

— Au sujet du vernissage, je voulais te dire que je peux comprendre que tu n'aies pas envie de me revoir, de devoir écrire sur des toiles dont tu sais qu'elles ne sont qu'une imposture. Je ne viens pas te demander de couvrir l'événement. J'espère seulement que tu ne mets pas ta carrière en danger.

— Ne t'en fais pas pour moi, je ne serais pas viré pour si peu, plus maintenant. Et si je le suis, j'ai déjà reçu des offres d'Artsper, de Beaux Arts et bien d'autres. J'aimerais m'imaginer en Cyrano dans la tirade des "non merci", vanter une intégrité à laquelle je sacrifierais mon pain quotidien, mais je ne suis pas en danger.

— Bien. Mais si un dernier semblant de respect, ou d'honneur, t'interdit d'écrire pour ne pas avoir à démonter mes dernières toiles, ne te gêne surtout pas pour moi. Je peux encaisser les pires critiques, même parues dans un grand journal.

Le journaliste tire avec légèreté sur les mèches au-dessus de son oreille, signe d'angoisse, de gêne aussi, dont il n'a pas su se défaire.

— Artemisia, tu te trompes. Tu es toujours une artiste que j'admire, et je sais que je ressentirai la même émotion, à ce vernissage, que j'avais devant tes peintures à vingt ans.

La peintre laisse paraître un sourire sardonique. Il y avait une ironie terrible à flatter des œuvres qu'il lui avait tant reproché d'exposer.

— Couvrir cette exposition, ce serait me livrer au même exercice avec tes peintures qu'avec toutes les autres dont j'ai parlé ces dernières années. Je ne le peux pas. Je ne peux pas avoir un œil extérieur, distant. Je ne peux pas en faire un événement de plus dans l'année.

Le visage d'Artemisia s'illumine, un goût de victoire se répand sur sa langue. Adone dépasse ses espérances.

— C'est parfait. Allons prendre un café.

La lueur de félicité mêlée d'angoisse qui brillait dans les yeux d'Adone était la même qu'à leur première rencontre.
Sa réponse ne diffère guère.

— C'est une très mauvaise idée. Je ne peux pas.

— Non, non ! Ce n'est pas du flirt, cette fois. Ce n'est même pas pour aller ensemble à la recherche du temps perdu, même si j'adorerais. J'ai une proposition professionnelle à te faire.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez