Il était là depuis une bonne dizaine de minutes. La sensation de lourdeur qui s’était installée discrètement ce matin dans sa poitrine se faisait plus douloureuse, depuis son arrivée devant la maison. Elle lui paraissait bien plus petite que dans ses souvenirs. Pourtant, elle n’avait guère changé et, si ce n’était le jardin en friche et les volets fermés, on aurait pu la croire encore occupée. Ce pavillon était la fierté de ses parents. Leur accession à la propriété malgré leurs modestes revenus avait été une grande étape pour leur vie de couple.
Ils avaient choisi un modèle de maison très fonctionnel organisé sur deux niveaux : un garage et une cuisine d’été au rez-de-chaussée, et un étage d’habitation auquel on accédait par un escalier extérieur. Aujourd’hui, la nature avait repris ses droits. Les herbes hautes avaient envahi le jardin avant de commencer à coloniser l’allée de gravier menant à la porte du garage. Le vernis des volets en bois s’écaillait et le toit était recouvert d’une fine mousse verte.
La maison était inoccupée depuis un an. Sa mère avait navigué entre séjour à l’hôpital et retour à domicile, pour finir, au bout de six mois de souffrance, par échouer dans ce service de soins palliatifs où il aurait aimé ne jamais avoir mis les pieds. Les derniers jours passés auprès d’elle resteraient à jamais gravés dans sa mémoire, il aurait du mal à oublier son corps décharné rongé de l’intérieur par la maladie et ses yeux dont toute vie s’était retirée depuis bien longtemps. La fin tant redoutée avait été la bienvenue, pour elle comme pour lui. On lui avait dit que le temps finissait par effacer de votre esprit les images des derniers instants pour les remplacer par ceux des jours heureux, mais il n’en était pas encore là et doutait de pouvoir y arriver un jour. Aux visions se mêlaient des odeurs, celles qui imprégnaient ses vêtements à chaque fois qu’il revenait de l’hôpital, un mélange écœurant d’effluves d’eau de Javel, de désinfectant, de sueur et de sécrétions en tout genre. Il ouvrit les yeux pour chasser ces images de mort qui s’imposaient à lui.
Il l’avait portée en terre il y a déjà plusieurs mois et il s’était enfin décidé à mettre la maison en vente. Il regardait le trousseau de clefs qu’il passait d’une main à l’autre, oscillant entre les deux possibilités qui s’offraient à lui : entrer et faire le tri dans les affaires de sa mère ou repartir et laisser les futurs propriétaires vider le logement eux-mêmes, quitte à leur faire une ristourne sur le prix d’achat. Il leva à nouveau les yeux vers l’entrée du jardin. Des bribes de souvenirs des jours heureux en profitèrent pour s’immiscer dans sa tête. C’était beaucoup trop tôt, il ne se sentait pas prêt à affronter ce qui l’attendait à l’intérieur. Mais il ne pouvait pas laisser des inconnus mettre à la décharge plus de trente ans d’histoire familiale.
Désormais prêt à faire face à son passé, il sortit de la voiture et fit quelques pas jusqu’au portillon. Les mauvaises herbes s’entremêlaient, formant de véritables buissons et gênaient à présent l’ouverture du portail. Il poussa de toutes ses forces sur les grilles et finit par écraser suffisamment la végétation pour se glisser entre elles. Une horde de souvenirs qui remontaient à la surface le submergèrent quan il pénétra sur le terrain. Il ferma les yeux et retira profondément pour essayer de calmer le flot tumultueux de ses pensées. Les rayons du soleil avaient réussi à percer la couche nuageuse et réchauffaient son âme en peine. Une légère brise lui caressa les joues, semblable aux baisers de sa mère sur son front lorsqu’elle le bordait dans son lit. Le jardin reprenait vie sur son écran intérieur: ça et là, des jouets trainaient sur la pelouse, sur la table en fer forgé, les reliefs d’un goûter gisaient.
Il sentit son esprit plonger au plus profond de son âme et les vit apparaitre toutes les deux : sa sœur partie bien trop tôt et sa mère qui venait de la rejoindre. La mort d’un enfant est un drame qui ne laisse aucune famille indemne. La sienne avait littéralement volé en éclat: d’abord lui qui avait préféré fuir plutôt que d’affronter la réalité. Puis ce fut le tour de son père de lâcher l’affaire. Ce dernier choisit la bouteille comme meilleure amie pour finir par se foutre en l’air en voiture, abandonnant sa mère avec son chagrin. Elle avait tenu bon toutes ces années, traversant la vie avec indifférence pour se faire rattraper par ce foutu cancer contre lequel elle avait refusé de se battre.
Il ouvrit les yeux et retrouva le jardin dans le même état de désolation. Conscient que, plus il attendrait, plus ce serait difficile, il se dirigea vers la maison. Il hésita à nouveau devant la porte d’entrée, conscient qu’il allait atteindre un point de non-retour, puis ouvrit la porte. Une puissante odeur de renfermé s’échappa de la maison, agressant ses narines. La maison était plongée dans l’obscurité. Il trouva facilement son chemin jusqu’à la salle à manger, guidé par sa mémoire des lieux. Il entrebâilla largement les volets pour faire rentrer la lumière et laissa les fenêtres ouvertes pour aérer la pièce. Il avait de la peine à respirer, géné par la quantité de poussière en suspension et l’étau qui lui enserrait la poitrine. Il regardait autour de lui, rien n’avait changé depuis de départ de sa mère en centre de soin. Elle n’avait emporté avec elle que très peu de choses, quelques livres et des albums photos. Tout le reste de sa vie était là à attendre que quelqu’un se décide enfin à tourner la page pour elle. Cette maison, il l’avait quittée depuis si longtemps qu’elle lui était désormais étrangère. Demain, il contacterait les gars d’Emmaüs pour qu’ils viennent la vider.
Il continua de s’enfoncer plus loin dans le logement irrésistiblement attiré par la dernière porte au fond du couloir. Il sentait les battements de son cœur s’accélérer et ses mains devenir moites au fur et à mesure qu’il s’en approchait. Il se tenait à présent devant la chambre de sa sœur, fermée, contrairement à toutes les autres. A sa mort, il s’était juré de ne jamais franchir le seuil de cette pièce et avait tenu bon. Mais, aujourd’hui, il n’avait plus le choix, il devait entrer. Il ne pouvait décemment pas laisser des étrangers y pénétrer et en vider le contenu sans l’avoir revue avant.
Il poussa la porte qui gémit et entra. Des images de sa sœur se mirent à défiler devant ses yeux si violemment qu’il fut obligé de se retenir au chambranle pour ne pas tomber. C’est comme si elle avait été là, à l’attendre depuis vingt ans.Il fit quelques pas, étourdi, puis s’effondra sur le lit. Un nuage de poussière en sortit. Les petits grains restèrent en suspension dans l’air, dansant dans le rai de lumière qui coupait la pièce en deux. Une tornade de sentiments le terrassa dès son entrée puis, au bout de quelques minutes, s’apaisa et se fit moins présente, laissant place à une mélancolie qui agitait douloureusement son cœur. Il se leva et ouvrit la fenêtre, puis les volets. Rien n’avait bougé depuis des années. La chambre était restée telle qu’elle. Il se rappelait que sa mère y faisait le ménage tous les vendredis avant que sa sœur ne rentre de la fac pour le week-end. Même après sa disparition, elle avait continué à le faire et, tous les samedis matin pendant des mois, elle avait poussé la porte de la chambre, bercée par l’espoir que tout ceci n’était qu’un cauchemar et que sa fille était rentrée dans la nuit. Les meubles étaient désormais couverts de poussière. Une veste, sa préférée, était posée sur une chaise devant son bureau. Il la prit et la porta à son visage. Elle sentait le moisi, trop d’années s’étaient écoulées, l’odeur de son parfum s’était éventée. Il n’y avait plus rien d’elle ici. Il s’apprêtait à quitter la chambre quand il aperçut un livre sur une étagère, l’Attrape Coeur, le bouquin favori de sa sœur. Il tendit le bras pour le saisir, faisant tomber une pile de petits cahiers en équilibre contre l’ouvrage. Il se pencha pour les ramasser, découvrant ce qui allait changer son existence à tout jamais.
C'est une entrée en matière intéressante et je trouve que ton personnage a un background intéressant.
Cependant j'ai pu remarque que plusieurs paragraphe commençaient par "Cela faisait/Cela faisait maintenant" ou par "il", apportant une certaine redondance. Peut-être trouver d'autres formulations ?
Vraiment très sympa ce prologue. J'ai beaucoup aimé les éléments descriptifs, on s'y voit! C'est vraiment très agréable de se laisser transporter, c'est quelque chose que je ne sais pas très bien faire personnellement. Peut être même qu'avec quelques détails olfactifs ce serait encore plus projectif. Quoi qu'il en soit c'est vraiment intéressant et on ressent aussi les blessures du personnage principal. Cela lui donne de la profondeur et permet un attachement rapide. Il a effectivement perdu énormément... Mais cet effondrement familial au regard de la souffrance est tout à fait plausible et traité avec justesse.
À bientôt.