Prologue
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Cillian, tu viens ce soir ?
C’est la cinquième fois ce mois-ci que la fille assise devant moi me propose de les rejoindre, elle et sa bande, après les classes. Comme toujours, je rougis et secoue la tête sans la regarder pour qu’elle me laisse tranquille. Maman vient me récupérer à la sortie de toute façon, elle ne me laissera pas traîner dehors.
Quand le surveillant vient nous chercher pour nous raccompagner à l’entrée de l'académie, je suis le premier dans le rang. Compter les perles brodées sur sa veste violette est la seule chose qui me permet d’oublier les cris et les rires. Je n’aime pas le bruit. Pendant que mes camarades chahutent et parlent de leurs manigances du soir, je m’imagine porter le même uniforme. Un jour je serai mage. C’est ce que j’ai dit à maman il y a un an quand elle m’a demandé ce que nous ferions plus tard.
Elle parle beaucoup de “nous”. J’imagine que c’est normal. Je suis le seul enfant de la providence dans ma classe. Elle était très triste ce jour-là, quand je lui ai annoncé que je voulais rentrer à l’académie. Elle a même cassé un de mes jouets préférés mais je la comprends, les enfants comme moi restent à la maison. Toute leur vie.
Avant d’atteindre la porte, la même fille saute à côté de moi et me fait perdre le compte des perles.
— Pourquoi tu ne viens jamais avec nous ? me dit-elle en relevant ses grosses boucles rousses de ses yeux pour m’entrevoir.
— Ma mère vient me chercher, je n’ai pas le droit.
Elle éclate de rire et me pousse de l’épaule me faisant presque trébucher.
— Tu n’as pas le droit d’avoir d’amis ?
— Je sais pas mais je n’ai pas le droit.
— Ce que tu es ennuyeux !
Je ne réponds pas et me mets à compter les colonnes de bois des coursives pour me détourner d’elle. Ses souffles exagérés derrière mon oreille me distraient sans cesse alors je fais semblant et murmure juste assez fort pour qu’elle entende. Un, deux, trois, quatre.
Les grandes portes forgées de symboles anciens s’ouvrent et un flot d’élèves me poussent en avant. Des épaules me percutent dans tous les sens, des mains tendues s'agrippent à mes cheveux et finissent par faire tomber mes lunettes dans une marée de pieds.
Je peine à trouver de l’air, dès qu’une vague d'enfants est passée, une autre reviens pour me rejeter au sol. J’étouffe. J’ai envie de crier pour que ma mère vienne me sortir de là. Elle va être énervée de ne pas me trouver dans les premiers sortis. Les hurlements des enfants qu’on embrasse après une journée de séparation crissent dans mes oreilles et je dois les couvrir pour ne pas hurler à mon tour.
Quand la tempête se calme, je suis en boule sur le parvis de l’académie, la plupart des familles sont déjà reparties. Mes yeux parcourent les parents restant à la recherche de l’ombrelle bleue de Maman. Elle n’aime pas qu’on la voit quand elle vient me chercher.
Une fois, elle a croisé une amie des salons de thé et a dû lui expliquer que j’étais en classe ici. Son amie avait été très surprise, elle avait même gloussé que c’était la première fois qu’elle voyait un enfant “comme moi” continuer l’école après les classes élémentaires. Maman m'avait agrippé le bras si fort que j’avais eu la marque pendant deux jours. Elle m’avait expliqué que si elle était restée plus longtemps, j’aurais eu des ennuis.
Après avoir inspecté chaque visage, je me rends compte avec horreur qu’elle n’est pas là. J’ai réussi à me relever mais je suis encore pétrifié en haut des marches. L’homme qui nous a escortés dans les couloirs vient s'agenouiller à côté de moi et place sa main sur mon épaule tremblante.
— Nous avons eu un message de ta mère Cillian, elle n’a pas pu venir. Elle nous a demandé de te garder encore un peu ici, en salle d’étude, jusqu’à ce qu’elle soit libre.
Les larmes que j’essaye de retenir me montent aux yeux sans que je ne puisse rien y faire.
— Elle a dit pourquoi ? demandé-je tout bas.
L’homme en veston violet baisse les yeux sur le bout de ses chaussures et me frictionne le dos sans savoir auquel de nous deux il veut donner du courage.
— L’école de ton frère à reçu la visite du ministre des non-mages aujourd’hui, elle nous a dit que c’était important. Je suis désolé petit, je suis sûr qu’elle aurait voulu être là à temps.
— Je ne pense pas mais ce n’est pas grave, dis-je en tournant le dos à la foule pour cacher mes joues mouillées.
Je m’apprête à repasser la grande porte lorsqu’une fois de plus, une tempête orangée saute devant moi. Elle explique que sa mère ne peut pas venir la chercher non plus, alors elle propose à l’accompagnateur de rester avec moi, près de l’académie. Le regard du jeune homme s’illumine. Il semble ravi de me confier aux griffes de cette terrifiante camarade. Sans attendre ma réaction, il m'ébouriffe les cheveux et rentre dans le bâtiment en refermant la porte. Je reste interdit, le visage écarlate et noyé de larmes. Maman ne va pas être contente.
Je vois s’attrouper derrière nous quelques autres enfants de ma classe qui la hèlent en trépignant.
— Lyanna on y va ? Qu’est-ce que tu fais avec lui ?
Elle gonfle le torse, toute fière, frotte les tâches de rousseurs qui lui recouvrent le nez et glisse son bras sous le mien avant de clamer avec une autorité joviale.
— Il vient avec nous !
La plupart de la bande m’est totalement inconnue. Je me souviens seulement avoir déjà ramassé la plume du garçon aux oreilles percées pendant un cours d’alchimie. Je crois aussi m’être déjà excusé plusieurs fois à celle qui porte des lunettes en forme de losange mais je ne sais plus à quelles occasions. Un peu réticent au début, chacun finit par se présenter à moi en serrant ma main moite. Marcus, Tara, Lyanna. J’ai peur de les oublier ou de les mélanger. Je suis sûr qu’ils en seront fâchés et que j’en paierai le prix fort. Le dernier, qui écrase mes phalanges d’un air conquérant, s'appelle Victor. Il a notre âge mais en paraît trois de plus. Ses cheveux gras d’un noir de charbon sont plaqués sur son crâne comme si on les lui avaient collés à l’enduit et la bosse de son nez lui donne un air de requin. Si Lyanna ne m’avait pas imposé au groupe, j’aurais juré que Victor était leur chef. En tout cas, en une poignée de main, je comprends vite qu’il se place au-dessus de moi dans cette petite hiérarchie.
Lyanna me rassure, on ne s’éloignera pas trop pour que je puisse rejoindre ma mère rapidement. Je me dis que je serai puni de toute façon puisque je n’ai pas suivi ses ordres de l’attendre en salle d’étude mais je n’ose pas lui dire. Qu’est-ce que les autres penseraient de moi ? Dans une heure, peu importe que les autres restent ou non, je reviendrai l’attendre ici.
Nous courons le long du bâtiment pour le contourner. Les hauts vitraux qui parcourent la façade passent sous mes yeux à une telle vitesse que j’ai l’impression qu’ils font la course dans le sens inverse. Courir n’est pas une activité que nous faisons beaucoup chez moi, à vrai dire ma mère a toujours refusé que je coure pour ne pas me blesser, alors au bout d’un moment j’ai arrêté de demander. Les autres ont l’habitude et me distance facilement. Nous arrivons aux niveaux des serres. Elles sont remplies de feuilles de toutes les formes et de toutes les couleurs qui s’écrasent sur les vitres comme pour me dire bonjour. À l'intérieur, des élèves plus âgés sont rassemblés autour de petites tables et étudient des herbiers mais mes camarades ne me laissent pas le temps d’observer, ils me crient de les rejoindre dans la rue qui s’éloigne en direction du palais. Mes poumons me brûlent presque autant que mes mollets, impossible de savoir quel endroit me fait le plus mal.
La course cesse lorsque l’avenue débouche sur la Grand'place, devant le palais du Gouverneur. Le bâtiment pourrait contenir trois fois l’Académie, les murs blancs nous éblouissent et les tours du palais s’étirent de tout leur long au-dessus de nos têtes, certaines percent même les nuages. Au centre de la forêt de toits d’ardoises, un dôme en verre rempli de verdure donne à l’endroit un air de palais enchanté. Si tous les autres paraissent fascinés par l’endroit, il m’est plutôt familier. Mon père nous y a déjà amené plusieurs fois, Isaac et moi. Il dit que ça fait partie de son travail, que c’est important qu’on s’y comporte bien. Mais la plupart du temps il n’y emmène qu’Isaac pour me laisser avec maman.
— Cette fois, c’est ton tour ! s’exclame Tara, la fille aux lunettes bizarres.
— Non j’ai déjà huilé les marches de l’entrée il y a deux semaines ! réplique Marcus.
— Et moi j’ai rempli la cabine du gardien de pétards la dernière fois, anticipe Lyanna en posant les poings sur ses hanches de manière triomphale.
Au fur et à mesure que chacun rappelle ses exploits, la voix de ma mère résonne dans ma tête. Qu’est-ce que je fais là … Si elle apprend que j’ai passé du temps en dehors de l’académie avec des vandales, je finirais par manger seul aux cuisines pendant des semaines.
— Pourquoi pas lui alors ? ricane Victor qui pointe son gros index à quelques centimètres de mes yeux. Il faut bien qu’il se fasse la main le petit chéri à sa maman.
Tous éclatent de rire, sauf Lyanna. Elle attrape le doigt du garçon aux cheveux noirs, lui tord jusqu’à ce qu’il grimace et les moqueries s’arrêtent aussi rapidement qu’elles ont commencé.
— C’est déjà beaucoup pour lui d’être venu avec nous, laisse-lui le temps. Et puis, rappelle-moi de quand date ton dernier défi ?
Elle me jette un regard en coin et me souris ce qui me fait rougir si fort que je remonte le col de mon pull pour cacher mes joues. Cette fois-ci ce n’est pas de l’embarras. Les autres se regroupent autour de Victor et se mettent à le pousser en gloussant de plus en plus fort jusqu’à ce qu’il accepte de se salir les mains. Ils se mettent d’accord sur un objectif particulièrement compliqué, un des plus durs selon eux : Escalader le bâtiment pour éteindre le compteur géant.
L’immense plaque d’obsidienne est fixée sur la tour centrale du palais, à plusieurs dizaines de mètres de haut pour pouvoir être aperçue par toute la ville. Des tracés violets dessinent plusieurs chiffres brillants sur la roche, le nombre d'habitants. À chaque fois que nous venions ici, mon père me rappelait que c’était une chance incroyable que je sois né. Sans ce cadran, je ne serais pas là.
Détraquer quelque chose d’aussi important me paraît très dangereux mais je ne veux pas attirer encore plus l’attention alors j’écoute Lyanna donner ses ordres à Victor. Les palpitations de mon cœur résonnent si fort dans mes oreilles que j’ai du mal à tout comprendre.
Le compteur est contrôlé par des sceaux très complexes inscrits sur les murs d’une salle vide, la seule fenêtre pour y accéder donne au deuxième étage de la façade devant laquelle nous nous trouvons. Une fois à l'intérieur, il suffit d’effacer les symboles tracés sur les murs pour que les chiffres disparaissent. Cette opération est plus risquée que de beurrer des marches mais cela ne semble pas effrayer Victor qui analyse déjà le parcours pour atteindre l’ouverture. Il se vante même d’avoir eu une des meilleures notes aux cours de sigils de base quelques jours avant, déverrouiller la fenêtre sera un jeu d’enfant.
Nous le regardons s’approcher d’une gouttière qui coule le long de la tour principale, il prend soin de se cacher dès qu’un garde patrouille dans les environs. Sans un bruit, il attrape le tuyaux et commence à se hisser sous les encouragements discrets de Tara et Marcus. Plus il prend de la hauteur, plus ma gorge se tord. J’ai si peur que j’ai l'impression que je vais me vomir dessus. Ma vue se trouble à l’instant où ses pieds dérapent, mon corps devient lourd et fourmille de partout alors je me laisse glisser par terre pour ne plus le regarder. La bande pouffe et chuchote leurs avis sur l’ascension de Victor. Quelqu’un est sûr qu’il va tomber, une voix de fille les assurent que c’est un bon grimpeur mais leurs voix grésillent dans ma tête et je ne reconnais même plus qui est en train de parler.
— Il a atteint la fenêtre, tu peux regarder maintenant, me glisse Lyanna.
En effet, Victor est assis sur le rebord d’une paroie vitrée qui fait la moitié de sa taille. Ses jambes pendent dans le vide mais il ne semble pas avoir peur de tomber. Nous l’apercevons mettre le doigt à sa bouche puis tracer quelque chose sur le battant en bois avant de nous tendre un pouce en signe de réussite. En une demie seconde, il se glisse à l'intérieur. Tara ouvre des yeux admiratifs tandis que Marcus s'agrippe le ventre pour essayer d’arrêter de rire. Lyanna, elle, ne dit rien mais je pense qu’elle est en train de réfléchir au prochain défi qu’elle imposera à Victor. Elle a l’air déçu que ça ait été aussi facile. Soudain Lyanna vacille.
Une vibration que je n’avais encore jamais ressenti fait frémir les murs du palais, se répand dans le sol et fait tomber tous les enfants à la renverse. On entend retentir des petits cris dans les maisons qui bordent la place. Nos regards se braquent sur le cadran. Les lignes violettes vacillent, puis s’évaporent pour ne laisser qu’un immense vide noir qui semble maintenant couper le majestueux palais en deux.
Ensuite, tout s’accélère et mon esprit se trouble.
En quelques minutes la place se noircit de monde, des femmes pleurent et hurlent dans toutes les directions. Mes amis s’agitent. Je n’arrive pas à saisir ce qu’il se passe. Une voix grésille dans les hauts-parleurs fixés sur la façade, elle demande à tout le monde de garder son calme mais la personne bégaye de l’autre côté de la machine.
— Cillian, relève-toi, il faut partir ! me crie Marcus.
— Et Victor ? proteste Tara, On ne peut pas partir sans lui.
— La fenêtre s’est refermée, il doit y avoir un système de sécurité. On peut rien faire à part éviter les ennuis, dit-il en s’éloignant.
J’entends des pas autour de moi, les silhouettes sautent sur leurs pieds et disparaissent de mon champ de vision. Il faut que je me lève aussi mais mes jambes sont aussi dures que la pierre. Je repousse les pavés de mes paumes le plus fort possible pour me redresser mais mes cuisses sont contractées et secouées de tremblements. La voix de Lyanna s’approche à nouveau, elle perce le voile brumeux qui m’étouffe, c’est la seule que j’arrive à discerner nettement.
— Cillian, viens avec moi.
— Je … Je ne peux pas, hoqueté-je.
— Il faut que tu te lèves, il faut partir !
— Je ne peux pas !
— Calme-toi on va trouver une solution, me dit-elle. Tu aimes compter, non ? Très bien, alors tu vas prendre des grandes inspirations et on va les compter ensemble d’accord ? Allez, respire et compte avec moi. Un, deux, trois. C’est très bien, continue comme ça. Quatre, cinq, six. Encore quelques-unes. Sept, huit, et neuf !
Ses bras s’enroulent autour de mon torse et, avec une force surprenante, elle me hisse sur mes pieds avant de m'entraîner par la main pour retourner à l’académie. Les maisons défilent devant mes yeux, puis les serres et les vitraux qui se déroulent de toutes leurs hauteurs au-dessus de nous pour nous écraser. Il suffit qu’elle relâche la pression de ses doigts un court instant pour que je m’affale une fois de plus sur les marches de l’entrée. Avec toutes ses chutes, mon pantalon doit être dans un sale état.
Je sens les autres tourner autour de moi comme des abeilles énervées. Tara enlève et replace ses lunettes sur son nez avant de les enlever à nouveau; Marcus se ronge les ongles en répétant le prénom de Victor; Lyanna fait les cent pas en tournant une de ses boucles rousses entre ses doigts.
Mon regard passe de l’un à l’autre puis s’arrête sur une femme, immobile qui cache son visage d’une ombrelle bleue.
Si elle avait été capable de me frapper d’un regard, elle l’aurait sûrement fait, même devant les autres enfants. Elle frotte son pouce vernis sur les bagues qui lui recouvrent les doigts. D’une petite pression, elle fait craquer la phalange de son index, fait glisser les anneaux jusqu’à ce qu’ils fassent un tour complet puis passe au suivant.
Mon père lui dit souvent que ce n’est pas élégant pour une femme de son rang mais Maman lui répond toujours que c’est ce qu’elle fait pour se retenir de me frapper, ce qui serait encore plus mal vu en société, alors il ne lui fait plus de remarque quand elle se craque les doigts.
Maintenant livide, je me relève et rentre la tête dans les épaules. Le temps qu’elle soit devant moi, toutes ses phalanges ont déjà subi sa rage silencieuse. Son menton haut, elle passe devant nous sans un mot et s’engage dans l’avenue qui conduit aux quartiers des manoirs. Je ne prends même pas le temps de m’expliquer et lui emboîte le pas, pieds traînants, épaules voûtées, tel un condamné qui marche à la potence.
***
Comme je l’avais imaginé, ma mère ne m’a pas adressé la parole ni le soir, ni le lendemain. Pendant trois jours, j’ai été enfermé dans ma chambre et relégué dans l’arrière-cuisine pour le repas que je prenais avec les domestiques. Les journées se ressemblaient toutes. Mes cours à l’académie avait été suspendu car ma mère m’avait dénoncé comme faisant partie de “la bande de voyous qui avait mis la cité en péril”. Je restais donc seul dans ma chambre une grande partie du temps, enfermé à double-tour. Heureusement, elle avait accepté que je garde mes devoirs et je pus éviter de prendre trop de retard. Je m’entrainais à poser de petits sceaux de base sur mes jouets pour les faire marcher tout seul ou pour que mes rideaux s’ouvrent et se ferment avec le jour. Quand j’avais envie d’aller aux toilettes, il fallait que je sonne une cloche d’argent qu’elle m’avait laissé pour qu’un laquais m’y escorte. Je n’avais le droit d’adresser la parole à personne et tous les habitants de la maison avaient pour ordre de ne pas me regarder. La solitude ne me dérangeait pas, j’en avais l’habitude.
Ce n’est qu’au bout de ces trois jours d’isolement que ma mère daigne enfin venir me voir. La punition n’est pas encore levée car elle ne prend même pas la peine d’entrer dans ma chambre, elle reste dans le pas de la porte et sans me regarder m’annonce :
— Ton petit criminel d’ami a été condamné. Habille-toi et viens assumer la responsabilité de tes actes.
J’ai déjà entendu parler des bannissements. Ils sont rares aujourd’hui mais selon mon père, quand l’ancien Gouverneur était encore en vie, on bannissait quelqu’un tous les trois mois. Etant donné que je n’ai jamais vu en quoi cela consiste, mes pensées s'emmêlent et mes oreilles bourdonnent tout le long du chemin quand j’imagine ce qui pourrait arriver à Victor de l’autre côté du mur.
Le square est noir de monde. La foule forme un demi-cercle autour des grandes portes en métal et les soldats, un autre plus petit autour de deux personnes debout au centre de la place. Ils sont tous caparaçonnés de métal de la tête jusqu’au bout des doigts. Ce ne sont que des bras armés, anonymes, je les ai toujours trouvés effrayants.
Mon poignet me brûle à cause de la vigueur avec laquelle ma mère me traîne. Elle se fend un passage jusqu’au premier rang et se poste derrière moi, ses grandes mains froides sur mes épaules. Un frisson me parcourt de la tête aux pieds. Peut-être est-ce ses mains qui glacent ma peau à travers ma chemise, ou bien le fait que je vois enfin ce qui se trame sous les yeux du public ?
Victor est là, à genoux sur le sol, les larmes, la sueur et le sang qui goutte de son visage ont eu le temps de recouvrir les pavés qu’il fixe sans les voir. Ses mains, accrochées dans son dos, ont une couleur violette comme si on lui avait roulé dessus avec une carriole. J'aperçois ses doigts trembler même de là où je suis. Notre poignée de main me revient en mémoire, mes doigts se souviennent de la force qu’il a mise dans ce salut. Lui qui m’avait paru invincible, le voilà maintenant gisant à nos pieds, tordu de gémissements.
Je détourne les yeux. C’est trop dur. Mais je n’ai pas le temps de me retourner que les griffes vernies de ma mère se referment sur mes joues pour me forcer à le regarder.
Je vois les lèvres du Gouverneur remuer de façon très exagérée mais le bourdonnement dans ma tête m’empêche de comprendre ce qu’il dit. Au fur et à mesure de son discours, les visages de la foule changent. Des yeux éberlués se remplissent de colère, des lèvres se plissent, des poings se lèvent. Le poids dans mon ventre est en train de remonter le long de ma gorge en me déchirant de l'intérieur et je ne peux rien faire. Dès que je ferme les yeux, les serres rouges de ma mère se plantent un peu plus dans ma peau pour s’assurer que j’assiste à ce spectacle dont je ne comprends pas encore le sens.
Soudain, tout se met en mouvement. Les grandes portes sont en train de s’ouvrir et les lances des gardes s’abaissent en arc-de-cercle autour de Victor pour le forcer à reculer. Il panique. De grosses larmes noient ses yeux et je les voient remuer dans tous les sens à la recherche de quelque chose. Ils s’accrochent d’abord à deux personnes, à quelques mètres de moi. Un homme cerné en tenue de docker et une femme en robe grise. Elle est recroquevillée sur la poitrine de son mari, la bouche grande ouverte. Elle se serre le cœur comme si elle voulait se l’arracher. Victor a beau crier, ils n’ont pas la force de le regarder.
D’un bond, Victor s’échappe du sillage des lances et accours vers sa mère. Il est si faible qu’il manque de trébucher à chaque enjambée. L’air se fige et je n’entends plus aucun bruit quand un soldat surgit devant Victor au moment où il s’apprête à rejoindre sa famille. Toutes lames dehors, le garde le repousse d’un coup de poing en plein visage et le remet en joug. Mon cœur remonte dans ma gorge quand je m'aperçois que le gantelet en métal est recouvert de sang. Les mains de Victor lui recouvrent le visage mais les interstices de ses doigts se rougissent et finissent par laisser échapper un flot rouge et épais. On traine de nouveau le garçon à moitié assommé au centre les lances tandis que six gardes de plus viennent se placer autour du docker et sa femme. Les armures reprennent leur marche infernale vers la sortie de la ville en forçant Victor à reculer.
En reprenant ses gestes fous, son œil indemne se fixe sur moi le temps d’une seconde, alors que ses pieds trébuchent sur le seuil du portail. Un pas de plus et il sera là où aucun de nous n’est jamais allé. Les larmes roulent sur les bords de son nez tordu qui le faisait paraître si confiant il y a encore trois jours. Aujourd’hui ce n’est qu’un enfant terrorisé, il me ressemble plus que jamais. Une des lances se décroche de la formation pour lui perforer le côté et la femme en robe grise pousse un cri qui déchire chacun de mes muscles. Victor, lui, ne cille plus. Ses bras sont retombés le long de son corps laissant apparaître une entaille gigantesque qui court de son front jusqu’en dessous de son œil droit. Il regarde l’ouverture de sa chemise et la tâche sombre qui s’y répand. Le sang de son visage coule si vite que les blessures semblent se rejoindre dans une traînée de la même couleur que les ongles de ma mère. Un crissement fait vibrer la foule et les portes commencent à se refermer sur lui pour l’avaler.
Dans mon esprit, une bataille que je n’ai encore jamais connue fait rage. Je voudrais courir vers lui, me glisser entre les lames et retenir les portes mais mes pieds ont l’air d’avoir pris racines. Impossible de bouger ne serait-ce qu’un orteil. La douleur dans mon ventre et ma gorge s’est répandue dans tous les recoins de mon corps. Je ne saurais même plus dire si je pleure encore. Tous mes membres sont engourdis si bien que j’ai l’impression de ne plus être à l'intérieur de mon corps. Le combat persiste, sans vainqueur.
À cet instant, je me hais. J’aimerais sauter au milieu de la foule pour crier à l’injustice. J’aimerais rendre Victor à sa mère pour qu’elle arrête de vouloir s’ouvrir le torse. J’aimerais être confiant comme le garçon qui m’a broyé les doigts ou comme la fille qui m’a sorti de ma solitude trois jours plus tôt. Mais je suis lâche. Spectateur incapable de réagir devant les batants gigantesques qui se rejoignent et effacent le visage pathétique de Victor.
La foule commence à se dissiper, l’étaux qui comprimait mes joues se desserre, les hurlements de sa mère s’éloignent.
Des lèvres carmin déposent alors un baiser chaud dans mes cheveux et, d’un souffle me glisse :
— Maintenant que tu as retenu la leçon, rentrons mon petit miracle.