Chapitre 1 : L'Accréditation

Cela fait maintenant dix minutes que personne n’a prononcé un mot. 

Dans la salle à manger, ne résonne que les bruits des couverts qui s'entrechoquent, des gorgées de vin qu’on avale et le tic-tac d’une horloge ancienne. Lyanna presse ma main pour attirer mon attention et s'éclaircit la voix.

— Cillian reçoit les résultats de son concours demain, nous serions ravis de vous recevoir pour fêter son accréditation !

Quelques longues secondes passent encore avant que ma mère ne repose sa fourchette. Elle tapote avec gêne une serviette sur ses lèvres avant de plonger son regard dans celui de ma femme. Sans qu’elle ait prononcé un son, Isaac prend la parole du bout de la table.

— Tu es bien optimiste de nous inviter avant même de connaître ses résultats. Ne penses-tu pas que cela pourrait attendre encore quelques jours ? J’ai une réunion importante demain. Et puis ce n’est pas à Cillian de recevoir, si célébration il doit y avoir. C’est à Mère de l’organiser.

Je lâche la main de Lyanna et saisit mon verre pour y cacher le plus possible mon visage qui s’empourpre. 

— Effectivement il serait judicieux d’attendre un peu pour célébrer, ajoute ma mère. Je ne doute pas que tu aies fait du bon travail mon petit miracle, mais patientons simplement pour nous assurer de ce que nous fêterons. Car si jamais tu ne devais pas devenir professeur, tu pourrais enfin lever le pied et te consacrer davantage à ta famille, existante ou à venir. Mais commence donc par bien te tenir sur ta chaise veux-tu.

 

Je hoche la tête, les yeux vissés au fond de mon verre. Comme d’habitude je ne lui répondrais pas, je sais que cela ne sert à rien. Alors je redresse mes épaules, en sort ma tête et agrafe un sourire gêné à mes lèvres. Ma mère profite du silence pour nous tourner le dos et faire face à mon frère. Lyanna grogne à voix-basse et plante sa fourchette dans la viande plus fort que nécessaire.

— Et toi Isaac chéri, quel est donc le sujet de ta réunion de demain ? Vas-tu enfin rencontrer le Gouverneur ?

— Non mère, je ne pense pas pouvoir le rencontrer avant plusieurs années mais le ministre des non-mages a salué mon rapport sur les chartes des dockers et je pense lui avoir fait forte impression ! 

— Oh c’est magnifique, je savais qu’ils se rendraient compte de tes talents. Le Ministère ne choisit pas ses membres au hasard, ils ne prennent que les meilleurs. La chaise de ma femme grince lorsqu’elle se redresse.

— Alors ils doivent être ravis que Lord Forham ai préféré partir découvrir le monde. Sans quoi, ils auraient raté un sacré talent, crache Lyanna. 

 

Tous les regards se figent sur elle. Pendant un bref instant on n’entends plus que l’horloge mais très vite chacun retourne à son assiette comme si de rien était. Je remarque tout de même qu’Isaac serre les dents si fort que ma mère pourrait presque les entendre grincer. 

 

Le désistement de Lord Forham fut une sacrée chance pour mon frère, ce n’est pas faux que de le reconnaître, mais tout le monde comprend que de la bouche de ma femme, cette allusion n’est pas un compliment. Le Ministère n’embauche que rarement et c’est un des postes les plus prestigieux de la ville. L’année passée, un des conseillers s’est éteint et les candidats ont commencé à pulluler. Devant le dossier de Lord Forham, celui de mon frère aurait, apparemment, paru bien faible et le choix aurait été rapide. Mais, selon certains, Isaac se serait rendu chez le vieil homme pendant la nuit. Le lendemain le bougre était apperçu valise au poingt et femme sous le bras embarquant sur un bateau pour le continent. Évidemment, le temps que la rumeur ne se répande jusque dans les hautes sphères, Isaac s’était déjà présenté avec une lettre de recommandation de ce dernier, priant le Ministre de lui donner le poste. Aucune enquête n’avait été ouverte et la vie avait repris son cours. Ma mère détestait que l’on fasse allusion à ces “bruits de rues honteux” comme elle disait, et la plupart du temps personne n’en parlait. Lyanna était la seule à oser invoquer ce souvenir au moindre désaccord. Malheureusement, entre les exploits professionnels de mon grand frère et les compliments pompeux de ma mère, cela arrivait souvent.

 

Le dessert fut servi et mangé en silence. 

 

Sans un baiser pour ma mère, nous franchissons la porte avant dix heures. Lyanna va pour arrêter une calèche autonome et je m’apprête à lui emboîter le pas quand Isaac me rattrape sur le perron.

Il semble mal à l’aise. Du haut de son col repassé, ses traits tirés le font ressembler à un vieillard. Ses yeux vont et viennent de la calèche à moi.

— Cillian, si tu trouves le temps demain, passe me voir s’il te plait. J’aimerais te parler de quelque chose d’important.

— Le professeur Jaspe ne tolère pas le retard, je ne sais pas si je pourrais.

Ce n’est pas si vrai, mais je ne peux pas m’en empêcher. Passer du temps entre frères me rend nerveux.

— C’est vraiment important. Cela concerne notre père, insiste-t-il à mi-voix.

Évidemment. Pourquoi sinon aurait-il voulu passer du temps avec moi.

— Très bien, j'essaierai de m'arranger, lui lancé-je en rattrapant Lyanna qui grimpe dans une carriole zébrée de violet.

Je m’empresse d’écrire du bout du doigt l’adresse de notre appartement dans le sigil qui recouvre la face avant, là où nos ancêtres attelaient les chevaux. Les planches de bois vibrent et les roues se mettent en branle dès que je ferme la porte. Une faible lumière enrobe la voiture, le grincement des roues résonne dans mon ventre encore lourd.

 

De retour chez nous, Lyanna jette sa robe et ses escarpins par terre, sort une bouteille de vin du placard puis se jette sur le lit. Je la regarde porter le goulot sur ses lèvres plusieurs fois pendant que je range ses chaussures.

— Pourquoi avoir inventé cette histoire de fête ? Tu m’as mis dans l’embarras ce soir.

— Je voulais simplement leur rappeler que demain est un jour important et que tu mérites qu’ils s’y intéressent. Si mon mensonge te gêne, on peut vraiment organiser un …

— Pitié non, dis-je en lui prenant la bouteille des mains. J’ai plus eu l’impression d’être un enfant gâté faisant une scène.

Elle tire le goulot vers elle et me lance un sourire fier.

— Je crois que tu devrais vérifier la définition d’enfant gâté. Je suis sûre que tu trouveras une photographie d’Isaac à la place de la définition. Et puis, ce n’est pas toi qui ai fait une scène, c’est moi. 

— C’est pareil. La prochaine fois, évite de provoquer ma famille s’il te plait. Tout est déjà assez compliqué comme ça.

Elle me tend l’alcool, enfonce sa tête dans les oreillers et pousse un geignement dramatique ce qui m’arrache un sourire, le premier de la soirée.

— Pourquoi est-ce obligé qu’il y ait une prochaine fois ? On pourrait les laisser manger à leur table trop grande, dans leur salle à manger trop grande avec leurs têtes trop grandes. Quant à nous, nous fêterons ta promotion rien que tous les deux, ici, sous les draps avec du vin encore meilleur que celui-là ! lance-t-elle en me subtilisant la bouteille pour en prendre de nouveau trois grandes gorgées. Alors qu’en dis-tu ?

Elle m’attire à elle et je laisse ses mains ouvrir uns à uns les boutons de ma chemise. Un spasme chaud parcourt mon corps au moment où ses lèvres effleurent ma peau. L’instant d’après j’ai totalement oublié mon embarras et le sujet même de notre discussion.

 

Je me réveille avec un mal de crâne à me frapper la tête contre les murs. Lyanna, elle, est déjà debout, fraîche comme l’aube, en train de couper du pain qu’elle beurre pour me les apporter au lit. 

Derrière elle, j'aperçois sur la table des lettres cachetées de cire de toutes les couleurs et une sueure froide m’envahit.

— Est-ce que la lettre de l’Académie est arrivée ?

Elle se place entre les lettres et moi, les bras garnis de nourriture et d’un café fumant. 

— Je n’ai pas regardé mais la réponse ne changera pas si on attend un peu, souffle-t-elle dans mes cheveux.

Je n’essaye pas d’argumenter et croque à pleines dents dans mon pain en tentant quand même de déchiffrer les écritures des lettres mais je suis trop loin pour voir le moindre tampon officiel. Pour me distraire, Lyanna reprend en écarquillant les yeux.

— Aujourd’hui est un jour important pour nous deux tu sais. J’ai réussi à convaincre un mage en poste à Quirilla de venir m’aider dans mes recherches. On dit qu’il a passé quelques années au contact des populations des îles de l’Ouest alors quand j’ai appris qu’il était de passage j’ai sauté sur l’occasion. Je n’ai pas eu à insister longtemps. C’est un vieil homme qui a l’air de beaucoup aimer s’écouter parler. C’est peut être pour cela qu’il m’a fait penser à ton frère. glousse-t-elle.

— Un aventurier qui accepte de prendre le thé pour parler de lui ? Surprenant. J’espère que cet entretien te servira mon amour. Il doit effectivement avoir vu des magies extraordinaires. J’ai entendu un des étudiants parler d’un homme qui prenait l’apparence d’un lion pour aller courir dans les dunes.

— Ça ne m’étonne pas, si je maîtrisais la métamorphose je pense que je me transformerais en oiseau. Je parcourais le monde entier en un battement d’aile et je rirais au nez des lions qui courent en les semant dans mon sillage. 

A ces mots, elle étend ses bras et tournoie autour du lit en poussant de grands cris.

Je suis sûr qu’elle ne remarque même pas que ses cheveux roux se détachent, tombent en torrent et sursautent sur son dos pendant qu’elle virevolte autour de moi. Lorsqu’elle s’arrête et me regarde, un rire lui monte dans la gorge. Je dois avoir l’air complètement benêt. Comme si elle ignorait l’effet qu’elle me fait.

— Et toi mon chéri, en quoi te changerais-tu ? 

Je réfléchis quelques instants. Nos magies sont si éloignées de celles de l’Ouest que l’idée même de devenir un animal me paraît insensée. J’essaye de m’imaginer entrain de nager ou de courir sur du sable qui me brûlerait les pattes. J’ouvre la bouche pour lui répondre mais la clochette de l’entrée retentit et Lyanna se jette sur moi pour me voler un baiser.

  • Tu as toute la journée pour y réfléchir. Je t’aime. 

Le temps que je sorte du lit, je ne vois que ses boucles rousses se glisser dans l'encadrement de la porte en me souhaitant bonne chance.

 

A peine est-elle partie que déjà les pensées, l’attente et l’angoisse commencent à encombrer mon esprit. Mes mains trouvent rapidement le chemin de la table où se trouvaient les enveloppes cachetées mais à leur place,il y a juste une note recouverte de son écriture : “Qu’est ce qui va le plus te manquer, moi ou tes lettres ? Profite de ta journée”. Je froisse le mot et la fourre dans ma poche. 

Cela à toujours été notre truc de nous écrire, c’est moi qui ai commencé car j’ai toujours eu du mal à organiser mes paroles. Il m’est plus simple d’écrire alors quand j’ai commencé à ressentir des choses pour elle, je lui ai écrit des lettres, que je ne lui ai jamais donné bien sûr. Lorsqu’elle a fini par m’avouer qu’elle m’aimait, j’ai trouvé le courage de les lui donner et cela ne s’est jamais arrêté. Elle a même commencé à m’en envoyer lorsqu’elle partait en voyage pour ses recherches. Je ne sais pas si elle est au courant que je les ai toutes gardées. En tout cas, elle a le chic pour me laisser des notes partout maintenant, et cela me fait me sentir compris, aimé.

 

Soudain une idée me frappe : Et si Lyanna était partie avec ma lettre parce qu’elle avait vu la réponse ? C’était bien son genre de vouloir éviter les mauvaises nouvelles dès le matin.

 

Je me surprends à tripoter de nouveau le message quand je passe le portail de l’Académie. Et si mon professeur titulaire est au courant de la décision du jury ? Me le dira-t-il ? En tout cas c’est ce que je me répète en arpentant les hauts couloirs de l’aile de Breana. 

Les étudiants grouillent déjà, certains sont plongés dans de gros ouvrages assis sur des bancs recouvert de velours mauve, adossés au mur ou bien assis à même le parquet, d’autres s’exercent à tracer des seaux dans le vide et d’autres encore se montrent des objets scellés de leurs créations. Lorsque je passe à côté de ces derniers, l'un d’eux m'arrête avec fierté. Sa dernière apposition fonctionne enfin! 

Au fond d’un élégant chapeau de soirée luit un petit cercle avec des inscriptions et des symboles. Ceux que je lui ai conseillé la veille. 

— Mon père avait tendance à oublier les noms de ses invités, explique-t-il à la jeune fille qui l’accompagne. Ce haut de forme lui souffle leurs prénoms en cas d’oubli. 

 

Je le félicite, avant de me faufiler jusqu’au bureau du professeur Jaspe. Les baies vitrées qui s’étirent sur le mur reflètent sur mes lunettes les lumières des premiers beaux jours. Le bureau principal d’un bois rouge vif est inoccupé. Devant le large fauteuil en cuir sont éparpillés des papiers qui recouvrent presque toute la surface de travail, j’y reconnais des copies à corriger et des travaux en cours mais le temps me presse à contourner le bureau pour aller rejoindre, au fond de la salle, une table de fortune et une chaise à roulettes. Je récupère les copies sur le bureau de Monsieur Jaspe et m’attèle à les corriger jusqu’à ce qu’il arrive. La matinée avance sans aucun signe de lui, ce vieux feignant doit sûrement être en train de cuver de la veille ce qui ne m’aidera pas à savoir ce qu’il en est de mon admission.

 

Une déflagration sourde me fait sursauter. Quel imbécile, je me retrouve avec une copie en deux morceaux. Par Breana, les étudiants qui s'entraînaient dans les couloirs ont dû finir par détruire quelque chose. Il est habituel que les débutants causent quelques catastrophes. J’avais moi-même eu beaucoup de mal à être précis dans mes tracés au début de mon apprentissage. Une fois, je me suis trompé sur le sens d’un symbole et ma paillasse a pris feu. Cela s'est propagé jusqu’aux rideaux de la salle et nous avons dû faire évacuer la classe. Quand je lui ai raconté, Lyanna m’en a félicité !

Après avoir fixé les deux morceaux de papier recouvert d’encre, je me décide à les réaligner et me pique le doigt de ma chevalière. Le noeud. L’arbre. La spirale. Je trace ces symboles grâce à la goutte de mon sang suspendue au bout de l’aiguille de mon anneau puis y appose mon pouce jusqu’à ce qu’une lueur mauve s’en échappe et ne meure.

La seconde d’après la feuille est comme neuve.

En prenant du recul pour m’assurer que ma bêtise n’a pas porté préjudice au contenu de la copie, je plonge dans ma poche. La pulpe de mes doigts effleure la note froissée, ce qui m’arrache de nouveau un sourire. 

Une image se forme dans mon esprit, cette brillante chercheuse en train de virevolter dans son laboratoire comme elle le faisait ce matin autour du lit, son parfum de jasmin remplissant la pièce. Mais il est plus réaliste de l’imaginer s'ankyloser les doigts à force de coucher sur papier les palabres d’un vieil homme. Je peux presque l’entendre machouiller le bout de son crayon, ses grands yeux verts perçants d’intelligence faisant des hypothèses et des théories sur le monde.

 

Je me lève soudain pour aller tirer les grands rideaux du balcon. J’attendais tellement l’arrivée de Monsieur Jaspe que je ne m’étais même pas rendu compte que je travaillais depuis tout ce temps dans la pénombre et mes pauvres yeux piquaient déjà. Les lourds rideaux mauves dévoilent la Nouvelle-Almérie où un ciel sans nuage rencontre l’océan. Depuis les balcons de l’Académie, nous avons une vue privilégiée sur l’île. Mais nous n’aimons pas voir d’aussi haut. Qui aurait-il à contempler si ce n’est nos erreurs passées ? Derrière le mur de Renouveau, il n’y a que les ruines et la mort qui s’étendent entre terre et eau.

 

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